Festival de Berlin, 1961 ; le ministre de l'intérieur annonce qu'aucun prix fédéral ne serait accordé pour cette année. Situation qui va au-delà de la surprise, du côté du malaise, lorsqu'un représentant de l'État avoue délibérément qu'il ne peut remettre une récompense créée pour promouvoir la production nationale. Est-ce que les «amis américains» tels qu'on les présentait aux Allemands, les investisseurs outre-Atlantique, seraient partiellement ou totalement responsables de cette faillite artistique retentissante ? L'après--guerre verra naître l'espoir d'un cinéma moderne et révolutionnaire, à l'image du néo-réalisme italien que la chute du fascisme aura provoqué. Pourtant, c'est Rosselini qui tournera le film le plus marquant sur l'Allemagne et son nouveau départ. L'émergence du nouveau cinéma allemand, nécessité après les excès du capital, ne pourra cependant pas être envisagée en dehors du cinéma Hollywoodien. L'histoire est éclairante à ce sujet et permet de dégager les éléments de l'inévitable transformation des méthodes de production. Il serait de toute façon impensable de traiter de ces cinéastes majeurs, en l'occurrence Win Wenders et Rainer Werner Fassbinder,
sans considérer en premier lieu les événements qui vont conditionner le contenu mais aussi les formes empruntées par ce nouveau cinéma.

De manière à bien comprendre les bouleversements occasionnés par la victoire des Alliés, il convient maintenant de tenter une analyse politico-économique des événements qui ont conduit l'industrie cinématographique à ce creux sans précédent de 1961. Bien que les Français et les Britanniques aient également pris des mesures pour contrôler les médias, dans le cadre de cette recherche on se concentrera sur le comportement américain au lendemain de la guerre. Percevant le nazisme comme une maladie, et appliquant une politique de stérilisation face aux influences néfastes qui auraient pu resurgir de cette période, les États-Unis ont toutes les bonnes raisons de submerger le territoire avec des films hollywoodiens, d'autant plus que ces derniers avaient déjà accumulé du profit et qu'ainsi, on a pu noyer toute compétition. Le public allemand, bien décidé à combler un vide dans son histoire, s'est réjouit d'avoir enfin accès à ce que les nazis leur avaient interdit ; la rééducation vers l'American way of life n'a pas connu la révolte des vaincus, culpabilisés à l'aide de fictions enrégimentées. Pour assurer leur hégémonie, il a été convenu que le pays ne devait en aucun cas imposer de quotas sur les films américains. La production nationale aura évidemment éprouvé ce monopole jusqu'à l'agonie. Une seconde mesure viendra resserrer l'étau sur l'industrie cinématographique : les structures laissées par l'Allemagne nazie seront décentralisées [1]. La UFA, sans perdre la face aussi facilement (elle sera, pour un temps, le plus grand complexe cinéma en Europe), s'effondrera en 1961. Décidément, cette année sombre pour le cinéma allemand devrait être, entre autres choses, rayée des livres d'histoire.

Malgré donc cette démarche ostensiblement honorable, les Alliés ont délibérément mené à la tête du pays le C.D.U., le parti Démocrate Chrétien qui a facilité, dans les faits, le maintien des monopoles U.S. (autant aux niveaux de la production que de la distribution, déjà éméchées par la guerre) et de la politique impérialiste [2]. Guy Hennebelle de dire : «le cinéma capitaliste a toujours servi à l'illustration des conceptions de la bourgeoisie» [3]. D'un manichéisme tentant de ressaisir les contrecoups et l'angoisse d'après-guerre, les premiers films d'une production supervisée par les Alliés démonisaient les nazis sans tenter d'expliquer, bien sûr ; après l'institution de la République Fédérale d'Allemagne, le cinéma s'enlise dans l'évasion sentimentaliste. La F.S.K. (Freiwillige Selbstkontrol), organisme gouvernemental qui détient le veto pour la diffusion des films entre 1949 et 1971, préserve la suprématie du «cinéma de grand-père» [4](Opas Kino) pour mieux évincer les foyers potentiels de talent - lire de subversion- et ainsi favoriser l'installation des monopoles. La copie des grands genres hollywoodiens prolifère (ayant acquis une certaine notoriété : les thrillers d'Edgar Wallace et les westerns de Karl May). C'est souvent la seule façon pour les petits producteurs de s'assurer un revenu. Il serait facile de s'enthousiasmer en s'arrêtant au nombre de films produits chaque année en République fédérale durant le «miracle économique» des années cinquante, mais n'oublions pas que le cinéma américain domine les écrans depuis une décennie lorsque la production atteint le sommet de 128 films en 1955 ; on doit aussi mentionner que malgré cette forte production, pour chaque film ouest--allemand on retrouve, grosso modo, deux films américains qui occupent les écrans ; enfin, est-il vraiment nécessaire de préciser à nouveau le genre de films qu'on doit produire pour concurrencer et ainsi faire vivre l'industrie cinématographique ouest-allemande ?

