Scandale, censure et remplissage! (et du bleu aussi!)
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Néocritique génétique ou genèse d'une critique
par Sébastian Sipat


En attendant le messie...

Le cinéma québécois, quoi qu'on en dise, ne va pas bien. Si certains de ses plus gros morceaux s'attirent un public considérable, des voix s'élèvent pour dire qu'il ne fait toujours pas d'argent. L'arrivée des «enveloppes à la performance» a favorisé l'émergence d'un cinéma artificiel, puisant dans un fond de commerce folklorique pour fabriquer des aberrations (Aurore, Séraphin) dignes de la « grande noirceur ». Présentés comme des chantres de la « résistance à l'envahisseur » (celui qui, par les diktats interposés des distributeurs, fait du cinéaste un employé au service d'une efficacité hollywoodienne appliquée à des films crassement démagogiques), les « auteurs » qui se laissent attribuer la portion congrue de l'enveloppe, sont encore condamnés à la fabrication de films dont l'« intimisme » est davantage un fait de nécéssité que de vision.

Aussi, la critique, rompue à l'exténuant exercice d'avoir à chercher quelque chose à dire sur des oeuvres pourtant dépourvues de propos, cherche désespérément à défendre quelque chose, à pointer unanimement du doigt un messie attendu, déblayeur d'une voie « alternative », d'une « autre » façon de faire du cinéma qui renouerait avec la pureté et l'audace créatrice de ses origines.

Les apparences sont pourtant trompeuses. La vieille dichotomie, un peu manichéenne, qui oppose le « cinéma d'auteur » (terme suranné) au « cinéma de performance », craque de partout. Dans les faits, on peut faire du cinéma «commercial » avec une évidente sincérité, quitte à emballer adroitement nombre d'idées reçues et de lieux communs (cf. Jean-Marc Vallée et CRAZY). Mais on peut aussi s'autoproclamer « auteur-cinéaste », et faire avaler à la critique la couleuvre d'un film dont les prétentions à l'exigence, au dépouillement et à la contemplation, dissimulent un « film » consternant d'indigence et de maladresse.

Preuve vivante de cette mystification nouveau-genre : Les États nordiques de Denis Côté, un « film » (si on peut appeler ainsi cette « oeuvre » qui semble parfois davantage tenir de la vidéo de cégep ou du Kino de débutant) qui a fait l'objet de critiques plus que polies, souvent flatteuses ou même enthousiastes, malgré le fait qu'il s'en dégage une impression d'amateurisme, de prétention et de vide incommensurable; malgré, encore, qu'on y chercherait en vain un personnage digne de ce nom ou quelque chose ressemblant à une histoire, un moment de vérité, un regard sur le monde, ou quelques fulgurances qui témoigneraient de la présence, derrière la caméra, de quelque chose qui commencerait à ressembler à un esprit synthétique.

Comment s'expliquer que cette dérive, ce brouillon aux prétentions de manifeste, ce discours à la recherche d'un film, ait pu à ce point berner la critique (ou du moins l'amener à taire et même nier publiquement des réserves parfois formulées en privé)? Que s'est-il passé pour que personne ne s'écrie que le roi était nu, que la prétendue filiation du film à l'école du « direct » comme à celle du cinéma distancié - asiatique et européen - n'étaient que les grimaces d'un « poseur » que personne ne pensa à remettre en doute? Pourquoi cette complaisance autour d'un film dont personne n'a osé dire ce qui est pourtant évident - soit qu'au-delà du discours qui l'entoure (et qui a été repris tel quel par la critique), on peine à y trouver une seule idée ou un seul moment de cinéma; bref, que son auteur n'a ni le talent de ses ambitions, ni l'intelligence de ses prétentions; que son film n'a rien, en fait, qui soit capable de retenir l'intérêt de qui que ce soit, sinon celui d'une critique désespérément prête à prendre ses vessies pour des lanternes? D'où vient toute cette complaisance?

La Critique comme entreprise de relations publiques ou genèse d'une idole instantanée

Pour qui se serait contenté de suivre l'affaire distraitement, cet aval spontané de la critique, cette couverture généreuse et fort favorable du film (quand on parle après tout d'une vidéo dont la diffusion s'est avérée quasi-confidentielle) pourrait sembler on ne peut plus spontanée et de bonne foi. Pourtant, n'importe quel analyste des médias vous dira que ce genre de phénomène d'aval concerté n'est jamais le fait de la génération spontanée. Autrement, nos plus gros distributeurs n'accorderaient pas autant d'importance aux stratégies de lancement qu'ils déploient à grands frais pour lancer les films dont ils attendent un succès retentissant.

