Si le film est jeu, comme on vous demandera de bien le croire tout au long de ces lignes, doit-on nécessairement conclure : qu'en tant que jeu il comporte des règles fixes, suscite un déroulement ordonné (le film joue/le spectateur joue), sous-entend la possibilité d'une victoire ou d'une réussite ou tout au moins met en scène une compétition (si le film se joue en opposition) ou un quelconque défi ou thrill (si le film se joue seul ou en collaboration) ?

Bien sûr, le film est régi par certaines règles. « La notion de règle du jeu est très importante en littérature [comme au cinéma] pour nous faire comprendre la notion de genre […]. Les genres sont [...] caractérisés par un certain nombre de règles » [1]. Ainsi, on dira les règles d'un genre (cinématographique) comme on parlera des règles du montage cinématographique (le faux raccord étant, par exemple, un écart à celles-ci), mais il s'agit ici de l'élaboration d'une grammaire se rapportant à l'écriture et à la mise en images du film lui-même et non d'une législation ferme de la partie-jeu filmique et de sa réception (le spectateur ignorant toutes les règles du suspense risque d'être celui qui en subira le mieux les effets [2]). Surtout, chaque spectateur appréhende le film avec des dispositions et des attentes lui étant propres - chacun jouera le jeu selon son désir. La partie-jeu filmique m'apparaît donc devoir d'abord être abordée comme jeu libre et non comme jeu réglé ; si règles il y a, elles sont à la discrétion du spectateur-joueur. Mais encore, certains types de films susciteront certains types de jeux (et particulièrement le film de genre - nous en verrons quelques exemples plus loin), par contre il serait enthousiaste de croire que tous les spectateurs accepteront de jouer le film exactement comme on le leur soumet.

Il faudra donc revoir toute idée de finalité du jeu. Puisque les règles découlent davantage du déroulement du jeu que de sa fonction (Cotta, p. 67), le joueur est seul maître à bord : il décidera de gagner selon les formalités de son choix. Par exemple, dans une partie de Pong, un joueur plus ou moins habile ou doté d'une souris au fonctionnement douteux pourra se mettre pour objectif un certain nombre de points ou simplement de battre son record. Il n'aura pas pour autant moins réussi son jeu. Jean Duvignaud reproche aux grands théoriciens du jeu l'obsession de la règle, soulignant entre autres qu'en affirmant que tout jeu a ses règles, Huizinga limite l'ampleur de son analyse, en limite sa portée en faisant du jeu une activité principalement compétitive (Duvignaud, p.41-42). Aussi, il faudra considérer un joueur ne cherchant pas la victoire et considérer l'opposition gamer/player (le premier étant le joueur jouant la game selon ses règles et qui cherche à en sortir victorieux ; le second étant un joueur libre qui pourrait décider de la jouer tout autrement) comme étant d'importance limitée : la game étant une des différentes façons de jouer du player, qui peut choisir de s'en dissocier à tout moment, comme d'y revenir. « L'homme croit chercher la fin du jeu [le gain] […] Mais il ne cherche en vérité que ce mouvement dans lequel il s'oublie » [3] - la satisfaction du gamer ne diffère pas de celle du player, elle n'appartient pas davantage au moment de la victoire [4] qu'au déroulement du jeu (aux tactiques mises en place, aux vertiges, etc.).

Ce que je suis tenté de proposer correspond donc, en quelque sorte, au film comme terrain de jeux - un terrain de jeux où on peut certes vous proposer une activité, mais où vous êtes libres d'y participer ou non, d'observer la partie ou de simplement jouer à autre chose. Un échiquier où on ne sait pas si on jouera aux échecs, aux dames ou si on se contentera d'observer la stratégie des joueurs en place.

Là où le film dicte les règles

Dans le cas où le spectateur accepte les règles dictées par la partie-jeu filmique (où, si on veut, le player serait gamer), la très grande majorité de ces dites parties se jouera sur le terrain de la narration (j'y reviendrai plus loin) - un jeu comparable aux références au ludique que l'on retrouve déjà dans les études littéraires. Ainsi, dans un premier temps, l'auteur [5] établit un parcours empreint d'obstacles, met en place une charade ou propose une intrigue, bref, élabore une stratégie et, dans un second temps, le lecteur (le spectateur) joue la construction de l'auteur - un jeu en deux coups (two-moves game) comme le sont puzzles et grilles de mots croisés.