À travers les opérettes, comédies musicales et autres formes prédéterminées, on pourrait croire que le produit spécifiquement ouest-allemand ait totalement disparu des cinémas. Même le Heimatfilm, un genre plus traditionnel qui dépeint la vie idyllique dans l'Allemagne rurale en exploitant le sentimentalisme, s'intègre très bien dans cette sélection : c'est un monde ordonné où tout va pour le mieux et qui prône, à l'instar des genres hollywoodiens, la conciliation des classes. Cette structure de production consolide le conservatisme bourgeois du C.D.U. Les grandes décisions sont noyées dans une série de fictions potentiellement anesthésiantes ; les films de guerre qui ont accompagné le réarmement de la République fédérale, par exemple, se contentaient de démoniser les actions du parti National Socialiste, sans jamais remonter jusqu'au diktats de Versailles pour en questionner les causes. Le film devient pure marchandise. Après 1952, un producteur obtient un crédit considérable s'il peut livrer une série de films, principale cause de l'augmentation quantitative, mais aussi de la médiocratisation du produit. Cependant, la machine ne tournera pas à plein régime pour très longtemps et l'industrie, phénomène décalé par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni, subira bientôt les contrecoups de la télévision ; le nombre d'appareil quadruple de 1957 à 1960.

La première moitié des années soixante verra les recettes brutes tombées à un niveau équivalent à celui de l'avant miracle économique. Le nombre de salles, le volume de la distribution et les bénéfices de l'exportation accusent des pertes de plus en plus dramatiques. Depuis 1951, un accord entre les provinces faisait grâce de la taxe au divertissement si le FBW (Film Assessment Office) apposait un sceau de qualité sur un film soumis à son jugement ; trop souvent, qualité rimait avec banalité, formule éprouvée renflouant les poches des gros producteurs. Les prix accordés par le Ministère Fédéral de l'Intérieur vont également dans ce sens. On entrevoit aisément comment ce complexe de rentabilité allait conditionner les temps de vaches maigres. Même les organismes créés par l'État dans la seconde moitié de la décennie seront contaminés par cette peur du risque, et la faillite artistique de 1961 au festival de Berlin est sans aucun doute la conséquence première de la victoire du capital. Comme pour témoigner de la médiocrité grandissante, le film pornographique voit le jour et essaie de ramener au cinéma ceux qui ne voulaient pas de ce médium familial qu'est la télévision. Cet effondrement du cinéma conventionnel sera un terrain propice aux revendications des 26 signataires, au festival d'Oberhausen de février 1962, du manifeste éponyme.

Il est d'usage de considérer le manifeste comme étant le point de départ du nouveau cinéma allemand. Il célèbre la chute de cette industrie sclérosée par l'argent [5] et précise son objectif : la création du nouveau long métrage allemand, sur la base de ses jeunes auteurs qui glanaient depuis peu des prix internationaux pour leurs courts métrages. La première préoccupation du groupe sera de trouver le financement nécessaire au développement de ce fameux nouveau long métrage [6]. Aucune conséquence concrète dans les mois qui suivent ; de plus, de tous les signataires, seul Alexander Kluge deviendra un incontournable du nouveau cinéma national [7]. Mais en 1965, on assiste à la création du Kuratorium junger deutscher Film, en réponse à cette nouvelle mentalité exprimée à Oberhausen et au support qu'elle a suscité. Avec l'aide financière du gouvernement, cet organisme s'était fixé pour but d'encourager les jeunes réalisateurs, avec des prêts sans intérêt avoisinant les 300 000 DM. Les effets se font sentir dès 1966, avec la reconnaissance internationale des films de Kluge et Schlöndorff, à Venise et à Cannes. Seule condition du Kuratorium : la soumission d'un scénario en bonne et due forme. La vague d'optimisme ne fera pas long feu et dès 1968, un membre du C.D.U. répond à l'appel des plus nantis qui gloussent à la «compétition déloyale» (le Kuratorium avait parrainé une vingtaine de films pour ces trois premières années en fonction) : Hans Toussaint proclame le Filmförderungsgesetz - FFG, ou Film Promotion Law - qui aura pour conséquence de renforcer les formules reconnues du cinéma commercial. Le bas de laine du Filmförderungsanstalt - FFA, Film Promotion Office - renfloué à même le prix d'entrée au cinéma, était accessible aux producteurs qui avaient déjà en poche un Referenzfilm, ou plutôt les 500 000 DM que ce dernier avait accumulés en salle depuis deux ans. Parallèlement, le budget annuel du Kuratorium est descendu à 750 000 DM.