Or, ce qui semble ahurissant, ici, c'est que le consensus semble avoir été obtenu grâce à une autre stratégie, le nerf de la guerre étant, en fait, la complicité que Denis Côté avait entretenue avec le milieu de la critique et du journalisme cinématographiques pendant qu'il dirigeait la section cinéma de l'hebdomadaire ICI. Or c'est un petit milieu que celui-là, entretenant des relations assez cordiales au-delà des rivalités qui peuvent surgir ici et là quand on se dispute l'exclusivité de quelque chose. Et c'est donc dans ce climat convivial qu'« il » est arrivé, un peu dérouté tout d'abord, puis de plus en plus à l'aise, avec sa conception bien particulière de la critique, du cinéma et de ses activités de court-métragiste; bref, la conception qu'il avait déjà de lui-même. Aucune des personnalités du milieu ne démentira, par exemple, le fait qu'à l'instant où, comme critique, Denis Côté ne se prenait pas encore exactement pour « Denis Côté », on l'entendait déjà pester contre Téléfilm et contre la Sodec, qui ne lui avait toujours pas encore donné de financement; contre les Rendez-Vous du Cinéma Québécois enfin, qui n'avait pas encore sélectionné ses films (ne choisissaient-ils pas leurs films n'importe comment?), comme si l'État lui devait déjà quelque chose.

Mais bon, il travaillait, enfilait deux ou trois courts-métrages par année; il fallait lui reconnaître ce « dur désir de faire du cinéma ». C'est peut-être pour ça que, moi, et, sans doute, d'autres confrères et consoeurs, lui envoyèrent, à un moment ou l'autre, une « critique » d'un ou de plusieurs de ses films. Non pas une « critique » à publier, mais une critique pour s'amuser, où l'on parlerait de lui à la troisième personne, comme on aurait parlé d'un autre. Deux ou trois mises en questions, un peu d'exégèse polie, rien de méchant, jamais, et à peine quelques doutes parce qu'à quoi bon? On gardait pour soi le pire de nos réserves : ce n'était pas le but du jeu, qui pouvait sans doute continuer aussi longtemps qu'il demeurerait confidentiel.

Grave erreur.

En fait, Côté aimait parler de lui et semblait désespérément en quête d'interlocuteurs. Il suffisait qu'on manifeste un intérêt poli pour ses films (« j'ai aimé l'idée de... etc. », « qu'as-tu voulu dire par cette scène... etc. ») pour qu'il renchérisse à toute vapeur. Des parti pris esthétiques étaient précisés. Des réponses étaient apportées, des corrections, même. On n'en demandait pas tant, mais il paraît clair qu'à défaut d'être reconnu par les institutions, Côté, gentiment, se ralliait déjà la critique avec un appétit qui lui faisait même prêter l'oreille à l'éloge des plumes dont il affectait souvent de mépriser la complaisance et le suivisme, à commencer par Séquences qui, la première, consacrerait une de ses pages à Denis Côté et ses courts-métrages, puis une carte blanche à l'auteur lui-même, qui en profiterait pour pester à nouveau contre les institutions qui ne reconnaissaient pas son travail. Puis, quand ses courts commencèrent à passer dans les festivals d'ici, Côté demanda, à moi ou un autre, un petit encadré ou une mention sur ses films dans les pages du ICI. Ça pouvait aller, se disait-on : ce n'était pas encore la convergence...

Or il suffit parfois d'un service de trop pour qu'on finisse par sentir une odeur d'abus monter au nez, planer dans l'air du temps. Quand la cinémathèque lui accorda, un week-end autour de novembre 2002, la salle Fernand-Séguin pour une rétrospective de ses films, le « communiqué » de Côté annonçant l'événement par email fut plutôt impérieux, débutant par le mot IMPORTANT! en très gros caractères rouges. Wow les moteurs... Important pour qui, tout d'abord?... Plus tard, Côté, alors vice-président de l'Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC), utilisa le site Web de l'organisation pour faire paraître une grosse pub de son dernier court-métrage, La Sphatte. Contrariétés dans les coulisses, peut-être, mais personne pour s'opposer vraiment.

Un cinéaste autoproclamé

Maintenant, dire que la critique était au faîte que Côté s'apprêtait à lancer son premier long-métrage tiendrait de l'euphémisme. Car non seulement un email laconique avait-il invité les « collègues » à assister à une projection de presse (« collègues-journalistes, le moment est venu [pour qui?] de dangereusement prêter le flanc... [à quoi?] »), mais Côté s'était aussi empressé, en automne 2004, de s'attribuer une colonne dans le ICI au sujet du tournage des États Nordiques dont il revenait. Et, comme si ce n'était pas assez, Ségolène Roederer, à la conférence de presse du lancement des derniers Rendez-vous du cinéma québécois, en remit en annonçant non pas à une, mais à deux reprises que Les États Nordiques y serait présenté.

