Le post en jeu

Remémorez-vous cette allégorie, désormais inextricable de notre culture, contaminée de l'intérieur pour en faciliter le recyclage, servie à plusieurs moments sous différentes acceptions, et peut-être recrudescente en cette ère du tout simulacre exacerbé par le virtuel. Rappelez-vous ces hommes enchaînés, têtes immobiles, peinant à détourner le regard, champ de vision restreint et dominé par le régime des ombres sur le mur. Voyez l'un d'entre eux se défaire de ses liens, délaisser cette facticité désuète, sortir de la caverne, regarder humblement le soleil et voir son reflet dans l'étang, résigné mais aussi confiant d'amorcer ce travail de longue haleine qui consiste à raffermir sa compréhension du monde. Espérant qu'un jour son appréhension ne saisisse la beauté pure et idéalisée du monde. Même en ayant pris soin de présentifier l'allégorie, de la rabattre mentalement sur le moment présent, on ne pourra échapper aux réactions vives lorsqu'elle se verra associée sans plus de cérémonie à l'époque moderne. Pourtant, qu'est-ce que la modernité sinon un moment où l'homme aura cru bon de défoncer le plancher sur lequel il siégeait depuis trop longtemps, un refus de la parole des pères qui précipite la nécessité, afin de s'asseoir toujours plus confortablement, de réviser ses méthodes, les rendre plus aptes à la connaissance juste et de raffiner ses moyens de représentation ? Cependant, il ne s'agit pas de télescoper sans crier gare et ainsi engendrer de fausses équivalences. Platon, arrière-grand-père des modernes ? Aussi bien pisser dans un violon. Parce que nous n'entrerons pas dans ce jeu des précurseurs où le cri victorieux du chercheur blasé résonne longuement d'avoir trouvé un papa de plus, mais n'ébranle strictement rien si ce n'est qu'il enlise un peu plus profondément cette approche téléologique souvent entachée par l'auto-valorisation (personnelle ou nationale). Pas question d'élever de grands mythes dans le présent travail.

Aussi bien mettre cartes sur table dès maintenant ; tout au long de notre réflexion, il nous sera impossible de faire l'économie d'un choeur critique d'autant plus gênant qu'il ne pourrait pas totalement se faire blâmer de scander ainsi au blasphème. Mais ces rapprochements incongrus, ces associations parfois hâtives soutiendront pourtant un dessein honorable : il s'agira de poser un doute légitime sur la simplification éhontée qui rôde sur l'histoire, et par extension sur l'histoire des arts, caractérisée par l'opposition toujours présente entre modernité et postmodernité. En somme, ceux qui voudraient encore saisir le phénomène dans une dichotomie rassurante sortiront désabusés de cette réflexion. Paradoxalement, pour mener à bien l'entreprise il faudra réduire les conceptions moderne et postmoderne à quelques-uns de leurs éléments significatifs. Mais contrairement à la périodisation historique, cette réduction ne vise pas une dissection rassurante afin de mieux saisir cette masse protéiforme que constitue l'histoire. Nous procéderons plutôt de façon à extraire quelques idées reçues comme spécifiques à chacun des moments, placées d'usage en opposition, et ce en fonction de deux critères en particulier : la conception métaphysique et la conception du sujet qui en découle. Une fois l'extraction opérée, on s'efforcera de démontrer l'équivalence de principes dits spécifiques à chacun des moments avec d'autres principes présents à différents moments, de l'Antiquité jusqu'au 20ème siècle. Mais plus significativement, il s'agira de bien mettre en relief la non contemporanéité de ces principes, et de surcroît, leur chevauchement occasionnel et le caractère relativement récent de leur ferme opposition. Ainsi, les paradoxes de cette dichotomisation entre moderne et postmoderne (sa non applicabilité) laisseront supposer un prolongement entre ces deux paradigmes, et même plus, une dynamique circulaire engendrée par les modalités d'appréhension qui nous incombent, tel un rhizome nourri de l'intérieur, ses éléments se contaminant au sein d'un processus réitératif insaisissable. Comme si l'homme devait en quelque sorte se complaire dans le rôle quelque peu vulgaire (selon ses standards auto-proclamés) du pion d'un jeu mettant continuellement à jour ses multiples possibles, épuisant toute la combinatoire de principes à petit feu ; quant à savoir si ces derniers sont issus d'un monde transcendantal, devant être imités par l'homme dans les limites de sa condition puisque seulement accessibles en dehors de leur pureté et déjà modifiées par le jeu, ou si les principes et leurs combinaisons ne dépendent que de la pensée humaine... Ne pas dire : un tel, déjà moderne, tel autre, postmoderne avant son temps. Ce serait s'en remettre un peu trop promptement sur la supposée pertinence de la terminologie contemporaine. Établir un bassin d'idées certes différentes mais comportant toutes en partie un même principe unificateur, comme enfoui et toujours contraint d'éclater à divers moments de l'histoire, et ce pour différentes conceptions de la transcendance et de la subjectivité ; nommer ensuite ces principes relève de la pure convention, et les termes employés ne devront pas être entendus comme propositions définitives.

Bien entendu, nous ne pouvons entreprendre un tel pillage dans l'histoire des idées avant d'avoir mis en place l'opposition en question. Il ne s'agit pas de mettre la main sur un éventuel coupable entre différents théoriciens et ainsi condamner les instigateurs d'une dichotomie rassurante. Certains voient une rupture plus profonde entre les deux moments mais ce n'est pas leur conception que nous tenterons de reproduire ici sans nuance. Il s'agit plutôt de rester au niveau de l'idée reçue et d'y constater ce mécanisme de compréhension (la dichotomie), présent certes dans les écrits sur l'avènement de la postmodernité, mais exacerbé dans le langage courant. En somme, ce mécanisme dont on n'ose pas déroger pour mieux appréhender l'histoire se manifeste également lorsque la conscience commune se saisit du discours historique et simplifie de nouveau une masse profondément chaotique. Rappelons-le, le présent travail s'efforcera de faire surgir quelques traces de ce chaos en tentant bien naïvement d'échapper à ces recours mentaux. Nous préférons donc ne pas critiquer ouvertement une série d'auteurs, ce qui reviendrait (et revient souvent) à affirmer la supériorité de sa méthode sur celles d'autres chercheurs, mais plutôt établir un peu plus loin un bassin d'idées à partir de différents penseurs. Bien sûr, et c'est une critique insurmontable, en délaissant cette logique d'affinement des moyens d'analyse pour mieux restituer un chaos, on affirme inévitablement la supériorité de notre approche. Nous demanderons donc un acte de foi de la part du lecteur à ce niveau ; le présent travail ne critique pas simplement les méthodes desquelles il est l'héritier, mais aussi sa propre méthode.