Un autre organisme public sera d'une importance primordiale pour le développement du nouveau cinéma : la télévision. Les réalisateurs font face à plusieurs dilemmes : outre le fait qu'on devait collecter des fonds à gauche à droite, mais toujours dans le domaine public (ce qui impose certaines restrictions au niveau du contenu [8]), le médium de la télévision impose des restrictions d'ordre esthétique (grands formats délaissés, dominance du gros plan, «films à thèse» où l'image n'est pas la source d'inspiration première). D'où le développement de ce que Günter Rohrbach a appelé «Amphibious Film», qui donne un mauvais rendu sur grand écran mais s'adapte nécessairement au médium télévisuel. Les adaptations de grands classiques littéraires font légion ; sources d'inspirations sûres, elles encouragent l'emphase sur le scénario (déjà présente dans la politique du Kuratorium), qui plus est, devra être strictement narratif pour ne pas rebuter les créanciers, avec comme résultat la dépréciation du vrai travail de création cinématographique, au tournage et au montage. Force est de constater que, malgré les nombreuses ressources financières qui s'offrent aux jeunes cinéastes, cette liberté qui était la condition essentielle des recommandations au festival d'Oberhausen relève encore de l'utopie [9]. En théorie, la structure décentralisée de la télévision allemande laissait place à de multiples possibilités de subventions, mais dans les faits, on préfère jouer prudemment sur le plan politique. On peut conclure que le complexe de rentabilité, conséquence directe de la gestion capitaliste, aura contaminé jusqu'aux instances publiques qui laissaient pourtant entrevoir des jours meilleurs [10].

Ce détour historique peut surprendre par sa longueur. Il s'avérait nécessaire pour bien situer le contexte dans lequel ont grandi les jeunes auteurs du nouveau cinéma allemand, préciser les limites du financement qu'ils devront tenter de surpasser. De même, les deux réalisateurs, et plus spécifiquement les deux films analysés, offrent un point de vue sur l'histoire, précisent les rapports qu'ils entretiennent avec elle [11]. Sandford dénombre trois voies ouvertes aux cinéastes afin de se libérer du joug du financement public ; The american friend (Wim Wenders, 1971) possède les caractéristiques du film international, issue moins radicale que l'émigration, mais qui a tout de même suscité de vives critiques, chez Schlöndorff notamment, face à l'américanisation qu'elle sous-tendait. Wenders a développé sa propre compagnie de production, qui est allée chercher des fonds à Paris, au Film du Losange ; la distribution des rôles est très éclectique (de Dennis Hopper à Jean Eustache, en passant par Nicholas Ray) ; le scénario justifie qu'une bonne partie du dialogue se fasse en anglais. En considérant l'oeuvre du cinéaste, on ne peut admettre ces traits du film international comme autant de compromis. Bien au contraire, chacun d'eux vient renforcer le propos. Certains passages de Kings of the road, son film précédent, traitaient explicitement de l'état lamentable du cinéma allemand. Même si les événements racontés sont contemporains de la production du film, métaphoriquement la trame de The american friend fait écho au développement du cinéma national après la guerre.