La partie-jeu filmique idéale pour le théoricien se déroulerait dans les règles qu'elle institue elle-même, favorisant ainsi l'observation et l'analyse de son déroulement - par contre, cette partie idéale ne doit être considérée que comme modèle « pur » sans grande probabilité d'être concrétisé - chacun des spectateurs-joueurs risquant de jouer selon son propre tempérament. Le jeu du spectateur-joueur, même celui évitant toute subversion (le gamer), sera dans un premier temps séparé en deux axes : il pourra se laisser bercer par le récit jusqu'à sa conclusion, sans pour autant tenter de le devancer, se laissant donc surprendre et s'amusant comme un gamin à qui on lit un conte (jouant ainsi en collaboration) ; ou alors il pourra tenter de deviner ce qui vient et de contrecarrer les plans de l'auteur (jouant en compétition). Qu'il joue en collaboration ou en compétition, le spectateur-joueur se verra confronté à des interrogations dans le film mettant à jour une série de déroulements possibles du récit (dont certains seront actualisés en cours de route, dans les answering scenes que propose Carroll). Là où la réception du collaborateur et du compétiteur différera sera dans l'économie d'énergie du premier contre les efforts déployés du second afin de voir venir l'intrigue. Certains genres, sans restreindre strictement la participation du spectateur-joueur à l'une ou l'autre de ces façons de jouer, favorisent le climat de la partie. Ainsi, se joueront plus généralement en collaboration les films où le spectateur-joueur sait d'emblée que les visées de l'auteur seront d'ordre à satisfaire les envies ayant motivé son visionnement (ce sera le cas de la comédie et, à plus forte raison, du film pornographique) ; au contraire, les films où l'auteur cherche à berner, tromper ou surprendre le spectateur-joueur (on pensera notamment aux suspenses et aux récits proposant des enquêtes) tendront davantage à générer une réception en compétition (une compétition qui ne se fera pas sans une certaine forme de collaboration, puisque pour y participer, le spectateur-joueur, ici comme gamer, doit en premier lieu accepter la partie, les règles et accepter de suivre l'auteur dans son récit - qui lui l'amènera à surmonter des embûches et des problèmes ne le mettant pas directement en cause : l'avatar de l'auteur est absent du récit comme l'est celui du maître du jeu dans un jeu de rôles sur table). Reste qu'en tant que source de l'adversité, l'auteur demeure la figure de l'adversaire, aussi évanescent soit-il.

Le gamer cinématographique ou littéraire demeure à un certain niveau player peu importe son degré de fidélité au jeu et à ses règles, malgré lui il insufflera à l'œuvre quelque différence émanent de sa spectature. « Les procédures de la consommation contemporaine semblent constituer un art subtil de « locataires » assez avisés pour insinuer leurs mille différences dans le texte qui fait loi » [6]. La ballade du spectateur-joueur à l'intérieur du texte que lui soumet l'auteur se fait à l'instar d'une occupation de l'espace - et peu importe que l'on déplace les meubles ou non, la pièce n'est plus la même une fois habitée. Ainsi, une fois le film habité, les liaisons signifiants-signifiés mises en place par l'auteur sont en péril et lui échappent jusqu'à un certain point : même s'il ne le fait pas consciemment, le spectateur-joueur attribuera des valeurs neuves à ce qu'on lui présente, selon ses codes de références ou les fantaisies qui le prennent à ce moment.

Le premier et seul « coup » de l'auteur (d'une œuvre désirant une réception homogène) devra donc viser à restreindre le plus possible les déambulations de son spectateur-joueur. L'espace du film est le sien, l'auteur est l'environnement et il doit le contrôler. Selon les termes de De Certeau, je dirai du jeu de l'auteur qu'il est stratégique, visant à circonscrire et à gérer le monde diégétique.

« J'appelle « stratégie » le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d'un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d'être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte » [7].

Aussi, comme il joue sur le terrain de l'auteur, un adversaire qui demeure pour lui insaisissable, je qualifierai de tactique le jeu du spectateur-joueur (ce sujet de vouloir et de pouvoir).

« J'appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l'autre comme une totalité visible. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Elle s'y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances » [8].