Grossièrement schématisée donc, l'opposition entre modernité et postmodernité se résumerait en fonction de deux axes dichotomiques organisés chronologiquement, et généralement employés comme grille de classement dans le domaine des arts. La première opposition axée dans le temps se construit à partir d'un caractère centripète ou centrifuge attribué à un corpus d'oeuvres d'art. Ainsi, l'époque moderne s'est vue résumée en terme d'épuration. Chaque domaine artistique y aurait amorcé une phase de délestage intensif et progressif visant à mieux cerner son essence propre. La touche du peintre ne doit plus se sublimer pour répondre aux règles de représentation classiques mais devient un index de l'acte créateur. Le point, la ligne, la tache, la couleur, son empâtement, le rabattement des surfaces qui souligne l'importance du support, tout élément de la création picturale devient prétexte à cette recherche. Le grain de la pellicule, le montage, le plan-séquence, tout est mis en oeuvre pour affirmer la spécificité du cinéma. Même chose en littérature. Logiquement, à force d'épuration les artistes modernes se heurteront au degré zéro de l'art (et même plus tôt que prévu ; pensons à Carré blanc sur fond blanc de Malevitch en 1918). La rupture se situerait donc au moment où les avant-gardes se seraient mordues la queue. Dès lors, toujours selon ce schéma chronologique, nous entrerions dans la phase centrifuge, postmoderne, de la pratique artistique. Au caractère excessivement essentialiste des modernes, on substitue l'explosion foisonnante, fuyant les restrictions devenues trop gênantes et inaptes, de surcroît, à restituer une quelconque vérité de l'art. Citations feux d'artifice, hybridité des genres et des arts, mixité iconographique, recyclage du sacré comme du profane, pastiche; bref, le régime de l'impureté dans toute sa grandiloquence. Et de cette mise en scène, parce qu'il s'agit bien ici d'une mise en scène, découle la seconde opposition : on évoque ici l'axe naïveté / ironie, naïveté moderne d'une course à l'essence, ironie postmoderne du tout est permis.

Cette lecture chronologique impose une périodisation qui ne va pas sans problème. Dans l'acception qu'elle propose en se limitant à l'histoire des arts, la modernité se voit en fait télescopée avec le mythe de l'évolutionnisme en art -que faire des acceptions historiques et philosophiques d'un Descartes qui la situerait plutôt au 15ème siècle, engendrée par la Renaissance, l'Humanisme et la Réforme protestante ? Est-il question ici de deux entités indépendantes ou serait-ce possible d'y retrouver un même vecteur les ayant toutes deux polinisées ? De même pour la postmodernité ; ne parle-t-on que d'un phénomène artistique résumé avec promptitude par la mort de l'art, où pourrait-on y discerner un phénomène plus large recoupant plusieurs disciplines et époques ? Or, si la modernité se voit réduite à l'éclosion des avant-gardes depuis les fauves et les impressionnistes, il est beaucoup plus aisé pour un discours de type historique de la cloisonner en une période homogène et donc plus apte à être placée en opposition directe avec la période subséquente. Telle une image du monde heidegerien, elle devient un simple cliché réducteur, dans les deux sens du terme (photographie et doxa). Nous entamons ici la première étape qui vise à faire émerger le caractère illusoire d'une modalité d'appréhension semblable, mais avant de se lancer dans une série d'exemples concrets démontrant la non applicabilité d'une telle grille, force est de constater un paradoxe majeur d'ordre plus général. Si l'épuration moderne culmine véritablement dans la débâcle, une incapacité fonctionnelle à parachever continuellement l'évolution, comment justifier l'auto-proclamation sous-tendue par l'appellation « postmoderne », à savoir le positionnement délibéré de ce moment en terme d'après ? Post ; finies les folies, ressaisissez-vous et retombez sur terre. Premier paradoxe qui devra être extrapolé : l'ère du tout-faux se désigne sous un terme qui semble revendiquer le retour au bon sens. Post ; pousse-toi de là, la version définitivement post, plus, meilleure, arrive en ville. N'insiste plus sur cette notion périmée de progrès, je suis le progrès. Cesse de te compromettre en cherchant la nouveauté même retranchée dans ses derniers refuges, je suis la nouveauté, je fais la nouveauté. La simplification des deux moments semble si maladroite qu'aucun malaise n'émane de cette grossière personnalisation. Mieux encore ; le postmoderne se définit par son ironie, érige le relativisme et le « tout est faux de toute façon, à quoi bon », mais récupère dans sa définition même la méthode rassurante par excellence, pour mieux comprendre l'histoire, c'est-à-dire sa dissection périodique au bistouri. Paradoxe ? Non. Bien sûr que non. Cohérence limite où le postmoderne recycle même ce qui pourrait l'annihiler ; comment exhiber plus fièrement le tout-faux ?

Les deux moments semblent toujours plus alambiqués aussitôt admise cette autre conséquence du « post » : « le projet post-moderne est obligé d'emprunter au modernisme son essence même, à savoir la rupture ; rompre avec le modernisme ne peut se faire qu'en affirmant un Nouveau supplémentaire »[1]. Mais que se cache-t-il derrière cette idée de rupture, ici définie par Lipovetsky comme essence de la modernité ? Doit-on comprendre que le foisonnement des avant-gardes ne constitue qu'une simple volonté anti-passéiste, se complaisant dans la rupture sans aucune autre fin, et ainsi accréditer ce reproche parfois adressé aux dadaïstes, à savoir le piège de l'art pour l'art ? Apparemment, mais pas absolument, non. Puisque la première manifestation dadaïste, à Zurich, est empreinte de revendications. Aussi parce que certains textes phares de la modernité inscrivent cette dernière dans un dessein parfois banalement socio-politique, ou encore absolu et éthéré à souhait. De l'homme des foules baudelairien, prétexte à une entreprise de définition du beau, jusqu'à la défamiliarisation chklovskienne [2], inscrite dans un registre marxiste, il est ici question d'un projet moderne. La perception du temps n'est plus la même, d'inaltérable il subit une fétichisation marquée par l'ère industrielle, son déroulement exacerbé par le progrès en marche célébré de Baudelaire jusqu'aux futuristes italiens. Autre grand cliché moderne, le progrès dans son acception courante, industrielle et technique, contribue à cloisonner la modernité dans une période qui se limite au tournant du 20ème siècle. Cependant, l'idée de progrès ne se limite pas à cette définition et, pour peu qu'on élargisse nos horizons, s'y jouxtera un élément essentiel qui n'abolit pas pour autant l'application du concept à la période moderne considérée de façon restrictive.