La lecture quasi-immanente du film, qui consiste à voir dans la relation qui se développe entre Tom Ripley et Jonathan Zimmermann (le premier, interprété par Hopper, s'arrange pour que le second commette deux meurtres en vue d'un retour financier) une métaphore des rapports entre les deux pays, l'un contraignant l'autre à s'américaniser s'il veut assurer la survie des siens, démontre bien que si les motifs ici développés relèvent davantage du suspense hitchcockien, et si la technique se rapproche des productions américaines, le traitement et le propos résultent de la thématique privilégiée de Wenders. Comme le dit un de ces personnages dans Kings of the road : «the yanks have colonised our subconscious». De tous les cinéastes, il demeure le plus préoccupé par l'américanisation et reste conscient que «le besoin d'oublier 20 ans a créé un trou, et les gens ont essayé de le couvrir... en assimilant la culture américaine» [12], et que cette dernière ne demandait justement qu'à «fournir des figures d'identification à une société sans pères» [13]. Des trois thèses qui précisent l'interdépendance États-Unis/RFA recensées par Rentschler , Wenders représenterait ce qu'il nomme le «Love-Hatred Syndrome». Dans plusieurs interviews il se réclame du cinéma américain, depuis sa jeunesse il entretient une passion pour ce que le terme «americana» englobe. S'il note lui-même l'amnésie historique et les tendances à l'évasion du cinéma allemand, comme Ripley au début du film il se demande «what's wrong with a cowboy in Hamburg ?» pour ensuite démontrer la corruption que cette situation a apportée, sans pour autant se lancer dans une campagne manichéenne ayant pour but de démoniser les Américains [14]. Même si des parallèles évidents s'opèrent entre le marchandage d'oeuvres d'art opéré par Ripley et les actions de la mafia pour dominer le marché du film pornographique en République Fédérale, la relation entre l'encadreur d'Hambourg - qui représente un peu l'innocence et l'intégrité artistique d'un cinéma n'ayant pas encore connu la corruption (pour preuve les Zoetrope et autres dispositifs qu'il accumule)- et l'ami américain laisse supposer une fascination mutuelle. À travers une certaine ressemblance, ils représentent deux entités nationales s'entre-observant, comme s'ils étaient des doubles essayant de se mieux comprendre dans la maison au miroir qu'est devenu le pays de l'autre [15] (avec des coupes franches, Wenders passe de Manhattan à Hambourg, jusqu'au Manhattan sur Seine de Paris avec sa réplique de la statue de la liberté, sans que le spectateur l'identifie clairement). Les mafieux responsables de la corruption du cinéma sont interprétés par Samuel Fueller, Nicholas Ray, Hopper même [16]; ceux-là même à qui Wenders voue une certaine admiration et qui ont réussi, aux limites d'Hollywood, à créer. Autant de facteurs qui authentifient la thèse de la relation d'amour/haine entre les deux cultures.

En choisissant d'adapter le livre à suspense de Patricia Highsmith, ce qui contraste nettement avec ses précédentes sources littéraires (Wrong Move par exemple, adapté de Goethe par Peter Handke), Wenders a été critiqué de cette entreprise apparemment plus commerciale. Cependant, l'analyse comparative [17] entre The american friend et Strangers on a train de Hitchcock démontre certains traits essentiels du Nouveau Cinéma allemand. En reprenant plusieurs thèmes, jusqu'aux situations du grand classique, Wenders peut extrapoler sa relation particulière avec le cinéma américain, et pervertir par la même occasion les conventions du genre. Là où Hitchcock referme avec précaution la diégèse sur elle-même, chaque élément ajoutant au suspense, Wenders préfère laisser des points en suspens, mise sur le travail sensitif et temporel comme à son habitude, délaisse la causalité psychologique qui est tout pour le premier. Une certaine distance émane de Bruno Ganz, les gros plans se font rares et son non-jeu interfère avec le processus d'identification. Douglas parle d'un double rapport, à la fois réutilisation mais aussi parodie des conventions du genre et de la grammaire hollywoodienne. Ce qui nous permet de faire le pont avec Fassbinder. Reconnu pour sa fascination face aux genres hollywoodiens, et superficiellement face au mélodrame, ce rapport parodique se retrouvait déjà dans ses films de gangsters, avec leur usage outrageusement stylisé de l'esthétique low-key, qui ne renvoie pas simplement à leurs correspondants américains, mais dans leur manque de moyens seraient aussi une contrefaçon des films de série B.

