À la recherche du temps perdu ressemble au roman d'apprentissage des Romantiques d'Iéna. En effet, Proust y élabore, au fil de ses expériences, une théorie de l'art clairement révélée dans Le Temps retrouvé. Après tout, c'est l'histoire d'une vocation, le récit d'une quête d'inspiration pressée par le temps qui passe et la mort qui arrive. Le narrateur veut devenir écrivain, mais sa recherche va au-delà, elle concerne la vérité de toute oeuvre d'art : son style. Le «Narrateur-araignée», ainsi surnommé par Deleuze, tisse sa toile au gré du temps du roman, de son écriture et de notre lecture. Et cela, selon l'architecture mortelle ficelée par la bête (dévoilant le côté psychanalytique du roman, le rêve, l'enfance, le désir) mais surtout, en ce qui nous concerne, celle du peintre. La Recherche peut être perçue comme un musée nous dévoilant ses différents tableaux. Les personnages, la nature, tout prend «[...]l'apparence d'une oeuvre d'art : la réalité se donne pour sa propre représentation.» [1]. Le narrateur compare d'ailleurs l'écrivain au peintre, commentant lui-même la réalité comme si c'était un tableau. Deux grands courants picturaux traversent la Recherche : l'impressionnisme et le cubisme, changeant au rythme de la réflexion du narrateur sur l'origine des ses sensations fugitives, suscitées par quelque étonnant objet (la madeleine, le pavé inégal, etc.). Non seulement la découverte de la peinture permet-elle au narrateur de cheminer vers l'acte d'écriture, mais ces deux courants artistiques s'immiscent dans la poétique même du récit. Ce sera surtout d'impressionnisme dont il sera question ici, ou plutôt, de la façon dont cette tendance picturale, par la figure de style appelée ekphrasis, oriente la vision du narrateur et même plus, rejoint les autres «réseaux de sens» de la Recherche, tout en s'avérant la métaphore générale de la quête même du récit, la «Vérité» au sens proustien du terme.

Swann est une figure symbolique de la Recherche. Présent dès Combray, ce visiteur prive le narrateur du baiser si important de sa mère, ses amours, non sans analogie avec le sentiment qu'éprouvera plus tard le narrateur à l'égard d'Albertine, sont évoqués dans Autour de Mme Swann. Swann persiste ainsi jusqu'à sa mort dans la Recherche. Il est passionné de peinture, étudiant d'ailleurs Vermeer, dont il sera question plus loin. La réalité, à ses yeux, est élaborée selon une série de tableaux des plus grands maîtres. Swann, par le fait même qu'il considère tout ce qu'il perçoit comme étant de l'art, adopte un certain impressionnisme qui n'est pas sans transparaître dans la globalité du roman. Le narrateur s'identifie tout d'abord à lui, il ressent la même exaltation devant les choses et la même jalousie plus tard. Du côté de chez Swann semble imprégné de la vision des choses de Swann. La fille de cuisine, transformée par la perception de Swann et la puissance de l'ekphrasis, apparaît au jeune garçon ainsi qu'au lecteur, sous les traits de la Charité de Giotto. La réalité devient représentation de l'oeuvre d'art, de même que le tableau lui-même prend l'aspect du réel. Ainsi, la «Caritas» accrochée au mur de la salle d'étude du jeune homme montre cette vertu qui «[...]tend à Dieu son coeur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail du sous-sol[...]» [2]. Le tableau, par la figure de style, semble prendre possession de la vitalité de la fille de cuisine, c'est ce que Genette appelle la métaphore de la «concomitance des substances». L'impressionnisme et le style métaphorique de Proust permettent l'unification des matières qui environnent un personnage, une scène donnée, principe même de la métaphore. Dans ce cas-ci, par la vision de Swann, le tableau est associé à la fille de cuisine, mais tout ce qui entoure cette dernière vient aussi s'incorporer à la fresque de Giotto, comme les asperges qui prennent l'aspect de fleurs au côtoiement de la cuisinière [3]. La réalité, grâce au langage, se trouve investie par l'art, comme quand Swann compare son cocher Rémi à un buste de Rizzo, le docteur de Boulbon au portrait de Tintoret [4] ou encore, par sa description du salon de Saint-Euverte [5]. La pensée première du narrateur est fortement influencée par l'idolâtrie vouée par Swann à l'objet artistique. Idolâtrie qui alimentera son amour pour Odette, tout comme l'amour du narrateur à un certain moment (Albertine).