Quelles sont les implications d'une notion telle que le progrès dans l'histoire de l'humanité ? Nous laisserons de côté pour le bien de la démonstration diverses doctrines, par exemple le gnosticisme qui conçoit d'une certaine façon un progrès par l'incarnation progressive de l'être dans le monde, et ce pour la simple raison qu'ici le progrès est l'oeuvre d'une contingence extérieure à l'homme. L'idée de progrès qui nous intéresse s'inscrit dans un cheminement propre à l'homme, où la contingence précisément s'estompe à divers degrés pour ouvrir une possibilité d'action quant à son devenir historique. Entendu au sens fort, ce progrès est centré sur la condition humaine, désormais insoumise à la contemplation de la fatalité. Non, cette foi en l'homme ne peut concevoir une telle résignation fataliste. Célébration du surhomme en puissance qui impose un projet, une évolution engendrée par le raffinement de ses moyens d'appréhension, d'où l'insistance sur une rupture toujours plus profonde dans la tête des hommes qu'elle ne l'est vraiment. Le monde qui l'entoure ne demande plus qu'à être débusqué et maîtrisé. Le réel à être mieux saisi. Même le registre du faux y concourt. Les productions culturelles insistent sur leur condition factice et l'aliénation de perception qu'elle engendre. Défamiliarisations, ruptures, rejet de la tradition, autant de termes qui se résument dans la célèbre auto-référentialité de l'oeuvre moderne, non plus envisagée pour elle-même, mieux que simplement inscrite dans le projet, mais le mettant en branle de plein fouet. L'oeuvre ne se contemple plus, elle se consomme lorsque confrontée avec le spectateur ; l'illusion s'y consume. Tantôt cool, dépouillée de manière à provoquer, mais aussi hot au paroxysme, trop pleine, elle incite à la participation au sens de McLuhan. Participation à quoi exactement ? À l'accomplissement du telos, finalité inscrite dans la nature humaine et nécessairement réalisable, voire inapte à demeurer inachevée [3].

Après avoir précisé cette notion de progrès dans le but d'en faire une idée unitaire à la Lovejoy, il serait pertinent de vérifier sa capacité à s'inscrire dans une multitude d'occurrences, à commencer par les procédés modernes. Nombreuses, parmi leurs instigateurs, les allégeances marxistes marqueront un pan entier de la modernité, mais dans une acception plus générale et moins ostensible en ce qui a trait au projet discuté, les ruptures avant-gardistes serviront ce même dessein qui consiste à mieux situer le réel par opposition au factice. On sent poindre ici la thèse de Spariosu qui sera discutée plus amplement. De façon paradoxale, l'artifice s'affiche et se faisant il ancre plus profondément une idée du réel ; l'oeuvre ne peut devenir moyen d'affiner son emprise sur le réel qu'en s'affirmant en tant que négation de ce réel. Ceci n'est définitivement pas une pipe. Derrière la pomme, il n'y a pas de visage, mais simplement la matière brute du canevas. Dada provoque par la destruction des conventions artistiques bourgeoises, esthétique sclérosée qui indique, par sa négation, la voie à suivre. À rebours, nous pourrions envisager le cubisme comme une tentative artistique de mieux saisir la multiplicité des points de vue en les intégrant au sein d'une même unité picturale, et ainsi perfectionner nos moyens de représentation. La réduction géométrique de la figuration permet d'assimiler le monde environnant à une série de formes, essences immanentes et donc aptes à être représentées par la peinture. Les surréalistes élaborent une série de jeux afin de mieux, par un hasard objectif, découvrir (coloniser ?) l'inconscient : oxymorons, cadavres exquis, frottage de surfaces délabrées où apparaîtra une image jusqu'alors tapie dans l'ombre, etc. On vient en somme de contredire la doxa qui ne verrait dans l'épuration moderne qu'une quête d'essence proprement artistique, sans illusion référentielle. On suggère ici, au contraire, que cette illusion référentielle est renforcée soit en étant totalement exclue du domaine de l'art, soit appréhendée par une série de moyens dépassant le trompe-l'oeil pictural (perspective, modulation des couleurs, modelé, etc.). C'est dans l'ère du temps. Les formalistes pèchent aussi par leur approche immanentiste, transposition mécaniste voulant raffermir la mollesse des études littéraires par un discours scientifique orienté sur l'oeuvre littéraire. Jusqu'ici, la lecture tient la route, mais ne nous y trompons pas, elle se verra remise en question un peu plus loin.

Les modalités de participation mises en place par certains artistes demandent à être considérées plus amplement. Outre la défamiliarisation chklovskienne évoquée ci-haut, qui consiste à sortir le lecteur de son apathie accommodée par une trop grande familiarité avec les formes consommées, à rendre plus difficile sa lecture et à en augmenter la durée afin de rendre prégnante l'image désuète qu'on lui proposait [4], nous nous attarderons sur la fameuse notion de distanciation. Inextricablement soudée aux thèses brechtiennes, cette notion s'inscrit avant tout dans un contexte de production marxiste où le rapport des artistes à la création devient par extension le même rapport qui sera entretenu par le spectateur avec l'oeuvre. L'acteur recourt à des archétypes pour mettre en scène son personnage, par opposition à l'identification stanislavskienne qui lui ferait puiser dans son bagage intérieur la vérité de son personnage. La mise en scène ne se donne pas comme proprement réaliste mais délaisse la crédibilité au profit d'un discours valorisant le nouveau et exacerbant le caractère désuet du discours pré-révolutionnaire. Confronté aux archétypes, le spectateur n'est plus noyé dans une représentation du monde transparent mais doit prendre ses distances pour mieux jauger cette représentation. À défaut d'une fiction idéalisée, inscrite dans un contexte (et inscrivant dans la fiction la même logique) de réconciliation entre les classes, on lui propose une fiction où se confrontent des éléments typés et engendrant ainsi sa prise de position eu égard au réel. Dans la même lignée marxiste où se voit exacerbé l'impératif d'éducation des masses (dans une logique de dépassement), on pourrait mentionner Sartre et ses préceptes quant au roman et à l'art en général. Ses attaques contre le narrateur omniscient balzacien sont particulièrement significatives ; le rapport entre narrateur et diégèse devient empreint de suppositions métaphysiques plus larges. Ce type de narrateur devient l'emblème d'une période pourrie de déterminismes extérieurs avec par-dessus tout, Dieu. Dans la logique de son système de pensée, il ne peut tolérer cet imposteur démasqué et propose une narration à la première personne du singulier qui illustre la primauté de l'appréhension humaine sur le monde environnant. Mieux, ce narrateur ne fait pas que raconter une jolie quête de liberté qui culminerait dans l'établissement d'une humanité digne de ce nom, ce qui correspondrait plutôt bien à un pan de la pensée sartrienne mais récupérerait, par la même occasion, le mode fictif anesthésiant et dominant, celui de la bourgeoisie. Il est donc nécessaire, plus que de raconter un nouveau rapport de l'homme au monde, de mettre en place un rapport entre l'oeuvre et le lecteur qui institue ce nouveau rapport au monde. Ce narrateur se manifeste de façon à devenir, pour le lecteur, un narrateur contestable (unreliable narrator) dans une logique qui reprend la notion de distanciation.