Dans sa volonté de faire des films à l'américaine, Fassbinder, comme Herzog et Wenders, a développé sa propre maison de production, «Tango-Film». Réduisant ainsi la part de financement public, ce qui le libère de l'épée de damoclès qui plane encore trop souvent sur les jeunes cinéastes allemands, il use de clichés mélodramatiques pour en faire ressortir des messages plus radicaux. Le Mariage de Maria Braun est un cas intéressant. La tumultueuse vie affective de Maria Braun pourrait nous inciter à y voir l'essence du mélodrame hollywoodien, mais le traitement, la revendication historique du film pousse la réflexion à un autre niveau que celui de la parodie ou du simple pastiche. Le film débute à l'orée de la deuxième guerre mondiale, et si Guy Hennebelle lui reprocherait sans doute de ne pas remonter aux raisons profondes des affrontements, de ne pas se positionner de façon explicite politiquement, John Sandford quant à lui y voit la porte de sortie idéale du cinéma allemand : un «bon» film qui a également réussi à attirer le public allemand. À elle seule, cette conception sous-tend les influences du cinéma américain, le préféré des Allemands, de même que la force d'un auteur qui ne se contente pas de reprendre les formules établies. La source d'inspiration la plus souvent citée par Fassbinder lui-même, les mélodrames de Douglas Sirk, pervertissaient déjà à certains égards le genre. Les bouleversements dans la vie de Maria Braun sont le reflet de ceux subis par le pays après la guerre : après des essais infructueux pour reconstruire son mariage comme institution première, elle fonce dans la période de prospérité économique, apprend l'anglais de son amant de fortune pour ensuite s'enliser dans la perte individuelle. Ce retour à l'histoire observable dans le cinéma allemand post 1970 est teinté de conceptions brechtiennes. Par le recours à la séparation des éléments, pour exemple la fermeture du film avec ses photos des ex-chanceliers allemands, ou encore le contrepoint créé avec des éléments sonores (bruits de guerre, coupe du monde de soccer victorieuse pour le pays), la forme ouverte ne donnant pas toute les réponses au spectateur (Maria a-t'elle perdu son enfant, s'est-elle fait avorter ?), ces éléments combinés à l'emphase historique, servie par un personnage féminin fort, jusqu'au jeu anti-dramatique de Hanna Schygulla, amènent le spectateur à une certaine distance, favorisant son regard critique. Bien sûr, on n'en attendait pas moins d'un membre actif à l'époque de l'anti-teater.

La position de Fassbinder sur le sujet est emblématique de la problématique ici abordée. Son projet est ambitieux : à la fois faire des films aussi beaux et puissants que ceux d'Hollywood, intégrant la critique sociale brechtienne mais la surpassant, selon lui, en laissant le spectateur ressentir les émotions du personnage et réfléchir sur ce qu'on lui présente. Un mélange d'identification et de distanciation aussi difficilement concevable en théorie qu'en pratique. Même s'il est clair que, nonobstant les conceptions de l'école de Berlin versus celles de l'école de Munich, ce cinéma ne fera pas bouger les fondations bourgeoises et capitalistes accentuées par cet «ersatz homeland» [18] que sont les États-Unis, il apporte un questionnement approprié sur l'errance identitaire d'un pays en quête d'appartenance. Mais, comme le rappelait Schlondörff en acceptant l'Oscar du meilleur film étranger pour The tin drum en 1980, le cinéma américain a été en grande partie investi par des créateurs étrangers... et spécialement par des réalisateurs allemands (la liste est longue : Murnau, Lang, Wilder, Lubitsch, Pabst...). On s'étonne peu de la popularité du nouveau cinéma allemand en Amérique et on ne se laisse pas berner par les querelles du passé, qui sont autant de preuves d'un attachement mutuel, difficile à cerner, où un peuple exprime à travers un autre ses démesures aussi bien que ses revers.


Carl Therrien
Montréal - 2001



1 - John Sandford remarque à ce propos : «Encore une fois leurs intentions étaient, ostensiblement, honorables. En lieu et place d'un monopole contaminé par l'idéologie il y aurait la saine diversité. Malheureusement il n'en a pas été ainsi. Le démantèlement de l'industrie cinématographique l'a tout simplement affaiblit.». Traduction libre, in SANDFORD, John. The New German Cinema, Library of Congress Cataloging in Publication Data, New York, 1980, p. 10.

2 - HENNEBELLE, Guy. «L'insurrection des écoles nationales», in 15 ans de cinéma mondial (1960-1975), Tome 2, Syros, Paris, 1997, p.142.