Au final, le propre (que De Certeau qualifie d'une victoire du lieu sur le temps) échappera au spectateur-joueur. Aussi bon joueur soit-il, il ne pourra renverser le contrôle de l'auteur et sera évacué de la diégèse. Le jeu tactique consiste à tirer le plus d'avantages possibles de l'environnement de l'autre, ceci en premier lieu en sur-utilisant les composants filmiques (j'y reviendrai plus loin), mais aussi - et c'est d'abord ce qui m'intéresse - en échappant au contrôle de l'auteur.

La stratégie de l'auteur fera donc en sorte que le spectateur-joueur ne puisse se dégager de son emprise. Prenons l'exemple de l'intrigue se déroulant sous le mode de l'enquête : le contrôle de l'auteur devra dans un premier temps voir à ce que le spectateur-joueur ne puisse lui-même mener l'enquête à bon terme (ou tout au moins, s'assurer que la chose ne soit pas aisée) et qu'ainsi la solution finale génère une certaine surprise et, dans un second temps, maintenir un minimum de cohérence entre le récit et sa solution et voir à ce que le spectateur ait en sa possession les éléments nécessaires pour comprendre la plausibilité du dénouement présenté. « Il [le metteur en scène] devra contrôler à chaque instant filmique le réglage des diverses sources d'informations » [9] afin de réguler le savoir du spectateur. Donc, veiller à ce que le punch fonctionne et à ce que le spectateur-joueur quitte la partie-jeu filmique avec l'impression de s'être fait avoir.

Pour ce faire, et ainsi s'assurer de gagner la partie-jeu filmique, pratiquement tous les auteurs d'œuvres cinématographiques narratives fausseront le jeu qu'ils proposent au spectateur-joueur. En veillant à ce que la plausibilité de la solution finale soit fondée sur une majorité d'éléments nouveaux (c'est-à-dire présentés au dévoilement du punch), et en ne laissant pas de réelles traces risquant de compromettre la surprise, l'auteur a recours à ce qu'on qualifiera de tricherie. La distribution de l'information se fait habituellement à l'image d'une distribution de cartes : l'auteur montre son jeu une carte à la fois, menant petit à petit à la résolution de son intrigue. Parmi ces cartes se trouveront quelques fausses pistes (les misdirections de Suits), quelques réajustements, etc. Et finalement la ou les carte(s) de résolution (correspondant aux answering scenes de Carroll), qui dans la très grande majorité des cas amèneront des éléments de réponses qui ne faisaient pas concrètement partie de la diégèse jusque-là - l'auteur a un as dans sa manche.

Prenons le punch de The Usual Suspects (Bryan Singer, 1995). Le spectateur-joueur se fait avoir : le témoignage sur lequel se base tout le récit n'est qu'un tissu de mensonges que l'homme qui se fait interroger improvise à partir des informations se trouvant sur le babillard devant lui - et c'est en fait lui le coupable. Aucun plan, aussi discret soit-il, ne laisse entrevoir ces informations sur le babillard - une courte séries de plans au début de l'entretien où le témoin regarde nerveusement les différents éléments composant le bureau de l'enquêteur est le seul « indice » que l'auteur laisse à son spectateur-joueur. Au mieux, ce dernier pourrait se douter que le témoin est louche, peut-être deviner qu'il est le coupable, mais ce ne serait là que des victoires partielles : en aucun cas il ne pourrait percer la faille dans le jeu de l'auteur (l'auteur ne prend pas le risque, lui, de se faire avoir). Le jeu est donc en un certain sens limité (ou déjà joué) - une démonstration à laquelle le spectateur assiste. Même dans un film proposant différents choix de résolutions préétablis, la majorité des answering scenes amèneront ces nouveaux éléments de réponse faisant en sorte que la résolution exacte du problème échappe au spectateur. « The later scene is not causally implied by the earlier scene. Instead the earlier scene raised a structured set of possibilities, one of which the later scene realize » [10]. De ces possibles instaurés par les questionning scenes du film, le spectateur-joueur tentera de choisir le plus plausible selon lui, ou tentera de deviner la conclusion de l'intrigue en se fiant à son savoir préalable (le coupable ne risque pas d'être le suspect vers qui tous les indices pointent). Le spectateur-joueur se fait avoir? Plus ou moins puisque, ne lui fournissant pas les informations nécessaires pour tirer une conclusion précise et dont il pourrait apporter la preuve, la possibilité de gagner du spectateur-joueur demeure avant tout régie par le hasard [11]. Finalement, l'auteur ne fait que démontrer son habileté à tirer l'as de sa manche sans qu'on le remarque trop.