La réflexion se sera cloisonnée jusqu'à maintenant dans un registre proprement moderne, considéré dans son acception rabattue sur le mythe de l'évolutionnisme en art. Mais pour peu que l'on s'éloigne de ce discours, les éclats de notre principe unificateur semblent scander l'histoire des idées. Dans un discours proprement philosophique, la modernité se manifeste dès le 15ième siècle. En effet, Descartes y verrait des éclats de modernité, notamment lorsqu'il considère l'émergence de paroles se positionnant d'emblée en opposition avec le discours dominant. Subsumées dans un phénomène plus large de sécularisation, trois occurrences retiendront particulièrement l'attention du penseur. L'Humanisme tente de se soustraire au joug de l'autorité cléricale, ou si l'on préfère dire les choses en faisant l'économie d'un accent romantique, marchands et nouveaux intellectuels doivent contourner certaines contraintes d'ordre moral dans une visée tantôt purement mercantile, tantôt plus profonde, cherchant à légitimer la capacité humaine de passer à l'action pour influencer son devenir. La Réforme protestante aura la même cible en joue et s'efforcera d'établir comme vérité première l'autonomie de Dieu en ce qui a trait aux affaires terrestres. Certes, elle se situe encore dans un courant profondément religieux mais indispose dans la mesure où elle voudrait imposer une laïcisation de l'État, l'église ne pouvant plus s'insérer sans crier gare dans la sphère des affaires publiques ; encore ici, sécularisation et volonté de dépassement. Enfin, la Renaissance impose aux arts une rupture en faveur d'un répertoire plus classique (entendre ici une construction qui vandalise et refond le répertoire classique) de représentation juste. Elle est intéressante dans la mesure où les tenants du mythe de l'évolutionnisme en art la gardent en ligne de mire, simplement parce qu'elle aura instauré le classicisme à abattre, attitude qui cloisonne la modernité au 20ième siècle. Cependant, à son époque, la Renaissance (enfin, ce que Burckhardt aura défini, tardivement, en terme de Renaissance) entre en rupture avec les conventions admises dans différents domaines artistiques. Si Lipovetsky définit l'essence du moderne en terme de rupture, ce qui serait suffisant pour cerner une modernité beaucoup moins restrictive que celle des avant-gardes, le principe unificateur défini plus haut et repéré dans ces avant-gardes, à savoir le raffinement des moyens de représenter/connaître afin d'enclencher un progrès inscrit par essence dans la condition humaine, nous permettra non pas simplement d'étendre la modernité sur une période encore plus longue, mais de faire éclater la logique de la période pour constater différents éclats de ce principe unificateur à travers l'histoire des idées, comme on vient de le faire avec ces trois moments soulignés par Descartes, et ce de manière à soumettre, d'une certaine façon, la modernité à cette logique.

Descartes, dans son discours sur la méthode, établit la nécessité pour l'homme de sortir du simple empirisme et proclame l'insuffisance des sens pour bien appréhender le réel. Derrière le cogito ergo sum se cache une volonté de mieux asseoir une condition humaine fondamentalement apte à progresser vers le mieux et à saisir le monde par le biais d'une raison toute puissante qui y serait inscrite. L'homme ne semblait plus être le centre du monde avec la révolution copernicienne, mais qu'à cela ne tienne, il dispose d'un cogito supérieur pour recouvrer une place de choix. D'où l'insistance, sans doute, de Descartes sur l'Humanisme. Mais ce même schème du progrès humain hante l'histoire de la pensée depuis l'Antiquité. L'allégorie de la caverne qui aura servi d'ouverture à la réflexion ne démontre-t-elle pas tout autant cette volonté de s'élever vers le mieux, élévation rendue possible puisque partie intégrante de la nature humaine [5] ? Toujours chez les grecs, nous pourrions citer Épictète et les stoïciens en général qui conçoivent l'homme en tant que réceptacle de la raison divine, et recommandent ainsi l'ajustement sans cesse renouvelé et progressif des représentations afin de s'élever au rang honorable de sage, véritable dieu en acte.

Après avoir relevé les éclats de notre principe unitaire à différents moments de l'histoire, se sera dégagée tout naturellement une conception de la subjectivité, soudée semble-t-il à cette notion de progrès. Dans son mouvement de rupture, l'homme affirme sa puissance et se soustrait à la simple contemplation d'une providence, par le rejet de vérités sclérosées il revendique l'action, et qu'on le nomme sage, qu'il soit l'héritier du génie romantique réinscrit dans la logique des avant-gardes, homme révolté et totalement libre selon le fameux précepte existentialiste, le sujet qui s'inscrit dans un projet de réforme quant à ses moyens de représentation et ses capacités épistémologiques est par définition un sujet entendu au sens fort du terme, se libère soudainement de la contingence pour entamer le progrès implacable, mener le projet de l'homme à terme, accomplir son telos. La dichotomie sujet/objet se consolide d'autant plus qu'on insiste sur la raison de l'homme. On pourrait croire que le don d'individualité s'abattra sur un nombre croissant d'individus, processus accéléré par un hédonisme qui ne pourra être contraint bien longuement dans la sphère des avants-gardes. On pourrait aussi dégager un modèle général et construire une décalcomanie entre un être premier stable, un homme confiant, la valorisation du concept d'auteur, l'accent sur l'intériorité d'un personnage fictif et un lecteur apte au dépassement. Ou encore, de façon dynamique, le rapport de l'homme au monde et à l'être premier s'inscrirait avec cohérence dans son rapport à l'oeuvre d'art (par exemple dans une logique de contemplation de l'être premier à travers ses manifestations terrestres, calquée dans la contemplation d'une oeuvre produite par l'artiste dans un dessein d'imitation). Mais ce genre de constructions se voit toujours miné par les soubresauts d'éléments incohérents qui préviennent une lecture unifiée et fonctionnaliste. De même pour l'histoire littéraire.