3 - Ibid., p.144

4 - On remarque ici un parallèle très évident, dans l'emploi de ce terme par la nouvelle génération de réalisateurs au centre du Nouveau Cinéma Allemand, avec la Nouvelle Vague française ; le terme «Autorenkino» (cinéma des auteurs), qui qualifiera dans bien des études le nouveau cinéma national, ne doit pas nous enliser dans cette voie qui nous amènerait à parler d'une Nouvelle Vague allemande. Comme le précise Sandford, et nous verrons pourquoi un peu plus loin, on ne peut parler d'une cohésion assez grande, et ce à toutes les étapes de son évolution, du «junge deutsche Film» pour qu'il puisse faire école.

5 - Extrait du manifeste : «The collapse of the conventional German cinema finally removes the economic basis from an attitude of mind that we reject». Traduit de l'allemand et cité par John Sandford, The New German Cinema, Library of Congress Cataloging in Publication Data, New York, 1980, p. 13.

6 - Bien entendu, esprit de la fin des sixties oblige, le ton révolutionnaire clame une requête essentielle : «Freedom from the customary conventions of the trade. Freedom from the influence of commercial partners.». Ibid.

7 - Dans les faits, Kluge est responsable du premier geste qu'on peut considérer en terme de réponse au manifeste : la création, à l'Ulm Academy of Art, de l'Institute of Film Art qui, de 1962 à 1966, a formé de jeunes cinéastes pour ensuite se concentrer sur la recherche.

8 - «One is, for instance, hard put to find among the work of the major directors more than a handful of films that tackle the student revolt, unemployment, terrorism, [...].» SANDFORD, John. The New German Cinema, Library of Congress Cataloging in Publication Data, New York, 1980. P. 147.

9 - L'exception qui confirme la règle : Germany in Automn.

10 - Hennebelle résume :«[...] comment promouvoir de »bons« films alors que c'est une expansion capitaliste rapide que l'on recherchait ? Autre dilemme : du fait de la paralysie de l'industrie conventionnelle, on a aidé les nouveaux cinéastes allemands, mais en même temps la situation est devenue telle que ces subventions ont profité aussi aux monopoles U.S. [...]. Les nouveaux cinéastes se sont dès lors trouvés dans une situation intenable. Tout s'est passé comme si l'État les avait contraints à se mettre sous la coupe des monopoles.» In «L'insurrection des écoles nationales», in 15 ans de cinéma mondial (1960-1975), Tome 2, Syros, Paris, 1997, p. 146.

11 - Sandford, parlant du Nouveau Cinema Allemand : «[...] it's distinctive features, both in form and content, are determined not so much by the directors' visions as by the conditions that enable them to make films in the first place.» In The New German Cinema, Library of Congress Cataloging in Publication Data, New York, 1980, p. 150.

12 - Traduction libre des propos de Wenders recueillis par Jan Dawson, cités par Eric Rentschler, «How American Is It : the U.S. as Image and Imaginary in German Film», in Persistence of vision, #2, fall 1985, p. 7.

13 - Traduction libre, RENTSCHLER, Eric, Ibid., p. 6.

14 - Ce que Rentschler nomme ironiquement «The American Friend Turned Fiend», Ibid.

15 - «The closer one looks, the more familiar the foreign experience becomes.» RENTSCHLER, Eric, Ibid. p. 15.

16 - Easy Rider témoigne d'une certaine similitude avec le «road movie» façon Wenders. Ce voyage, cette quête identitaire désillusionné par le Viet-nam, rappelle la situation de l'Allemagne d'après-guerre.

17 - Analyse effectuée par J. Yellowlees Douglas.

18 - Expression de Rentschler, Ibid., p. 6.

 

BIBLIOGRAPHIE

SANDFORD, John. The New German Cinema, Library of Congress Cataloging in Publication Data, New York, 1980.

HENNEBELLE, Guy. «L'insurrection des écoles nationales», in 15 ans de cinéma mondial (1960-1975), Tome 2, Syros, Paris, 1997.

RENTSCHLER, Eric. «How American Is It : The U.S. as Image and Imaginary in German Film», in Persistence of vision, # 2, Automne 1985.

-DOUGLAS, J. Yellowlees. «American Friends and Strangers on Trains», in Film Litterature Quaterly, Vol. 16, # 3, 1988.

-MOELLER, H-B. «Fassbinder's use of Brechtian aesthetics», in Jump Cut, # 35, Avril 1990.