Ce type de démonstration me paraît difficile à éviter dans un cinéma linéaire où les coups du spectateur-joueur sont limités (il ne peut choisir d'aller jeter un œil aux informations affichées sur le babillard de l'enquêteur comme il pourrait peut-être le faire dans un film interactif). Or, en tentant de manipuler la distribution d'informations et les restrictions quant à leur distribution autrement qu'en filtrant simplement l'information et en ne la rendant accessible qu'au dénouement du film - c'est-à-dire, en prenant le risque de ne pas avoir mainmise sur le savoir diégétique du spectateur (Gardies, p.144), le rapport ludique d'adversité de Gardies (en supposant qu'il renvoie à des adversaires) entre l'énonciateur et le spectateur me paraît pouvoir être plus effectif, et ce dans le contexte restrictif du récit linéaire. The Sixth Sense (M. Night Shyamalan, 1999), même s'il demeure en un certain sens affilié à la devinette (ceci parce que la réponse « Bruce est un fantôme » ne possède pas vraiment de question préalable [12]) s'approche de ce véritable rapport de confrontation - le spectateur-joueur se voit donner la clef de ce punch au tout début (il voit Bruce se faire abattre ; le film lui offre aussi quelques autres indices en cours de route) et peut effectivement voir dans le jeu de l'auteur.

Un film comme Deep Red (Profondo Rosso, Dario Argento, 1975) me paraît permettre ce rapport de confrontation, sans doute encore davantage à l'ère de la vidéo et du DVD que lors de sa sortie en salles. Le fonctionnement du film ne diffère pas du schéma banal des films proposant une enquête : distribution d'informations, fausses pistes, disparitions de suspects, etc. À l'exception qu'ici, Argento prend la chance de réellement déjouer le spectateur-joueur, sa stratégie ne se limitant pas à une simple filtration de l'information. Voyons pour cela la scène suivant le meurtre générateur de l'enquête autour de laquelle est construit le récit (scène où le témoin occulaire, joué par David Hemmings, entre en vitesse chez la victime).

Le tricheur
L'absorption diégétique comme briseur de jeu

Bruss écrit : «The player-reader must not «lose» himself in the book […] The player must be more than a «receiver» of communication or risk manipulation, gross deception, and ultimate entrapment» [13], cette idée selon laquelle le lecteur doit, pour être pleinement joueur, être conscient de sa lecture m'apparaît contradictoire avec la majorité des approches concernant la relation de l'oeuvre d'art et du jeu. Que ce soit le spectateur de Bordwell (pour qui la construction intelligible du récit se doit d'être le but central), celui de Carroll (et son besoin de clôture), ou l'approche gadamerienne de l'œuvre, l'absorption diégétique est en général, sinon préalable, tout au moins préférable pour entrer dans le jeu.

«[La] véritable expérience dramatique est méconnue si le spectateur se met à réfléchir sur la conception qui est à la base d'une exécution ou sur la performance des exécutants en tant que tels. Cette réflexion en effet contient déjà la différenciation esthétique entre l'œuvre elle-même et sa représentation» [14].

L'idée de tricheur m'intéresse particulièrement pour ce qu'elle implique vis-à-vis l'absorption diégétique. Considérer la possibilité d'une tricherie dans l'échange entre le film (ou l'auteur-joueur) et son audience (ou le spectateur-joueur), c'est d'emblée rejeter cette absorption et situer la spectature à un niveau méta-narratif. Je m'explique : peu importe le joueur que l'on étiquette de tricheur, il y a désancrage du spectateur. Pour accuser l'auteur-joueur de tricherie, le spectateur doit nécessairement quitter sa position d'absorbé ; et pour lui-même tricher, le spectateur-joueur doit être conscient des règles et de la transgression qu'il fait de celles-ci - ceci à un niveau qui implique qu'il ne soit plus simplement ancré à la diégèse. Cette conscience des règles qu'aurait le tricheur implique aussi (confirme) qu'il y a bel et bien jeu : «Le tricheur est profondément joueur […] En profitant systématiquement des failles de la règle, il contribue en réaction à l'augmenter, à l'alourdir, à l'émanciper» [15]. Supposer qu'Hitchcock aurait triché en mettant en image un flash-back mensonger, c'est en effet d'abord admettre que Stage Fright est un jeu, et ensuite admettre que l'absorption diégétique serait en quelque sorte un briseur de [ce] jeu (en ce sens qu'elle ne permettrait pas au spectateur-joueur d'être autre chose qu'un «receiver» of communication).