Le décadrage pratiqué sur l'époque moderne servira de modèle à une approche semblable du postmoderne. Plus que d'insister sur les notions d'artifice et d'impureté en art chères à Scarpetta, il ne pourra être fait abstention d'une acception plus large de la postmodernité. Mais dans tous les domaines, pour chaque discipline, on exacerbe d'un élan nécrophile la soudaine mortification de toute chose, l'agonie se substituant à l'ataraxie annoncée par le projet moderne. Mort des avant-gardes, incapables qu'elles sont à produire de la nouveauté de par leur logique à bout de souffle. Mort de la métaphysique, fin de la transcendance [6] dans l'ère du tout-faux où le réel se perd à l'infini dans un jeu de simulation implacable. Ceci était finalement bien une pipe. Derrière la pomme, il n'y a plus rien. Récupération par Baudrillard des thèses de Benjamin quant à la reproductibilité technique de l'art, repêchage effectif pour mieux illustrer la perte d'essence. Mort du sens, jeu de surface [7], allusions sans lendemain, citations poudre aux yeux, perte de référent autre que le déjà tout-faux, le déjà tout-construit. Et, bien sûr, mort de la raison, impossibilité même d'attendre son éventuel recyclage, ne pouvant plus se tapir de l'autre côté, derrière l'évidence de la mort, mais complètement oblitérée sous une masse de cadavres tout autant démesurée que les guerres qui l'auront nourrie, difforme, où l'humain ne se discerne même plus. Projet de l'homme, vous dites ? Ne vous donnez pas la peine de repasser l'année prochaine.

Qui dit déchéance d'un projet de dépassement, exacerbée jusqu'au paroxysme, dit aussi fin de l'histoire. Plus de récupération masquée d'une conception temporelle linéaire dans le plus pur style rédempteur judéo-chrétien. Même la science, dernier rempart de l'humanité, se fait tabasser par Kuhn qui démontre le caractère quasi esthétique de son évolution, la contingence des changements de paradigmes aux différentes sphères d'influence, structure qui n'a que peu de choses à voir avec un débuscage intensif de connaissances vouées à une complexification linéaire [8]. Une fois complété le quatrième stade de la simulation, une fois érigée cette hyperréalité baudrillardienne, le réalité est définitivement un référent en perdition (et non plus simplement « en voie de », selon le propre mot de Baudrillard), digérée par un ensemble de signes inextricablement enchevêtrés, ne débouchant nulle part ailleurs qu'en son sein. L'Être semble ébranlé comme jamais auparavant, sa stabilité irrécouvrable. Comme jamais ? Serait-ce encore un faux-semblant, un de ces jeux d'apparence si cher au postmodernisme ? Le rapport entre l'homme et le réel, inaccessible, mime d'une certaine façon le rapport métaphysique entre réel et éther, d'où l'épiphanie actuelle, célébrant la mort de la transcendance. D'aucuns ne subiraient une amnésie si profonde qu'elle endiguerait une réminiscence confondante, qui consiste à concevoir le tout-mouvement héraclitéen comme une première occurrence de cette soi-disant mort de la métaphysique. Perte de sens, décalcomanie de la chute de l'Être au niveau restrictif de l'oeuvre et de l'histoire. Le leurre de la représentation est mis à jour, mais le dépassement est évacué. Ça ne veut plus rien dire. La logique de prolifération industrielle redoutée par Benjamin aura finalement eu raison des ruptures avant-gardistes; la foule accoutumée s'en délecte, et il est désormais in d'avoir une photo de l'urinoir qui remettait en question (et de façon autrement plus choquante, dans le contexte du musée où l'oeuvre de Duchamp accomplissait ses visées), les conventions bourgeoises comme (elle) ne le fera plus jamais (sous) cette récupération où elle se voit réduite à un signe distinctif de nihilisme branché.

La profondeur sous-tendue par la transcendance n'est plus, de même le sens d'une oeuvre n'est plus orienté par la profondeur, mais constamment réfracté [9]. Être opaque, réel opaque, oeuvre opaque, où l'opacité ne laisse pas supposer un dessein caché mais vaut pour elle-même. Cette perte d'essence généralisée pourrait-elle constituer notre principe unitaire, repérable à différents moments de l'histoire, ou ne serait-ce simplement qu'un leurre de plus ? Recours fonctionnel, on pourrait par exemple discerner la même incapacité à connaître et le ressort exacerbé du relativisme chez les sceptiques, avec les cinq modes d'Agrippa et les dix tropes, qui cherchent à justifier la suspension du jugement. De même, le système philosophique des stoïciens suppose un rejet de la métaphysique par l'immanence complète du logos. L'existentialisme sartrien, quant à lui, présume un gouffre complet entre l'homme et les choses, et si l'existant précède l'essence, la métaphysique n'en sort pas sans perdre quelques plumes, voire toute crédibilité pour peu que le principe soit entendu au sens fort. Protagoras n'est pas loin qui disait « l'homme est la mesure de toute chose ». Mais les choses pourraient bien se complexifier davantage. Comme il fut précisé un peu plus haut, la modernité inscrit dans l'être premier la notion de dépassement, la volonté de puissance (cf. note 4). On fait face ici à un paradoxe insurmontable. La sécularisation ébranle l'être premier dans son acception classique, la réhabilitation de paroles profanes instaure la perdition d'une vérité absolue pendant un temps. Mais à terme, l'emphase sur la nouveauté et le progrès, comme nous l'avons vu, replace une valeur dominante, subsume tous les autres discours et c'est dans la réitération du schéma cognitif métaphysique, dominé par l'idéal de dépassement, que la modernité s'épanouit. Le fameux tout-faux, dans lequel baigne la théorie actuellement, ne pourrait-il pas se voir assimilé à cette période de sécularisation où l'être pouvait difficilement se rasseoir confortablement - qui plus est, se laisser définir en des termes précis? Le cas échéant, quel serait le principe que l'ère postmoderne assied présentement dans la position privilégiée de l'être, malgré son attitude réactionnaire face au discours historique et métaphysique ? Le paradoxe émerge progressivement : le postmoderne s'assimile de plus en plus au moderne, et le moderne à une logique autre que la nécessaire linéarité de cette périodisation.