Pourtant, quand un « cinéaste » s'apprête à lancer un film, on est en droit de s'attendre à ce que la critique fasse son travail. Plus de billets doux qui tiennent : ce n'est plus au cinéaste que la critique doit quelque chose, mais à son lecteur, qui se demande si le « produit » vaut la peine qu'on y investisse dix dollars. Au lieu de cela, on a eu droit au rabâchage du même discours, assurant un accueil homogène et docile face à la « chose », tant de la part de la critique spécialisée que de la critique grand public. En fait, on peut même avancer que c'est en partie la critique spécialisée qui a ouvert le bal des idées reçues, puisqu'à l'aube des Rendez-vous, quelques mois avant la sortie du film, 24 images (no.121, pp.36-41) faisait paraître un entretien, une « rencontre au sommet » des plus hallucinantes entre Denis Côté et Michel Brault, qui sèmerait toutes les graines du consensus à venir (Il faut reconnaître quand même que l'entretien n'est pas flatteur puisque truffé d'allusions négatives de la part de Brault sur le film).

On sent pourtant d'emblée, dans cet article, une évidente volonté de tordage; on va même jusqu'à faire côtoyer, dans le même paragraphe (soit l'introduction du début), L'hypoténuse et L'Acadie l'Acadie ?!?, Kamouraska et La Sphatte. L'article annonce la couleur et mentionne tous les thèmes majeurs du discours qui suivrait dans la presse écrite. Le tournage risqué, la caméra à la découverte de lieux et de gens nouveaux, la petite légende d'être parti au loin avec 80 000 dollars, une équipe réduite et un scénario de deux pages et le rabâchage, enfin, d'une supposée « filiation au direct » dans le caractère aventurier de toute l'affaire... furent servies sur un plateau d'argent, de concert avec des considérations sur la place précaire du cinéaste dans la société, son dur combat pour l'accomplissement de sa vocation. Aucun « grand sujet » ne manquait à l'appel.

Mais il y en avait d'autres, aussi, plus souterrains et tout aussi révélateurs. Quand Côté confiait que « -Être cinéaste aujourd'hui, ce n'est pas amusant, c'est frustrant. [Et que] depuis qu'on a les minicaméras DV, tout le monde se veut cinéaste », on pouvait entendre que s'il y a bien quelque chose qu'il savait de lui-même, Denis, c'est qu'il en était un, lui, cinéaste; il ne faisait certainement plus partie des simples prétendants! Beaucoup d'appelés, peu d'élus, et Côté d'enchaîner en ridiculisant les « opportunités » et concours qui attirent les soupirants qui rêvent de gagner quelques galons eux aussi : « Pensez au concours de Radio-Canada : "Écrivez un scénario d'une minute et demie, et courez la chance de le voir sur grand écran !" »... La ligne n'aurait pu être mieux marquée, le ton plus proche du dénigrement. Et nous, on lit ça et on s'interroge. Et on n'a pas fini de s'interroger. « Je suis devenu critique de cinéma par accident, et je ne ferais pas une maladie si je perdais ce boulot demain. Malgré la frustration, ce qui m'intéresse, c'est de faire des films » ajoute Côté. Plus tard encore, sur le site d'Infoculture, même chanson, entonnée cette fois avec plus d'assurance et de prétention, l'auteur commençant à parler de lui à la troisième personne : « Le Côté critique, c'est un emploi, qui me pèse de plus en plus. Ça ne m'intéresse pas un film de Wes Craven mais c'est mon travail, c'est ma subjectivité et si les gens aiment ma façon de regarder ces produits, tant mieux. Le Côté cinéaste, c'est réellement moi. Les deux Côté(s) se nourrissent mais au bout de l'équation, une sorte de schizophrénie perverse s'installe. Faisons avec. » Détermination et fausse candeur mêlées car en évoquant avec tant d'à-propos la « schizophrénie » pour parler de son cas, Côté semble vouloir marquer l'autonomie et l'imperméabilité des deux pratiques. S'il avait voulu prétendre qu'en tant que cinéaste, il demeurait un « self-made man » qui, critique ou pas, aurait suivi à peu près le même cheminement, il n'aurait pas mieux réussi. Car si Denis Côté reconnaîtra plus d'une fois l'influence de sa culture cinéphilique sur son « oeuvre », il ne mentionnera jamais comment son travail de critique, en lui ouvrant non seulement les portes du milieu journalistique, mais aussi en lui faisant occuper une place que d'aucuns (organisateurs de festivals, programmateurs, cinéastes et autres fonctionnaires bornés des institutions) avaient de bonnes raisons de trouver menaçante, avait pu le propulser et attirer envers ses efforts, aussi médiocres soient-ils, une attention qu'il aurait été autrement voué à disputer à la horde de courts-métragistes, étudiants, et autres «aspirants à la « cinéastitude » dont il prétend se démarquer.