L'absorption diégétique comme briseur de jeu est ici problématique car contradictoire avec le jeu de la réception cognitive. Si le jeu consiste uniquement à formuler des (micro/macro) questions ou à la reconstruction en un récit intelligible d'un défilement narratif simple (je m'explique au paragraphe suivant), alors l'absorption diégétique est nécessairement proportionnelle à l'implication du spectateur-joueur dans le jeu (plus il serait absorbé et plus il jouerait : un jeu du genre «Non! Ne va pas dans le garde-robe, l'assassin y est caché!»). Mais ce serait là selon moi simplifier la réception du film et se limiter à un spectateur (ainsi qu'à un jeu) somme toute naïf. Par contre, dès que les notions de schémas [16], d'interférences, de genres réglés (et donc de cinéphiles connaisseurs) interviennent, l'absorption diégétique semble de plus en plus venir à l'encontre du jeu.

Au contraire de la reconstruction en un récit intelligible d'un défilement narratif simple, prenons la reconstruction d'un défilement narratif complexe, exercice central à une œuvre comme La Jalousie de Robbe-Grillet. Il y a clairement jeu dans le mélange des temporalités laissées en puzzle au lecteur, pourtant la reconstruction linéaire du récit est absolument impensable pour le lecteur absorbé dans la diégèse (admettant qu'une telle chose soit possible - elle le serait par contre dans Le Voyeur du même auteur). Le détachement est nécessaire, le lecteur aura sans doute même besoin d'utiliser la petite carte des lieux fournie en annexe [17] afin de tout remettre en place et, certainement, il aura conscience de se faire raconter, de sa position de lecteur face à un auteur.

Revenons au tricheur. Sans doute parce que ses coups n'ont aucun impact sur le déroulement du récit (si l'on ne tient pas compte des récits interactifs), le spectateur-tricheur n'est pas tellement considéré. La tricherie au cinéma semble être le fait exclusif de l'auteur. Encore là, on néglige le spectateur. Il faudrait voir en quoi celui-ci peut lui aussi tricher [18], et particulièrement le spectateur expérimenté («players most knowledgeable of the rules of play are those players most likely to consistently break those rules» [19] - c'est sans doute parce que le joueur le plus au courant des règles est nécessairement l'auteur qu'il a mainmise sur le titre de tricheur).

Le terrain de la narration
Jouer hors-jeu

L'absorption diégétique n'étant donc pas un préalable à la partie-jeu filmique, il faudra considérer la possibilité d'un jeu qui ne soit pas restreint au narratif - au raconté du film. La double réception de la parodie m'apparaît intéressante sur ce point : se superpose à une réception narrative « normale » du récit du film une autre forme de réception (celle-ci ne répondant que de la compétence -mnémonique et associative - et des connaissances du spectateur-joueur) sur laquelle repose la reconnaissance des points de recognition générés par les indices textuels (Harries, p. 297). Au contraire du jeu stratégique vu plus haut, l'auteur du film parodique encourage en quelque sorte son spectateur-joueur à délaisser la narration, à chercher et à spéculer - à verser dans le jeu libre en se détachant du récit (nécessairement, l'absorption diégétique ne peut que briser le jeu d'associations que propose la parodie). « In fact, one of the interesting aspects of parodic discourse is that a spectator can generate meaning out of the text's signifiance without any consideration of how the parody was intended by it's producer » [20], « often even picking up on many unintended parodic jibes » [21]. Ce jeu d'associations libère le spectateur-joueur de certaines restrictions lui étant imposées par d'autres genres cinématographiques, par contre ses déambulations hors de la diégèse et de sa linéarité demeurent dans les règles du genre parodique et ne constituent pas à prime abord, malgré qu'on y voit poindre la tactique, une sur-utilisation des éléments filmiques. Par contre, on peut imaginer un spectateur-joueur faisant complètement fi de la narration proposée par le film afin de réassocier chaque plan, chaque mouvement de caméra, élément de dialogue ou de costume à un autre film - un tel jeu, éminemment tactique (que je fabule), échapperait bien évidemment au contrôle de l'auteur.