Dans une échelle de valeurs typiquement platonicienne, la stabilité cyclique se voit opposée au mouvement désordonné, l'éternel au périssable, et la finitude à l'imperfection inhérente de l'infini. Les premiers termes de ces oppositions auront été déterminants dans la caractérisation de l'être premier, figure transcendantale par excellence. Sans tomber dans un jugement de valeur à priori, donc à défaut de les définir comme parfaits, ces termes se recoupent tous dans une logique de stabilité. Dès lors, aussitôt cette stabilité enfreinte par un quelconque système philosophique ou culturel, est-il légitime d'affirmer la mort du schéma métaphysique ? Où alors, tout simplement, pourrait-on décrire l'être premier à l'aide des seconds termes ? Cette hypothèse est intéressante, dans la mesure où tous ces moments discrédités métaphysiquement en fonction de ce caractère non platonicien ne s'inscrivent plus profondément en rupture, mais superficiellement. Dès lors, qu'est-ce que la postmodernité, sinon un moment où chaque sphère culturelle témoigne d'un certain laisser-aller du côté du fugace, du constamment renfloué par une série de signes hétéroclites, de modes changeantes, périssables, puisées à même l'infini des possibles ? Ce kaléidoscope où se miroitent une multitude d'images hybrides, digérées dans une logique autre que celle établie par le mythe de l'évolutionnisme, où les modalités discursives autrefois strictement cloisonnées (à la manière d'un Bazin dictant le traitement privilégié du réel et plus généralement dans la hiérarchisation des discours entre sacré et profane) récupèrent mutuellement l'objet de leur discours, ce kaléidoscope enfin ne pourrait-il pas se résumer dans un jeu de multiples possibles, ou mieux, dans une conception instable de l'être premier, définie par le jeu au sens mécanique du terme, résumé dans cette instabilité ? Pastiche délavé du moindre aspect parodique engagé, recyclage à qui mieux mieux, hybridité péremptoirement cool, tout ça ne pourrait-il pas se subsumer sous le principe unitaire du jeu, et par extension, ce rapport de l'homme avec son passé ne déterminerait-il pas le schéma métaphysique ? « On the ontological level, play replaces the perception of Being as ground and presence by a dynamic thinking of the origin and » ground « of all beings in terms of movement » [10].

L'étape suivante consiste donc à repérer ce principe unitaire - l'être défini en terme de jeu - dans différents systèmes philosophiques et culturels. Comme le précise Spariosu, « Kant and German idealism in general begin the long, uneven, reverse process of restoring literature/play to its pre-Platonic privileged position ; this process will culminate in the midlle of the twentieth century in the work of Heidegger and Fink » [11]. Processus inégal donc, au point où nous pourrions considérer nos précédents exemples non pas comme son commencement, mais comme autant d'éclats de ce principe à travers une vision non téléologique du temps. Le tout-mouvement héraclitéen, le relativisme exacerbé d'un Pyrhon, conçoivent d'une certaine façon l'être premier comme une entité fondamentalement mouvante et instable. On constate alors une volonté chez Platon et Aristote d'ancrer plus profondément certaines valeurs de l'autre côté, afin de stabiliser l'être et ainsi l'homme se verra offrir une possibilité de connaissance juste, de rigueur épistémologique ; cet ancrage impose tout naturellement une hiérarchisation des discours, entre bonne et mauvaise mimésis, entre Zeus et Dyonisos, entre philosophie et poésie. Mais significativement, ce même principe marque l'émergence de la modernité. Que ce soit par la sécularisation au 15ème siècle ou dans le rejet des valeurs bourgeoises à l'époque des avant-gardes, la multiplication (ou réhabilitation) des discours païens ou profanes instaure la même instabilité et fait se noyer pendant un temps la vérité absolue. Plus avant, on peut maintenant affirmer que le fameux rejet des méta-narrations attribué au postmoderne serait tout autant caractéristique du moderne [12]. Si Schiller, Nitezsche, Fink et Heidegger semblent tous s'inscrire dans cette même logique et insistent sur la notion de jeu, leurs conceptions ne s'équivalent pas pour autant. Si le tout-jeu scande la pensée, entendu comme symbole du monde avec Fink et littéralement présent partout avec Huizinga, le principe premier sera pourtant contaminé de l'intérieur par une logique de dépassement à maintes reprises.

Qu'advient-il du sujet dans une telle conception de l'être premier ? Pourra-t-il maintenir sa toute puissance dans le tout-texte élaboré par Derrida ? À ce niveau, il y a bien une mort que nous avons omis d'évoquer jusqu'à maintenant. La mort de l'auteur rabâchée par les telqueliens ne fait pas simplement invalider les conceptions précédentes de génie et d'intentionnalité, elle remet profondément en question le sujet dans une plus large acception. Conçu comme un croisement de surfaces textuelles par Kristeva, le sujet n'est plus séparé du monde des signes à la façon d'une acception plus moderne, mais est en somme le lieu où se consomme un méta réseau de signes qui échappe à son appréhension. Idiosyncrasie hybride et non contingente d'une quelconque intention, le « je pense donc je suis » se transmue en une entité créée par le jeu du méta réseau. Paradoxe encore ici, puisque le procès de personnalisation lipovetskien et les modalités distinctives énoncées par Baudrillard laisseraient supposer l'apothéose de l'individualisme, mais cette apothéose recèle en fait un déterminisme dont l'individu ne peu pas se soustraire. Une fois propagés l'hédonisme et la personnalisation à outrance, depuis les avant-gardes jusqu'à l'ensemble de la population, « l'individu se désagrège en un patch-work hétéroclite, en une combinatoire polymorphe [...]. C'est cela la personnalisation narcissique : la fragmentation disparate du moi, l'émergence d'un individu obéissant à des logiques multiples » [13]. Le nouvel impératif n'est bien entendu pas d'acabit semblable à la parole autoritaire noyant les particularités dans une ligne de conduite officielle. Dans un contexte de sécularisation, ce sont une multitude de paroles intérieurement persuasives et contradictoires qui régissent « une pratique ludique et combinatoire de la culture comme système de signes » [14]. Baudrillard voit dans cette logique de récupération cyclique de différentes modes un processus abrutissant où non seulement l'oeuvre d'art perd tout sens, puisque assimilée au n'importe quoi environnant dans sa production sérielle, mais de même le sujet se chosifie graduellement et se réduit à un simple vecteur dans la circulation des signes ; il est maintenant défini de façon à dissoudre l'antinomie sujet/objet (tout comme l'antinomie vrai/faux fut invalidée par le discours postmoderne).