Les États Nordiques face à la critique, ou la conjuration des imbéciles

Malgré toutes ces questions que la critique avait amplement eu le loisir de méditer à la sortie du film, rien ne se produisit et aucune confrontation n'eut lieu. L'emprunt d'un ton officiel, parfois élogieux, en tout cas toujours sérieux, primait : effort de lecture et de pensée autour d'un objet pourtant inqualifiable. Tout se déroulait, en somme, comme si Denis Côté était encore l'un des nôtres, à quémander nos billets doux confidentiels, tant et si bien que, si Denis Côté, au fond, ne faisait ici que proposer une vidéo prétentieusement qualifiée de « film », il était déjà traité, dans les pages des quotidiens et des hebdomadaires, comme un auteur presque entièrement formé, incontesté en tout cas, tant dans le détail que dans l'ensemble.

Certes, il y eut des avis prudents, on se chargea d'avertir le spectateur qu'il aurait affaire à un film « bancal », « un brin hermétique », voire « inhospitalier » (l'euphémisme est de Martin Bilodeau, du Devoir). Cela ne l'empêcha pas de récolter des notes très honorables (« 4 » - pour « bon » - chez ceux que Côté appelait « Médiafrime », et une excellente note - trois étoiles et demie sur cinq - dans La Presse). Et puis, aussi, on ne le contredirait jamais. Pourquoi faire! L'auteur, en entrevue, avait lui-même désigné l'endroit où l'on pourrait exprimer des doutes sur le côté « bancal et brouillon » de l'affaire, notamment la rencontre documentaire-fiction : « Je sais que le film est brouillon, que l'arrimage ne se fait pas toujours entre fiction, doc. Les tons se chevauchent, c'est cru, c'est imprévisible. Bien sûr, j'adore ce chaos, mais quelqu'un qui voudra reprocher la facture un peu bancale de tout ça aura raison ». De fait, l'une des seules divisions marquées dans le discours critique concernera ce point d'objection - le seul, que Côté leur avait servi sur un plateau d'argent, et que certains choisirent d'utiliser. D'un côté, on exprima des doutes sur ce « chevauchement », cet « arrimage » (dans Séquences, Carlo Mandolini n'était pas épaté du tout); de l'autre, on usa, au contraire, les ressources de son esprit pour cautionner ce qui fût présenté comme une audacieuse proposition esthétique. Dans le courant de la chose, le Voir s'en tirait avec une pirouette spectaculaire - et c'est Richard Bégin, qui écrivit : « Dans une cinématographie contemporaine de plus en plus éclatée et globalisante qui n'a que faire des clivages [on parlait pourtant tout à l'heure de schizophrénie, NDA], ce choix [de la fusion des genres] s'inscrit dans une certaine modernité qui déplace l'hybridité de la pseudo postmodernité dans une véritable esthétique de l'agencement. » Élémentaire, mon cher Watson...

La réaction, en vérité, s'avère hallucinante. D'autant plus que l'on parle ici du film d'un cinéaste qui a lui-même passé pas mal de temps libre dans ses colonnes et beaucoup dans les emails qu'il envoyait à gauche et à droite, accusant la complaisance de la critique québécoise. Si bien que le consensus mou qu'il a obtenu apparaît, en quelque sorte, comme l'oeuvre d'un orchestrateur à la fois cynique et servile, un individu qui est arrivé à utiliser la complaisance, si honnie pourtant, de notre indigent milieu critique à ses propres fins, quitte à se révéler complètement dépendant de l'opinion favorable de cette « engeance » qu'il affectait pourtant de mépriser. Car, soyons sérieux, Les États nordiques, au bout du compte, a été porté au pinacle exactement avec le même aveuglement que tous les Séraphins et autres Invasions barbares de ce monde. À cette exception près que cette fois-ci, même l'intelligentsia répondit à l'appel. André Roy dans 24 Images et Robert Lévesque dans ICI, régurgitèrent les mêmes salades que tout le monde, ajoutant au concert de l'éloge la finesse de leur rhétorique qu'ils pouvaient au moins se vanter de ne pas avoir vendue au plus offrant, mais offerte gratuitement au « fauché » : ça donne meilleure conscience, et puis, qu'est-ce qu'une petite branlette entre frères dans cette province où l'inceste est une seconde nature ?