Reconnaître une trace d'intertextualité (peu importe la forme qu'elle prend) amène le spectateur-joueur (ceci même si son jeu ne reposait jusque-là que sur la narration linéaire et les éléments diégétiques) à revoir son coup et à s'investir lui-même à un autre niveau. L'auteur laissant en indice une citation propose en quelque sorte un duel intellectuel à son spectateur-joueur : un puzzle [22] lui demandant davantage que son attention. Ainsi, le spectateur-joueur reconnaissant Le cauchemar de Füssli dans La marquise d'O de Rhomer [23] et comprenant l'allusion au viol qu'il sous-entend n'aura pas à démêler les éléments diégétiques menant à la même conclusion. Comme pour une citation, le cinéphile pourrait trouver dans une parenté entre deux films, des éléments l'amenant plus facilement à dénouer l'intrigue (l'expérience d'un genre permettant souvent d'éviter un certain nombre de fausses pistes) ou encore des pistes, qu'elles soient bonnes ou non - éléments que nous retrouvons par exemple dans Deep Red.

Mais encore, à l'exception du jeu tactique fabulé plus haut, ces approches du spectateur-joueur demeurent dans les règles et si elles dépassent la narration, ce n'est que pour mieux s'y réinvestir.

Là où le spectateur-joueur dicte les règles
Utilisations ludiques du médium cinématographique

Le sens émanant non de l'œuvre seule mais de sa réception - du contact avec son lecteur/spectateur - la lecture et la spectature ne sont jamais des activités totalement passives. « L'activité liseuse présente […] tous les traits d'une production silencieuse : dérive à travers la page, métamorphose du texte par l'œil voyageur, improvisation et expectation de significations induites de quelques mots, enjambements d'espace écrits, danse éphémère » [24]. Comme nous l'avons vu, le spectateur jouera bien souvent au-delà de la narration, dépassant ainsi les frontières (diégétiques) d'abord établies par l'auteur. Les possibilités d'utilisations ludiques du médium sont innombrables, on en voit déjà un exemple dans la consommation aléatoire du cinéma par Breton et ses comparses surréalistes consistant à se pointer dans une salle de cinéma au hasard, sans information sur le film, et après un moment indéterminé, changer de salle, et encore... pour ensuite se raconter entre copains le film qu'ils avaient vu. Une autre utilisation « abusive » du cinéma, très populaire depuis quelques années, consiste à identifier et à répertorier dans un film toutes les fautes (allant du faux-raccord banal à l'erreur de cohérence étudiée). Et ainsi de suite, les joueurs subversifs ne manquent pas [25]… Libre, le spectateur-joueur ne choisira d'entrer dans le jeu de l'auteur que lorsqu'il en aura envie, ou encore lorsqu'il jugera que le jeu proposé est suffisamment attrayant - et là encore, tout dépend du spectateur.


Sébastian Sipat
Montréal - juin-juillet 2002

 

1 - Butor, Michel. « La littérature et le jeu » dans Désordres du jeu - Poétiques ludiques (dirigé par Jacques Berchtold, Christopher Lucken et Stefan Schoettke). 1994. Genève, Librairie DROZ. Collection Recherches et Rencontres. p. 249

2 - C'est donc dire qu'il serait sans doute le joueur appréciant le mieux un jeu de collaboration avec le film, mais le plus mauvais joueur d'une partie-jeu filmique se déroulant en compétition contre le cinéaste ou l'instance énonciatrice.

3 - Duflo, Colas. Le jeu - de Pascal à Schiller. 1997. Paris, Presses Universitaires de France. Collection Philosophies. 126p.

4 - Qui se présente comme une consolation pour le joueur devant maintenant retourner au sérieux (ou à la réalité) et quitter l'oubli.

5 - J'utiliserai le terme « auteur » afin de désigner le joueur représentant le film, qu'il soit le cinéaste, l'instance énonciatrice ou toute autre entité.

6 - De Certeau, Michel. L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Éditions Gallimard. 1990. p. L

7 - Idem, p. XLVI

8 - Idem.