Odette, dès le début du roman, est baignée d'une aura artistique qui fascine le narrateur (la Dame en rose). En effet, Proust semble observer à l'égard de ce personnage un certain «souci d'harmonie chromatique» [6], lui attribuant, par le regard de Swann, la splendeur divine des fresques de la chapelle Sixtine peintes par Botticelli. Ce corps qui n'attirait tout d'abord pas particulièrement Swann, rapproché de Zéphora, est drapé d'une beauté nouvelle qui conquiert le coeur de celui-ci. «Un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps[...]» [7], ressemblance qui hante littéralement Swann, et à un point tel que, sur sa table, une reproduction de la fille de Jéthro fait figure de photographie d'Odette. Il ne la voit plus que comme l'oeuvre divine d'un Botticelli [8]. Zéphora prend vie dans la personne d'Odette malgré elle. Cette dernière refuse d'ailleurs de mettre les répliques vestimentaires des oeuvres de Botticelli que Swann lui offre. Elle ne veut pas porter l'écharpe de la vierge du Magnificat, mais «Une fois, seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosis et de campanules d'après la Primavera du Printemps[9] Odette, «[...]reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle[...]» [10], est décrite comme si elle se situait dans une de ces toiles impressionnistes où la mouvance et la lumière s'avèrent essentielles, comme si elle était elle-même un de ces personnages transpercés de luminosité. L'habillement de Mme Swann, ce tissage, cet habile entremêlement entre le personnage, ses vêtements et la peinture de Botticelli n'est-il pas du même type que la structure même de la Recherche? Ne permet-il pas d'établir un réseau de sens entre l'idolâtrie vouée par Swann à Odette (et du même coup, à l'oeuvre d'art) et celle du narrateur envers Albertine un peu plus loin? Par l'entremise du couturier Fortuny, qui fabrique des toilettes «[...]d'après d'antiques dessins de Venise.» [11], Mme Swann et Albertine ne sont-elle pas associées ? Swann, par ces toilettes qui «[...]font apparaître un décor[...]» [12], place Odette au même plan mystique que les bas-reliefs des cathédrales, destinés à n'être vus que de l'oeil divin. L'idolâtrie et la jalousie du narrateur sont facilement assimilables à celles de Swann, mais il faudra attendre la visite du narrateur à Venise pour lier Odette et Albertine par la puissance de l'ekphrasis suscitée par les oeuvres de Fortuny [13]. Le narrateur y retrouve un amour nostalgique pour Albertine à travers le manteau d'une toile de Carpaccio qu'il voit dans la réalité vénitienne. Odette, tout comme Albertine, sous l'influence du temps, affiche différentes images qui se superposeront à la fin du roman, comme les toiles cubistes de Picasso où une femme apparaît à la fois de face et de profil, différente selon l'angle de perception. Cet perspective, chez Proust, cette dimension, c'est le Temps. Suite à l'image botticellienne de Mme Swann, survient une autre facette de sa personnalité dans un portrait effectué par Elstir où elle n'a plus rien de la Vierge du Magnificat...