Dès lors, ne serrait-il pas possible d'entamer une autre lecture de certaines avant-gardes ? Le surréalisme aura beau s'ingérer dans les affaires de l'inconscient, les théories freudiennes laissent planer un déterminisme fort sur le sujet, qui n'est pas sans rappeler le système de distinction cher à Baudrillard, manifestation évidente d'une volonté, avouée dans l'hédonisme branché mais aussi occultée dans la consommations des signes à des fins distinctives, de satisfaire le principe de plaisir. Le cubisme, loin d'être une façon plus juste de représenter le réel comme il fut suggéré ci-haut, ne serait-il pas simplement une manifestation d'un sujet éclaté, chosifié par le papier collé, traité comme n'importe quel objet par la même innovation picturale ? Et le fameux urinoir de Duchamp, ne serait-il pas une autre occurrence du sujet en perdition, croisé par d'autres sujets (R. Mutt) et par les objets issus de la production industrielle ? On sent poindre chez Burroughs ce sujet happé par un méta réseau de signes, où sa propre parole se construit aléatoirement, entrecroisée d'autres paroles dans la construction arbitraire de ses cut-ups ; le langage devient un virus implacable, et malgré le « rien n'est vrai, tout est permis » de l'auteur, son oeuvre sera tout de même récupérée par des tenants du dépassement, la beat generation. La narration robbegrilletienne, dans un élan anti-passéiste, rejette l'ensemble des conventions du roman afin de mieux miner ses allégeances anthropocentristes qui sous-tendent une réalité totalement assujettie à l'appréhension de l'homme, et révèle par la même occasion le caractère fortement conventionné de cette réalité. Le protagoniste du nouveau roman façon Robbe-Grillet se confronte au monde empirique, vide de sens, et de cette confrontation se fait totalement avaler, perdu dans un jeu de faux-semblants d'où il ne peut se soustraire, et doit s'en remettre à une interférence extérieure, forgée par une similitude de forme entre divers objets qui obsède sa narration, cette dernière étant soumise à un jeu qui semble dépasser le narrateur. À ce titre, l'auteur s'inscrit dans la foulée de la fiction auto générative qui obsédera les membres de l'OuLiPo ; l'écriture se nourrit des jeux de langage et des relations formelles entre divers éléments, l'auteur n'y joue plus le premier rôle et, réduit à un simple vecteur, son génie se soumet aux règles arbitraires d'une combinaison de signes. Pourtant, Robbe-Grillet lui-même, aussitôt élaborée une critique massue du roman classique et de la mimésis, élabore un projet qui consiste à représenter la vérité du film intérieur. Et même le pop art, qui ne prend plus pour référent un quelconque réel mais la banalité des produits industriels, s'engage dans une voie essentialiste à défaut de s'en remettre définitivement au factice à l'ère du tout-faux. Baudrillard, tout comme Nietszche l'avait fait avant lui, constate la difficulté inhérente à une réelle tentative d'échapper à la séduction métaphysique.

De la même façon, l'intérêt pour la nouveauté, l'hybridité des villes modernes et l'instantané exhibé par un Baudelaire ne recouperait-il pas le principe unitaire du jeu, alors même qu'il établit une logique du dépassement et insiste sur l'importance de l'observateur dans une conception du sujet plus proche du génie, restituant sur la toile ou par écrit la mouvance des temps modernes, et n'étant pas assailli par la prolifération ? Le sujet existentialiste, quant à lui, ne subit pas longtemps la désillusion lorsque confronté à l'évidence d'un gouffre où il ne peut que projeter l'essence, provoquant son jeu incessant, jusqu'à en perdre l'âme ; en effet, Sartre ne pose pas un principe tel que « l'existant précède l'essence » sans prendre soin de recouvrer au passage l'ultime liberté du sujet et ainsi l'inscrire plus précisément dans un projet de l'homme, une logique de dépassement. Schiller, inscrit selon Spariosu dans cette lignée qui décrit l'être premier en terme de jeu, récupère néanmoins l'impératif d'éducation esthétique de l'humanité. Les stoïciens achoppent la transcendance mais ne s'en remettent pas pour autant à la désillusion ; l'humanité doit progresser vers un telos constitué de l'ultime victoire du logos. De même pour le positivisme d'Auguste Comte. Le réel s'appréhende empiriquement, apparemment libéré des contraintes d'ordre métaphysique, mais loin d'être désenchanté, l'homme en retire une confiance épistémologique d'une rare intensité. Hegel pour sa part réconcilie la contingence historique, le moteur autopropulsé de l'histoire, avec la raison chère à Descartes et conçoit donc une possibilité d'action humaine sur un déroulement historique à priori implacable. Nietzsche quant à lui réagit fortement au christianisme, réhabilite le discours profane sous le sigle de Dyonisos qui affirme l'être premier en terme de jeu, et finit par hésiter sur le projet du surhomme, dans une capitulation souvent occultée qui suppose l'incapacité pour l'homme à digérer la mort de dieu ou, dans une acception plus large, le mort de la métaphysique.

S'il fallait se livrer subitement au jeu de la confusion, en démontrant d'une part la présence conjointe de nos deux principes unificateurs dans une même occurrence, d'autre part le renversement des conceptions de la subjectivité qu'on a déduites pour chacun d'eux dans certaines occurrences à priori associées avec l'un ou l'autre, c'est avant tout pour restituer une logique autre que linéaire, pas nécessairement plus apte à saisir l'histoire, mais qui démontre les nombreux éclats de ces principes à différents moments, et pas nécessairement organisés autour d'une opposition, ce qui semble articuler tout un pan du discours sur la relation entre modernité et postmodernité. Centrifuges ou centripètes, les oeuvres considérées modernes ou postmodernes ne sont au demeurant que constructions toujours hybrides, récupérant une multitude de signes, et un tel caractère ne peut se définir qu'en fonction d'une autre construction, à savoir un ensemble de normes endurcies. Dans un mouvement de rupture initiant la chute de l'axiologie dominante, rupture néanmoins jamais si profonde qu'elle parviendrait à oblitérer totalement le passé, les discours s'entremêlent ; sont récupérés et se contaminent mutuellement une multitude de principes ; l'ironie quant au devenir, au « post », s'immisce et ce serait peut-être finalement le postmoderne qui serait bien naïf de se croire ironique à ce point.