9 - Gardies, André. « Le pouvoir ludique de la narration » dans Protée (le point de vue fait signe). Vol 16, #1-2. Hiver-printemps 1988. p.143

10 - Carroll, Noël. « Narration. An Alternative Account of Movie Narration » dans Mystifying Movies. Fads & Fallacies in Contemporary Film Theory. New York. Columbia University Press. p. 172

11 - L'importance de la victoire ou de la défaite d'une partie se déroulant ainsi est somme toute négligeable :

Auteur
- « Spectateurs, veuillez choisir un chiffre compris entre 1 et 10. »
Spectateur-joueur
- « 3. »
Auteur
- « Ah non, manqué, c'était 8. »
Spectateur-joueur
- « Oh! Tu m'as bien eu! »

12 - Le spectateur a donc les éléments pour répondre à une question qu'il doit deviner.

13 - Bruss,
Elisabeth S. «The Game of Literature and Some Literary Games» dans New Literay History, Vol. 9 #1. Automne 1977. pp 153-172. pp. 153-154

14 - Gadamer, Hans-Georg. Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. Paris. Seuil. 1976. p.44

15 - Du jeu. Extrait du bulletin #8 de la Bibliothèque des Émeutes. [En ligne] (page consultée le 3 juillet 2002).

16 - Bien que les schémas dirigent d'abord inconsciemment ma réception de l'œuvre, ils deviennent vraiment objet du jeu une fois que je les revois à un niveau conscient.

17 - Ce n'est pas le cas de toutes les éditions.

18 - Le lecteur-tricheur pourra, par exemple, commencer tout roman par sa dernière ligne.

19 - Myers, David. «Play and Paradox : How to build a semiotic machine». Semiotica 123 3/4, 1999, p. 223

20 - Harries, Dan M. « Semiotics, discourse, and parodic spectatorship ». Semiotica 113 3/4, 1997, p. 299

21 - Idem, p. 294

22 - Stengers spécifie que le mot puzzle ne « désigne pas seulement le jeu consistant à reconstruire une image à partir de pièces détachées ('jig saw puzzle'), mais, de manière plus générale, l'ensemble des jeux mettant au défi la patience et l'habileté intellectuelle ou manuelle ». Cité dans Plon, Michel. La théorie des jeux : une politique imaginaire. François Maspero. Collection Algorithme. Paris. 1976. p. 72

23 - Je dois cet exemple à Monsieur James Brady.

24 - De Certeau, Michel. L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Éditions Gallimard. 1990. p.XLIX

25 - Le joueur que j'étiquette ici de subversif est celui qui remodèlera sa participation de façon à « abuser » du free play - un exemple non-cinématographique.

 

Bibliographie

BERCHTOLD, Jacques, LUCKEN, Christopher, SCHOETTKE, Stefan (direction). Désordres du jeu - Poétiques ludiques. 1994. Genève, Librairie DROZ. Collection Recherches et Rencontres. 258p.

BORDWELL, David. «The Viewer's Activity», dans Narration in the Fiction Film. Madison : University of Wisconsin Press. 1985. pp 29-47.

BRUSS, Elisabeth S. «The Game of Literature and Some Literary Games» dans New Literay History, Vol. 9 #1. Automne 1977. pp 153-172.

CARROLL, Noël. « Narration. An Alternative Account of Movie Narration » dans Mystifying Movies. Fads & Fallacies in Contemporary Film Theory. New York. Columbia University Press.

COTTA, Alain. La société ludique - La vie envahie par le jeu. 1980. Paris, Éditions Grasset et Fasquelle. 286p.

De CERTEAU, Michel. L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Éditions Gallimard. 1990.

DUFLO, Colas. Le jeu - de Pascal à Schiller. 1997. Paris, Presses Universitaires de France. Collection Philosophies. 126p.

DUVIGNAUD, Jean. Le jeu du jeu. 1980. France, Balland. Collection Le commerce des idées. 156p.

GADAMER, Hans-Georg. Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. Paris. Seuil. 1976.

GARDIES, André. « Le pouvoir ludique de la narration » dans Protée (le point de vue fait signe). Vol 16, #1-2. Hiver-printemps 1988.

HARRIES, Dan M. « Semiotics, discourse, and parodic spectatorship ». Semiotica 113 3/4, 1997

MYERS, David. «Play and Paradox : How to build a semiotic machine». Semiotica 123 3/4, 1999

PLON, Michel. La théorie des jeux : une politique imaginaire. François Maspero. Collection Algorithme. Paris. 1976.

SUITS, Bernard. «The Detective Story : A Case Study of Games in Literature» dans Revue canadienne de littérature comparée. #12. Juin 1985. pp.200-219