Cette «Miss Sacripant», observée par le narrateur dans l'atelier d'Elstir à Balbec, ce personnage androgyne [14], n'est autre que le portrait de cette même Odette, masculinisée. Ce qui n'a rien d'étonnant, étant donné la révélation de son inversion dans le récit. Un autre «pan» de la personnalité d'Odette est ici montré par le peintre Elstir, à l'époque où sa personnalité «[...]n'était pas encore complètement dégagée et s'inspirait un peu de Manet.» [15] L'influence de ce peintre impressionniste est capitale dans la réflexion du jeune homme sur l'art. À Balbec, lorsqu'il entre dans l'atelier d'Elstir, le narrateur, par l'éclairage que donne la petite fenêtre, se retrouve dans un paysage où la lumière se solidifie jusqu'à devenir pierre précieuse, puis miroir. Cette vision n'est pas sans impressionner le narrateur qui croit pénétrer dans «[...]le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde[...]» [16] qui lui dévoile la collection de marines de Balbec du peintre. La longue description de ces toiles [17], «[...]comparant la terre à la mer, supprima[nt] entre elles toute démarcation» [18], est la mise en images du narrateur à Combray, qui s'imagine l'Église de Balbec surplombant la mer, de ces paysages bien réels où, inspiré, il ne pouvait distinguer de limite entre ciel et mer, entre terre et mer. Alors que le narrateur décrit la mer qu'il voit en terme solide, le port de Carquethuit transpose les termes marins à la ville et les notions urbaines à la terre. Les substances déteignent les unes sur les autres, tout comme les différents réseaux intellectuels de la Recherche qui s'entrecroisent à un certain point pour faire naître du sens et aussi, comme le principe de la métaphore qui sous-tend l'oeuvre de Proust en assemblant les contraires, en convergeant les différents temps en un seul et même point. Ainsi, les toits des maisons de ce port sont «[...]dépassés par des mâts[...]» [19], les bateaux acquièrent une certaine liquidité lumineuse, alors que l'eau prend l'opacité de la matière. Cette concomitance des substances, «[...] cette liquidité de la lumière marine [...] comme [...] Monet, le plus puissant agent d'unification du paysage[...]» [20], s'étend tout au long de la Recherche. «La lumière inventant comme de nouveaux solides[...]» [21] dans les premières toiles d'Elstir, d'ailleurs appelées «photographies», c'est de l'impressionnisme pur qui nous est décrit, cet «[...]effort d'Elstir de ne pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite[...]» [22]. Les marines d'Elstir ne sont que la synthèse picturale des impressions du narrateur pendant ses rêveries sur l'église de Balbec, face à la bibliothèque vitrée de sa chambre à son arrivée, aux paysages de Combray... Ce style «photographique» se rapproche décidément de la Vue de Delft ou La Ruelle, que Vermeer peint en utilisant comme modèle non pas la vraie vue, mais une photographie de celle-ci où le reflet d'un objet dans l'eau semble aussi consistant que l'objet lui-même, où «[...]les contraires sont réconciliés» [23].

L'oeuvre de Vermeer intervient dans la Recherche au même type qu'un personnage. Elle le surpasse même, parce qu'immortelle, elle est la luminosité qui assiste l'obscurité de la mort, elle est la clarté des ténèbres. C'est en effet devant La vue de Delft de Vermeer que l'écrivain Bergotte, dont on a pu observer depuis le début la notoriété, meurt. Ayant lu la critique de ce tableau, Bergotte s'étonne de lire qu' «[...]un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même» [24]. C'est par l'ekphrasis du critique qu'il est attiré, ayant déjà vu plusieurs fois le fameux tableau. Devant l'oeuvre en question, Bergotte est submergé par ce petit pan de mur, allant même jusqu'à s'exclamer : «C'est ainsi que j'aurais dû écrire [...] il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même plus précieuse, comme ce petit pan de mur jaune» [25]. Puis il s'écroule... Ce doute ultime de son oeuvre littéraire devant Vermeer, devant la mort, est comme la projection de ce qui arrivera au narrateur (et qu'il réalise dans Le Temps retrouvé) s'il ne commence pas à écrire au plus vite. Le pan de mur qui est, soit dit en passant, un toit, est la description picturale du style littéraire idéal selon Proust, ce qu'il appelle le «Vernis des Maîtres». Celui-ci permet la transsubstantiation des substances, il est la lumière de Vermeer qui permet l'unification des contraires, cette clarté impressionniste qui abolit les frontières dans les tableaux d'Elstir. L'effet de la métaphore s'en trouve ainsi relaté par la mort de Bergotte. Il regrette son style où la métaphore aurait pu faire jouer ses ombres, ses impressions, la Vue de Delft de Vermeer présentant une concomitance des substances et des couleurs. Style qui prédomine dans la Recherche, ainsi que dans la quête même du roman, cette vérité qui réside dans la superposition de différents temps les uns par-dessus les autres, concomitance des temps, si j'ose dire.