Merde à la Politique des Auteurs !

Qu'on me comprenne bien : ce n'est pas tellement, finalement, l'opportunisme éhonté (et singulièrement forclos de son discours) de Denis Côté qui semble en cause ici, que l'incroyable incapacité dont a fait preuve la critique à pouvoir reconnaître un bon film d'un mauvais, de développer un discours qui soit autre chose que le mince écho de ce qu'on voulait bien lui faire dire; à savoir distinguer, enfin, l'émulation du plagiat pur et simple. Est-il bien nécessaire, en effet, de rappeler combien cette totale absence de débat n'était souhaitable ni pour la presse écrite, ni pour Denis Côté ? L'infaillibilité que ces arguments tirèrent de leur unanimité est-elle arrivée à un point où l'esquisse même de l'ombre d'un bâillement d'ennui soit devenue impossible?

Il nous semble pourtant que la rhétorique utilisée pour « positionner » Les États nordiques pouvait facilement être démontée. Mais encore fallait-il s'exercer à dépouiller le film de tout le discours qu'on y avait mis à l'avance, de le défaire des oripeaux de cette fameuse « politique des auteurs » dont on use et abuse pour remplir des amphores trouées, bref, de confronter l'objet à tout ce qu'on en a dit, quitte à laisser de côté ses Cahiers du cinéma chéris pour ressortir Roland Barthes et sa « mort de l'auteur » de la caisse de recyclage. Bref, tenter de voir le film en dehors du discours qu'il a généré d'avance; de faire précéder, en somme, le film sur ce discours et non le discours sur le film, comme c'était jusqu'ici le cas.

Examinons pour voir. Passons tout de suite les premiers plans (scènes d'un spectacle de combat extrême), utiles simplement pour affirmer la pseudo-filiation au direct, spécialement à La lutte de Brault, Carrière, Fournier et Jutra. Ce qui nous intéresse, c'est Christian (Christian LeBlanc), ce livide spécimen d'humanité sur qui le film repose. Dans son appartement, Christian se traîne dans les couloirs du décor comme s'il portait le poids du monde sur ses épaules. D'évidence, la vie lui semble aussi lourde et accablante que dans un film de cégep, et pour cause : dans l'embrasure d'une pièce, un pied nu émerge, tendineux, inerte : c'est sa vieille mère, dont le coma fatal est ponctué par l'oppressant « bip » d'une machine de soutien des fonctions vitales. Après avoir consacré un peu de temps-écran à l'apparente tergiversation du personnage, Denis Côté fait passer Christian aux actes et le fait étouffer sa mère avec un oreiller. Le dossier de presse du film et les critiques parlent d'un « geste posé par compassion », motif qui n'est pourtant pas si visible à l'écran (car ça peut aussi bien être un moyen de se débarrasser du « bip » oppressant et du pied monstrueux), mais qu'importe. Le meurtre demeure hors-champ, la caméra reste dans l'embrasure de la porte; on est loin du « dernier plan » qu'accordait Tsai-Ming Liang au personnage du « père » dans Et là-bas, quelle heure est-il ? (avant que l'on apprenne, au bout d'une ellipse, la nouvelle de sa mort), mais la référence est marquée. Le deuxième fil référentiel, après celui qui s'est tendu vers le cinéma direct, vient de s'installer en direction d'un cinéma distancié, « antipsychologique », à tendance européenne ou asiatique.

Après avoir accompli son geste, Christian prend sa voiture et parcourt une route qui paraît sans fin. Le plan de la route qui défile semble durer plusieurs minutes, aussi expressif et fascinant à regarder que les yeux d'un homard. Éventuellement, des caractères incrustés sur l'écran livre quelques informations sur la petite communauté de Radisson : « là où la route asphaltée se termine » et où le chemin de Christian s'arrête. Christian se loue une chambre dans l'hôtel de la place où il n'y a personne; son installation et son exploration des lieux commence. S'ensuit alors un bric-à-brac de scènes où Christian semble changer de fonction et de statut selon les nécessités du moment. Comme personnage venu « réparer son enveloppe affective » (comme on l'a dit dans les entrevues), on le verra se dépenser physiquement, nageant de longues minutes dans une piscine, pour oublier, comme le fait Juliette Binoche dans Bleu. On le verra aussi raconter spontanément à une fillette que l'argent pousse dans les arbres, scène qui correspond peut-être à l'idée que se fait le personnage (ou le cinéaste) d'une bonne blague ou d'une « idée poétique », mais qui nous semble surtout navrante et complètement inepte, d'autant plus qu'on en fait l'objet d'une sorte de « running gag ». On le verra incinérer le corps de sa mère (il était dans le coffre : surprise) près d'une carrière au son d'une musique lancinante qui, malgré le mépris de Denis Côté pour les facilités du « chantage à l'émotion », interpelle une lecture de la scène à son premier degré avec toute l'éloquence d'une musique qu'on aurait piquée d'un documentaire de CLSC sur le suicide chez les jeunes.

