Les grandes questions existentielles tempêtent dans la tête des poètes et philosophes depuis l'Antiquité. De nos jours, les réponses restent toujours aussi mystifiantes. Qu'est-ce que l'être ? Lorsque l'on dit je, qui évoquons-nous exactement? Ou qu'évoquons-nous peut-être ? Je suis, oui, mais comment puis-je en être si sûre ? Les réflexions sur le moi se sont multipliées, jusqu'à ce que la "théorie du sujet" stagne en un débat. D'un côté, Descartes affirme que le sujet ne peut trouver son assise, sa justification, que dans le fait qu'il pense ; d'où le célèbre "Je pense, donc je suis" rationaliste qui réduit le sujet à une simple chose pensante. À l'opposé, Hume proclame une philosophie empiriste où le sujet n'existe que parce qu'il perçoit les choses à travers le monde qui l'entoure. L'existence tout entière est ainsi liée à la res extansa, c'est-à-dire à une expansion, une continuation des choses extérieures, du monde apparent, au sein même du sujet; en moi. Entièrement élaboré à partir de ses sens, le sujet de Hume est contrôlé par ce qui existe en dehors de lui. Nos perceptions influencent considérablement notre vie, mais peuvent-elles réellement la fonder ? Notre raison nous dissocie peut-être des autres animaux, mais pensons donc un peu aux génocides, aux tortures, à notre histoire... Qui sont les bêtes domestiquées et qui sont les barbares ? Qu'est-ce que cette raison animale ? Finalement, ni Hume ni Descartes ne peuvent avoir raison ni tout à fait tort. Devrais-je plutôt dire qu'ils possèdent chacun une petite parcelle de vérité ? C'est ce que Kant va expliciter, donnant enfin la mort aux anciennes oppositions et ainsi permettre l'élaboration de nombreuses et intéressantes réactions, notamment celles des Romantiques d'Iéna (Novalis, Schelling, Schlegel).

Emmanuel Kant (1724-1804) a révolutionné la métaphysique, autrefois confinée aux geôles des philosophies empiriques ou rationalistes. En fait, Kant instaure une toute nouvelle théorie du sujet qui permet de fusionner les points de vue de Descartes et Hume. Par un tour de force incroyable, Kant affirme que nous existons parce que nous pensons, mais que la réflexion n'est possible que par la perception : en pensant, nous devons nous représenter nous-mêmes en train de penser... et de percevoir cette pensée. Le mot réflexion implique justement une certaine réflexivité, une représentation de soi-même effectuant un acte quelconque, soit celui de penser. Tout ne serait donc qu'une question de point de vue ! Mais il me semble faux d'affirmer que la seule chose qui nous différencie des autres êtres vivants soit que nous, humains, soyons conscients du fait que nous ne vivons qu'en nous pensant en train de vivre, que nous n'existons qu'en nous imaginant existant. Cela supposerait un énorme bond en arrière et un retour à la théories "humienne" des perceptions : le moi deviendrait totalement subjectif, car l'imagination que nécessite la pensée n'est qu'une perception orientée par le sujet. Mais chez Kant, la subjectivité est l'organisation du monde sensible par l'esprit ou la raison. Ce qui nous caractérise est que nous pouvons nous imaginer "imaginant"; un être pensant qui perçoit, qui se perçoit ; un cogito pensant. Le moi ne se construit que par l'imagination que Kant qualifie de "transcendantale", un processus fondé sur l'intuition, elle-même basée sur l'imagination productive. Cette imagination productive n'est rien d'autre que le synthétique a priori. D'accord, la conceptualisation se fait à partir de l'intuition, mais cette intuition même s'appuie sur une expérience vécue par tous les humains qui m'ont précédée, ce qui revient au même d'affirmer que cette intuition n'est rien d'autre qu'un constituant de la raison, formée par une entente commune entre humains sur des choses qui nous préexistent toujours, même si elles se fondent sur l'expérience. Comme par exemple le temps et l'espace. La spatio-temporalité est la forme même de l'intuition pure. C'est toujours à partir d'un temps et d'un espace donnés que toute représentation (de nous-mêmes ou non) s'effectue. Lorsque nous réfléchissons, lorsque nous pensons, nous nous imaginons d'abord en train de penser et pour ce faire, nous nous représentons toujours, intuitivement, dans un espace-temps. Nous pouvons certainement nous considérer en absence de temps et de lieu, mais ce vide existe ; il se situe tout de même spatialement et temporellement... Car ce vide reste toujours le néant et ce néant, même s'il représente l'absence de ces piliers de l'intuition, est quand même caractérisé, nommé, désigné par le fait qu'il est absence de temps et d'espace. Imaginer le vide, c'est encore se raccrocher au synthétique a priori ! Or l'imagination transcendantale unifie le sujet à l'objet par cette intuition où le monde et la conscience ne font plus qu'un. Par l'image, nous ne sommes plus qu'un phénomène: nous n'existons qu'au moment où nous nous faisons apparaître dans le monde, mais nous devons nous imaginer ce monde afin que cette représentation soit possible. L'image est fugitive puisque le monde est corrélat du sujet, mais le sujet est aussi corrélat du monde. L'un n'existant pas sans l'autre, ils s'auto-produisent mutuellement, nous laissant ignorants sur ce qui préexiste à quoi. C'est l'oeuf ou la poule ! Par l'imagination, cette capacité de se représenter, nous permettons la symbiose totale du monde et du sujet. Et c'est cette imagination qui permet l'entremêlement du cogito cartésien et du sujet percevant de Hume.