Finalement, la peinture joue un rôle primordial dans la Recherche, dans la mesure où elle représente en images la construction même du roman. Le volumineux récit de Proust démontre toute une série d'expériences et de théories finement tissées entre elles qui convergent vers la «Vérité» proustienne, qui n'est atteinte qu'après maintes expérimentations. «[...] tous les signes convergent vers l'art [...]» [26], et ces signes ne sont que les réseaux de sens qui constituent la Recherche (l'Affaire Dreyfus, le rêve, l'amour, les tissus, la littérature, etc.). Dans les premiers volumes de la Recherche, le narrateur perçoit l'art comme Swann. Tout est dans la vision du spectateur devant l'oeuvre, l'impression fugitive qu'elle provoque en lui, allant même jusqu'à adorer l'objet. Du côté de chez Swann présente une gamme variée de descriptions impressionnistes, jusqu'à Biche alias Elstir, qui peint ainsi. Même Bergotte meurt de stupéfaction devant ce style lumineux et reluisant, devant cette pure métaphore. Puis, le cubisme prend de l'ampleur à partir du moment où le narrateur esquisse le portrait de certains personnages (tout particulièrement Albertine et Gilberte) selon une géométrie temporelle qui semble une métaphore de la «Vérité» annoncée dans Le temps retrouvé. Cette quête de «Vérité» du narrateur, de l'origine de ses sensations, peut être expliquée par l'ekphrasis proustienne. Les descriptions revêtent la subjectivité de l'impressionnisme, la réalité devient oeuvre d'art, l'objet s'anime jusqu'à ce que toute frontière s'abolisse entre les choses. La concomitance spatiale et temporelle s'exprime à travers les peintres de la Recherche, mais aussi par ses écrivains, sa structure narrative, par la poétique même de Proust. Tout art résulterait donc d'impressions suscitées par la superposition de différents temps, voilà la Vérité proustienne métaphorisée par le cubisme et l'impressionnisme à la fois... Étrange association...


Karine Crépeau
Montréal, 2001

 

1 - Gérard Genette, «Proust palimpseste», Figure 1, Paris, Seuil, coll. «Points», 1966, p.49.

2 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto Gallimard, 1999, p.72.

3 - Ibid., p.103.

4 - Ibid., p. 184.

5 - Ibid., pp.260-264.

6 - Gérard Genette, «Métonymie chez Proust», Figure III, Seuil, 1972, p.50.

7 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.185.

8 - Ibid., p.196-196.

9 - Ibid., p.489.

10 - Ibid., p.506.

11 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.1627.

12 - Ibid., p.1881.

13 - Ibid., p.2092.

14 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.667.

15 - Ibid., p.1129-1130.

16 - Ibid., p.656.

17 - Ibid., pp.656-665.

18 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu ,p.657.

19 - Ibid., p.657.

20 - Gérard Genette, «Métonymie chez Proust», Figure III, Seuil, 1972, p52.

21 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.659.

22 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.659.

23 - Sous la direction de Philippe Monsel, Vermeer, Éditons Cercle d'Art, p.7.

24 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.1743.

25 - Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, p.1743.

26 - Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, coll.«Perspectives Critiques», 1964, p.21.