Cherchez le « Direct »

Mais Christian, en fait, n'est pas seulement qu'un « personnage ». Nombre de scènes font de lui une sorte de relais, un médiateur, entre le spectateur et la communauté de Radisson sur laquelle on tente de jeter un regard « documentaire ». En somme, l'« arrimage » entre fiction et documentaire repose beaucoup sur ce touriste et n'est donc pas seulement marqué par l'insertion ici et là de scènes d'entrevues effectuées dans une classe d'enfants. Aussi, Christian, déambulant sans but d'un lieu à l'autre, aborde les occupants de l'endroit. Curé, éboueur, français errant, opérateur de centrale : au début de chaque rencontre, Christian apparaît avec un sourire vaguement niais, sans doute par touchant besoin d'être accepté et de paraître sympathique et déploie envers eux l'intérêt un peu feint, un peu gaga, d'un reporter amateur destiné à le rester.

- Salut, ça va?
- Ça va.
- Qu'est-ce que tu fais?
- Je... [insérer l'activité de votre choix].
- Ah ouais? Wow.
- Ma femme est à Montréal. léger silence suit.
- Ouais c'est beau ici, hein? J'aime ben ça. Je pense que je vas rester.
-Ça te tente-tu de caller l'orignal, mon p'tit jeune?
-Ah ouais, j'veux ben... ' ORIGNAAAAAAAAAL ! '

Date historique : le « cinéma direct » a maintenant son Jar-Jar Binks, compensant l'inutilité de sa présence à grand renfort de facéties douteuses. Est-il donc besoin d'avancer que le film, bien qu'il ait été réalisé avec peu de moyens et une équipe réduite; et bien qu'il entreprenne d'explorer, de découvrir, un coin de géographie inhabituel, n'a pas grand'chose à voir avec le « cinéma direct » avec lequel on n'a cessé de l'associer? Il suffit, en effet, de revoir un film comme L'acadie, L'acadie?!? ou Pour la suite du monde, ou n'importe quel film de Gilles Groulx, d'apprécier leur regard sur la petite et la grande histoire, la force de leur engagement et des perspectives identitaires qu'ils ouvraient pour voir tout de suite combien leur approche et leur ampleur détonne avec l'indigence et le désengagement, à ce niveau, des États nordiques. Christian, en effet, a beau être un « personnage de terrain », comme le précise Côté dans l'entrevue du site d'Infoculture, c'est tout de même un bien piètre terrain - « intérieur » ou géographique - que le sien, tant il se caractérise par ce que Côté n'a pas voulu en faire sans pouvoir offrir autre chose que ce déni-là. « Christian agit, c'est un 'concret', un souverain, il ne consulte personne, il avance, avance, avance, loin des lois du monde, des constats sociaux, des débats d'idées. Oui, c'est un personnage 'de terrain'. Ni les dialogues ni la psychologie n'apporteraient quelque chose à sa quête, très physique, très instinctive. »

Des perspectives de lecture qui ne tiennent pas debout

Or, parlons-en donc de cet instinct et de ce dédain pour l'approche psychologique. Dans la même entrevue, Denis Côté admet d'emblée que « L'euthanasie [sic: c'est plutôt du meurtre de la mère comateuse qu'il s'agit] est un prétexte au voyage initiatique du personnage. », ajoutant, en citant presque littéralement (bien qu'en dissimulant sa source) Philippe Grandrieux, l'auteur de Sombre et de La vie nouvelle : « J'adore dépsychologiser les situations et me rapprocher des pulsions ».

Pourtant, en fait de psychologie ou de pulsions, les choses ne sont pas si tranchées. Éviter la psychologie? On est plutôt mal parti quand on fait reposer toute l'affaire sur un motif freudien perverti : l'histoire d'un gars qui tue sa mère. D'ailleurs, et contrairement à ses prétentions, le film suivra même le schéma d'une évolution psychologique ultra-classique : traumatisme, fuite, isolement, puis, finalement, renaissance au monde. Bien sûr ces étapes s'avèrent ici à peine esquissées, vidées de leur substance et de toute idée (ou de tout intérêt) dramatique, mais elles n'en sont pas moins reconnaissables et opérantes, tant elles semblent obéir, en fait, à une vision on ne peut plus stéréotypée de l'évolution psychologique... D'autant plus que le meurtre de la mère y sert non seulement de prétexte narratif, mais de « signifiant fondamental » dont la fonction serait de donner un appui, une sorte de poids existentiel à ce personnage aussi opaque qu'inerte, vide là où on le voudrait habité - si on peut se permettre un mot aussi dynamique pour parler d'un être aussi mou - par une quête de sens qui reste, du début à la fin, d'une rare insignifiance.