L'imagination transcendantale permet l'union du monde sensible au monde intelligible, de la perception à la raison. Le sujet est entièrement guidé par sa représentation du monde, son esprit soutient tout ce qu'il perçoit. Le monde est fait pour soi, en fonction de soi, puisqu'il se construit perpétuellement à travers notre imagination. Autrement dit, le sujet se retrouve assujetti au moi, qui sous-tend toute représentation. Ce n'est plus le sujet qui est instrumentalisé(devenu non une fin, mais un moyen), mais l'objet, le monde. Pourtant, Freud ne nous a-t-il pas prouvé depuis, que ce que nous appelons la conscience ne peut maîtriser tous nos faits et gestes ? Et le Ça, l'inconscient dans tout ça ? N'est-il pas diamétralement opposé à certaines actions (actes manqués de Freud) que nous ne pouvons consciemment effectuer ? Il est certain que le travail de réflexion nécessite l'intervention du sujet pensant, mais celui-ci n'est peut-être pas inévitablement influencé par quelque chose d'extérieur à lui.

C'est à ce moment que les premiers romantiques allemands, membres de la revue Athenaum (1798-1800), viennent, à mon sens, enrichir la théorie kantienne. Il est certain qu'il faut que je me fasse apparaître dans le monde pour que celui-ci apparaisse en moi et c'est le rôle principal de l'imagination transcendantale que de faire advenir l'objectivité du monde en moi (c'est la représentation) et aussi celui de faire intervenir ma subjectivité dans le monde extérieur (l'expression). Ce double apparaître empêche le sujet de vivre sans le monde qui l'entoure et inversement le monde ne peut se construire sans le sujet qui le transforme en y introduisant sa subjectivité. Tandis que le sujet kantien, par l'intuition, se regarde avec attention, c'est toujours de l'intérieur, qu'il le fait, à partir de son esprit, du monde intelligible. Alors que chez les Romantiques d'Iéna, l'intériorité ne concerne pas que l'esprit, mais aussi le corps même, se rapprochant ici de la conception freudienne des désirs inconscients. Il y a rupture entre une conception mécaniciste de l'intuition (Kant) où le sujet est guidé par la logique analytique et celle organiciste des Romantiques où le sujet se rapporte aussi au monde par l'intuition, mais cette dernière fonctionne à partir de la globalité, de la synthèse de nos propres sensations en tant qu'êtres humains, en tant qu'étant nous-mêmes notre propre fin. Nous ne nous imaginons et parlons non seulement avec notre esprit, mais aussi avec notre corps tout entier. Chez les romantiques, nous discutons maintenant avec nos tripes, avec notre coeur. Alors que le sujet kantien se basait sur l'observation de lui-même par sa raison et sa logique, le sujet de Schlegel et ses compagnons est plus proche de la divination, du pressentiment que de l'observation prônée par son contemporain. Le moi ne peut que se deviner par le monde, de la même façon le monde ne peut qu'être pressenti par le sujet, puisqu'ils ne se complètent que par leur symbiose. En effet, alors que le moi kantien est assujetti à lui-même, à sa raison, formant ainsi une espèce de système-sujet, ce système est transformé par la réflexion romantique en organisme-sujet, qui implique que certaines actions ne peuvent provenir de l'esprit, mais viennent du corps.