Dans le droit fil de cette « psychologie » qui s'impose d'autant plus qu'on prétend lui tourner le dos, Christian se fera également désigner des buts, buts qui, dans les 2 pages de scénario dont DC se vante d'avoir disposé lors de son tournage, devait tenir en une phrase : « Christian commence à aimer ça ici et finit par séduire la fille. » Christian, donc, commencera à aimer ça ici : il le dira souvent; il pense même y rester, prenant une brosse au bar du coin pour sortir en chantant, euphorique et niaiseux - en un moment qui, encore une fois, accuse un navrant manque d'originalité. Quant à la fille à séduire, les raisons pour lesquelles elle sera, en effet, séduite, n'importent évidemment pas pour un film qui affecte de ne s'embarrasser d'aucune psychologie. Mais elle n'en sert pas moins un objectif précis, soit signifier la « normalité » de Christian (entendons son hétérosexualité) et laisser poindre l'espoir de son incrustation future à Radisson.

Mais point n'est besoin, pour ce faire, de faire exprimer, de signifier, quelque part, un désir! Il suffit d'enchaîner une scène de baiser à la suite d'un dialogue improvisé et vide, laissant au spectateur tout le loisir de soupçonner que le « courant passe ». Or, s'il y a un « courant » qui passe dans une des scènes du film, ce n'est certainement pas celle là, mais plutôt celle où, dans une certaine tension homosexuelle (involontaire?), un employé de la ville, venu « prêter » à Christian la maison d'un habitant parti pour quelque temps, lui révèle être conscient de ce que c'est que d'avoir le désir de « tout quitter ». Pour une rare fois, entre ces corps mis à distance, une subjectivité en rencontre une autre.

Or cette tension demeure sans suite et finalement on se demande bien où sont ces « pulsions » que Côté aimerait bien approcher ici. Au contraire, il semble sciemment tenir ses distances et reculer dès qu'on effleure cette zone-là. Où sont les pulsions dans Les États Nordiques ? Où est le désir ? Chez Philippe Grandrieux, pourtant, on baise sur des lits de cailloux, on se tape dessus, on se jette aux chiens, on s'entredévore, on danse jusqu'à tomber d'épuisement... Ce n'est peut-être pas plus intéressant, mais là, au moins, on peut dire qu'on en a pour son argent ! En comparaison, Les États Nordiques est un film où il y a peu de désir, peu d'« instinct » (qu'on ne me fasse pas avaler la mine abrutie de Christian pour de l'instinct!), peu de contacts entre les corps (même furtifs, même non-avenus). Mais pour ce qui est d'affecter des « poses », d'emprunter à gauche et à droite, de piller les manières et les effets d'auteurs qu'on croirait choisis exprès pour donner un lustre d'exigence à cette chose pathétique et inviter toute la critique à « réfléchir » quelque chose à partir de ce grand Rien, Denis Côté sait faire, et Les États Nordiques, eux, passeront sans doute à l'histoire comme la preuve vivante que, dans un climat favorable - c'est à dire favorablement pauvre -, on peut facilement, en dix jours de tournage, deux pages de synopsis et 80 000 dollars, faire preuve d'une prétention qui, elle, est sans limites.

Cela dit, est-ce une raison pour s'abandonner définitivement au cynisme? Rien n'est moins sûr...

Comment fabriquer une « Nihil Production » en quelques étapes faciles

Vous voulez faire des films? N'écoutez pas Denis Côté quand il dit combien c'est frustrant. Jugez-le par ses actes et non par ses paroles. Vous verrez que c'est, au contraire, très facile.

D'abord, mettre la caméra à « on ». Très important. Ensuite, laisser rouler la caméra, aussi longtemps que possible, car le « plan-séquence » est très prisé chez les Cinéphiles supérieurs. Qu'il se passe ou non quelque chose n'a pas d'importance, plus les plans seront longs, plus vous travaillerez dans « la durée » : bon pour vous. Inutile d'avoir de bons dialogues, rien... Dites-vous que si votre personnage n'a rien à dire, vous pourrez vous en tirer en prétendant qu'il est « un corps qui se déplace dans l'espace du plan ». Il vient de tuer sa mère lors d'une scène de façon éhontée prise à Tsai Ming Liang dans Et là-bas, quelle heure est-il? (vu dans un festival, la critique ne s'en rappelle pas bien), il parcourt l'autoroute comme le héros de Yes Sir! Madame... (qui au moins avait la politesse (pour le spectateur) de faire ça en accéléré, avec voix-off pour meubler?), il nage pour oublier comme Binoche dans Bleu, et prend sa douche tout nu comme dans un documentaire chinois de neuf heures sur la fin des usines (et aussi parce qu'un film ne saurait être entièrement sérieux sans sa scène de nudité frontale?). Tout cela est excellent, car plus vos références seront obscures, plus vos plans paraîtront chargés de sens et d'ambition esthétique.

Quant au reste, il vous suffira d'enfiler un plan après l'autre (ça s'appelle le montage) pour environ une heure et demie (et d'arrêter aussitôt que vous commencerez à risquer de dire accidentellement quelque chose, car c'est au spectateur de réfléchir, pas à vous), de bien « briefer » les relations (amis, ennemis, pas d'importance) que vous vous êtes faits en décrochant une colonne dans un hebdo culturel (colonne qui vous aura entre-temps permis de faire la pluie et le beau temps parmi les gens du milieu, sans jamais faire de réel journalisme, sans jamais traquer les faits sous vos allégations controversées, sans jamais assurer autre chose que votre autopromotion entre les lignes de vos articles...), et, bon, vous aurez votre film, et même une critique absolument disposée à le présenter comme une oeuvre audacieuse, que dis-je, un antidote à l'indigence du cinéma formaté commercial qu'elle déteste tant et qui, en effet, nous afflige.

Dites-vous bien que les époques où le climat intellectuel est des plus médiocres regorge d'opportunités pour vous car, en effet, dans un climat intellectuel médiocre, où le débat soit tourne à vide inutilement, soit passe pour de la colère, de l'envie, ou du règlement de compte, bien des choses médiocres peuvent fameusement passer inaperçues et spécialement quand elles adoptent la posture d'un « film d'auteur ».

Car, vous le savez, vous devriez le savoir, chers lecteurs, que le « film d'auteur », ça aussi, ça peut être une posture comme une autre, une « pose de poseur ». Tout comme il existe dans la nature des espèces qui imitent la couleur et les appâts d'une espèce différente pour l'attirer et la bouffer toute crue. Et c'est le cas ici, avec ce simulacre de film, pour ne pas dire ce simulacre d'« Auteur », qui se prétend irréductible là où il est servile, affirme une filiation « noble » alors qu'il pille ses sources (et profite de leur aura de respectabilité pour confondre les critiques de chapelles), bref, qui croit être un « Auteur », et pourquoi pas « un gigantesque dieu Omnipotent » (et c'est dire combien l'exergue de Maïakovski au début des États Nordiques mord la queue de cette couleuvre de film!), alors qu'il n'est peut-être « qu'un petit raté, un dieusaillon minime ». Il y en a d'autres dans ce lot-là, assez pour dire que la relève est assurée... Mais sans doute y a-t-il encore un peu de place pour vous. Cultivez votre goût des films d'auteur asiatiques ou d'ailleurs (comme d'autres cultivent leur goût du film dégueulasse), ne cherchez pas à les comprendre; honorez-les plutôt. Vous vous démarquerez déjà. Et bonne chance.

Quant à Côté, allez savoir. Réussite? Échec? Qui se casse le mieux la gueule dans cette histoire? Lui? Ce roi nu qui se croit peut-être à l'abri de la nudité sous ses tatoos notoires? Ou est-ce la critique, qu'il est arrivé à mystifier, et qu'il a su utiliser pour plaquer, sur le vide de son film, un discours déjà tout fait, et singulièrement étranger à son objet? Ces notions-là ne tiennent plus. Car, comme la beauté, échec ou réussite sont dans l'oeil de celui qui (se) regarde. Alors, sachez cultiver une haute opinion de vous-mêmes, quoi que vous fassiez. Après tout, c'est payant et vous ne pouvez pas savoir combien d'adeptes vous entraînerez comme ça pour vous aider, à vous voir si motivé, talent ou pas. Trop de gens se découragent avant de passer à l'acte. Et voyez donc à quel genre de monstre ce genre de découragement ouvre grande la porte!

En l'occurrence, c'est peut-être bien la seule leçon positive qu'il y a à retenir de cette affaire incroyable qui ne saurait arriver ailleurs qu'en cette fâcheuse terre de Québec; cette accablante histoire dont nous parlons encore alors qu'elle n'aurait dû, quand il le fallait, n'inspirer qu'un silence poli.

Mea Culpa

Jean-Philippe Gravel
Montréal - Juillet 2005