Ce sont les organes, le corps même qui détermine le sujet, le rendant plus libre. Parfois, le corps réagit sans que la conscience ne vienne s'en mêler. En ce sens l'être romantique est plus libre que le sujet kantien, puisqu'il se laisse guider par son corps sans que sa conscience ne vienne le censurer. De plus, le sujet ne se perçoit plus individuellement, mais en tant qu'être humain libre(puisqu'il consiste en sa propre fin) parmi les autres êtres pensant et respirant. Ce qui explique que les signataires de cette revue soient restés anonymes : nous ne nous exprimons plus que comme individu, mais comme individu tenant compte de sa globalité, de la "communauté humaine". Ainsi, les impératifs catégoriques kantiens entrent en ligne de compte, puisque je suis libre, dans la mesure où je respecte la liberté des autres. Le sujet romantique est plus libre que le moi kantien, car ce dernier basait son éthique sur la raison humaine... et nous voyons avec Hitler ce qu'il en est advenu de l'éthique cruelle de la raison humaine. Tandis que l'Athenaum proclame une éthique fondée par la beauté, l'esthétique, le processus unificateur de toutes les données de notre existence. Je suis une oeuvre ou plus précisément la mise en oeuvre d'une oeuvre. Le groupe romantique a d'ailleurs instauré le "roman d'apprentissage", où quelqu'un part à la recherche de lui-même en parcourant le monde. La vie ne serait donc qu'une quête de l'objet esthétique en moi qui se retrouve dans le monde ? La théorie du sujet devient ainsi une théorie de la création, puisque que je n'existe qu'au moment fugitif où je m'imagine dans le monde et que le monde n'existe que lorsque je me suis créé dans celui-ci. Nous n'existons jamais indépendamment du monde et des autres humains, nous n'existons que dans la fusion, l'apparition de cette union. Ainsi, nous nous produisons éternellement sans jamais devenir le produit de cette production. Nous ne sommes jamais vraiment, puisque nous ne sommes qu'au moment où nous nous faisons nous-mêmes. Nous ne vivons qu'en ayant déjà vécu(d'où l'importante de l'historicité romantique), notre totalité n'advient qu'à notre propre fin, faisant de nous de sempiternels phénomènes, une subjectivité qui ne se crée qu'en se détruisant, puisque nous ne vivons qu'à ce moment où nous nous recréons encore et inlassablement à travers le monde, changeant au gré de celui-ci, du temps qui le transforme. De ce point de vue, la théorie phénoménologique romantique se rapporte plus au monde hindou qu'à l'Antiquité grecque, où le monde est créé par le dieu Bhrama(le créateur) mais seulement dans la mesure où Shiva(le dieu destructeur) a tout anéanti.

Le monde que l'on se donne à voir se résume en une façon d'être en tant que sa propre finitude. Conséquemment, nous devons avoir conscience du fait que les gens qui nous entourent et qui constituent le monde extérieur sont aussi leur propre fin. Ce qui nous oblige à ne pas faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas qu'ils nous fassent, premier principe de l'impératif catégorique de Kant, qui sous-tend d'ailleurs toute la théologie chrétienne, soit les dix commandements de l'Ancien Testament. Ainsi, je ne tuerai point. Non pas parce que ma raison me dit que c'est mal, mais parce que je ne veux pas que tout le monde puisse librement décider de ma fin, qui est la seule chose qui m'est spécifique. En exerçant ma liberté, je réduis donc celle des autres ou je limite mon indépendance en voulant respecter celle des autres. Ainsi, le sujet est libre, mais il est soumis à une force plus grande qui le dépasse, qu'il ne peut contrôler. C'est cette force qui nous construit sans que nous ne puissions rien n'y faire. C'est cette énergie même qui nous crée et qui sous-tend tout œuvre d'art. Voilà toute l'originalité des Romantiques : la vie, au même type que l'oeuvre littéraire est basée sur une éthique esthétique, sur le beau comme générateur de toute création.

Finalement, les Romantiques allemands furent bien sûr extrêmement influencés par Kant, le réformateur de la métaphysique, mais toute leur originalité réside dans ce qu'ils opposent à la théorie du sujet relativement rationaliste de Kant(même si ce n'est pas le rationalisme radical de Descartes !). Le sujet est assujetti à lui-même, mais voilà donc où réside sa liberté. Je ne peux plus avoir de point de vue dominant sur moi-même ni sur le monde qui m'entoure, puisque l'un n'existe plus sans l'autre et qu'ils ne sont jamais totalement créés, puisque leur existence consiste justement en cette capacité de se transformer constamment selon la fluidité et la diversité du temps et de l'espace. De même que je ne puisse vraiment affirmer que j'existe, parce que je suis toujours en train de me produire sans jamais m'arrêter pour être. C'est ce mouvement du non-être à l'être qui fait que je puisse m'affirmer comme personne vivante. Je suis donc semblable à l'oeuvre d'art car je me crée sans cesse sans jamais atteindre ma finitude. Mais si je ne suis jamais la même personne, influencée par le flux de la conscience, lui-même influencé par le flux de mes actes en devenir, comment puis-je être vraiment sûre que j'existe. Mon scepticisme me mène peut-être un petit peu trop loin... mais ne suis-je qu'un phénomène inexpliqué ? La notion de phénomène ne clarifie pas du tout ce que nous entendons lorsque nous parlons du sujet. Au contraire le fait de nous considérer comme une forme investie d'une force créatrice (extérieure à nous, donc, inexplicable...) ne fait qu'ajouter du mystère à ce qui jette les bases de notre existence. Nous existons parce que nous nous recréons constamment. Mais cette recréation n'est-elle peut-être qu'un autre subterfuge inventé par nous pour nous rassurer, comme dieu... Qui sait ! Et qui pourra vraiment le savoir un jour ? Peut-être ne sommes-nous caractérisés que par le fait que nous tenons absolument à savoir si l'on vit, et dans quelle mesure... Le sujet ne serait qu'un être capable de douter de sa propre existence... l'imagination si primordiale n'est peut-être que la faculté caractéristique qu'ont les humains de ressentir le besoin de spéculer non seulement sur leur propre fin, mais aussi sur leur possibilité même de vivre... Puisque nous ne pouvons le savoir, nous nous angoissons et puisque nous sommes angoissés, peut-être ressentons-nous la nécessité de savoir...

 

Karine Crépeau
Montréal, 2001