Si, en substituant à la simple mort de la métaphysique la définition de l'être premier en terme de jeu, nous avons pu étendre la logique du postmoderne au-delà de son acception courante, l'exercice avait néanmoins pour finalité de rejoindre la thèse de Spariosu. Ce dernier considère l'ensemble des représentations du monde comme autant de fictions construites et déterminées historiquement, sans valeurs discriminatoires intrinsèques. Cependant, l'ensemble de fictions données à un moment précis de l'histoire entre en compétition et s'installe éventuellement un processus de différentiation, de subordination, de hiérarchisation. Par exemple, l'héritage platonicien inféode la poésie au discours philosophique, de la même façon le concept de fiction apparaît et valorise ainsi le discours scientifique, le sacré discrédite le profane, etc. La ou les fictions dominantes se réclament de la vérité et de la connaissance, et constituent les fictions pratiques, par opposition aux fictions esthétiques où l'on cloisonne habituellement l'art. Ce processus de différentiation sert bien évidemment une structure de domination [15]. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est qu'à chaque fois qu'une figure d'instabilité pénètre cette structure, le jeu de hiérarchisation s'installe et prévient une quelconque vérité de s'asseoir confortablement ; autrement dit, l'être premier est en jeu. Dès lors, pourrait-on envisager les deux principes unitaires dégagés par cette réflexion comme deux moments d'un même processus ? Le jeu incertain ne procéderait-il pas de façon temporaire de façon à mieux rétablir par la suite une structure de pouvoir, une échelle de valeurs toujours métaphysique, à travers une recombinaison de différentes fictions, hiérarchisées sous un jour nouveau ? C'est précisément ce qu'on aura voulu démontrer eu égard à la modernité. Mais alors, le postmoderne ne serrait-il qu'un autre moment d'incertitude sur le point de réorienter verticalement un ensemble de fictions, ou alors aurait-on finalement atteint un des rares moments où le jeu, l'instabilité s'installerait à terme comme valeur fondamentale ? La réponse n'est pas encore donnée, mais précisons tout de même qu'une multitude de fictions toutes équivalentes, une hyperréalité, bref une prolifération de paroles intérieurement persuasives satisfait tout autant la structure de pouvoir que ne le faisait le joug de la parole autoritaire moyenâgeuse.

L'homme parviendra-t-il à ce stade, au-delà de la métaphysique, par-delà le bien et le mal? Malgré l'affirmation d'un Küchler qui verrait chez Heidegger un tel surpassement, distinguant ainsi entre l'économie générale du principe de jeu, et une économie plus limitée qui se manifeste chez Kant et Schiller, c'est une question sur laquelle nous devrons abdiquer pour le moment, à défaut de s'abstenir d'émettre un commentaire quelque peu cynique : se soustraire à la métaphysique, c'est encore définir l'être premier en terme d'un dépassement qui serait inscrit dans la condition humaine, et ainsi récupérer la même logique du telos. Tout au plus avons-nous enlisé un peu plus profondément la volonté humaine de comprendre l'histoire. En dégageant ainsi deux principes unitaires, nous aussi sommes tombés à coeur joie dans les plaisirs de la métaphysique, structure rassurante à souhait lorsqu'elle permet de mieux saisir les phénomènes, mais toujours minée par son caractère de construction typiquement humaine. La lecture de Spariosu, elle aussi, est fonctionnaliste, en ce sens qu'elle subsume une série de microchamboulements dans une approche plus globale. Au sein même de chaque période, lorsqu'une fiction s'érige en vérité profonde, les principes s'éclatent dans un jeu combinatoire où les grands penseurs sont autant de vecteurs des nouvelles combinaisons, et en somme, n'occupent aucune autre fonction que la fabrication de néologismes plus ou moins aptes à décrire une série de combinaisons déterminées historiquement. Si le « post » est en trop, si « moderne » est en trop, si ce travail même, inspiré de Lovejoy mais tout autant contraint de verser dans une approche postmoderne de son sujet (c'est dans l'ère du temps), est en trop, quel rôle reste-t-il pour les historiens des différentes fictions ? Peut-être que la logique de tout ça, précisément, résiderait dans la prolifération des chercheurs, devant constater, parfois créer, le vocabulaire spécifique et éphémère apte à décrire les éclats, combinant divers principes peut-être à leur insu, espérant trouver la combinaison gagnante et sortir vainqueur lors d'une réhabilitation future, lors du prochain jeu des fictions.


Carl Therrien
Montréal, décembre 2001



1 - LIPOVETSKY, Gilles. L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p. 177.

2 - Notion théorisée dans « L'art comme procédé », in Théorie de la littérature, Paris, Éditions du Seuil, 1965.

3 - La tentative de mieux cerner un principe unificateur à la modernité pourrait se résumer par cette ligne de Vattimo « la centralité théorique et pratique plus ou moins explicitement reconnue à l'art dès la Renaissance [...] ne serait pas le signe d'une tendance esthétisante propre à la culture des derniers siècles ; mais bien une anticipation et un prélude de/à la mise en lumière de la volonté de puissance comme essence de l'être à l'époque de la modernité ». VATTIMO, Gianni. La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Seuil, p. 103

4 - Op. cité. p. 83.

5 - Le cas de Platon, bien sûr, est infiniment plus complexe et nulle simplification abusive ne devrait émerger ici ; les soubresauts de sa pensée ne seront pas occultés par l'emphase qui fut portée jusqu'à maintenant sur cette allégorie. Précisons simplement que Platon se situe dans une position peu confortable. D'ancrer si profondément la séparation entre corps et âme, entre le monde des idées et le monde périssable, aura été fécond en dialogues mais ne lui permettra pas d'énoncer le modus operandi qui engagerait l'homme dans l'élévation jusqu'au monde intelligible. Une taxonomie des moyens de représentation aura effectivement été développée, proclamant la supériorité des objets mathématiques sur le monde périssable par exemple, et malgré la valorisation de l'attitude philosophique ostensible dans La République, le stade ultime demeure inaccessible à l'homme ; n'oublions pas le caractère aporétique des dialogues socratiques.

6 - Voir BAUDRILLARD, Jean. « La fin de la transcendance », in La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, pp. 307-310.

7 - Cette expression élaborée par Darley résume ce que Baudrillard entend par superficialité, Eco par redondance, et Jameson par Pastiche, à savoir la prolifération cyclique de l'information dans l'épanouissement exponentiel de la sphère médiatique, qui, loin de renchérir la production du sens, la neutralise complètement au profit d'une forme ludique et auto-suffisante. Voir DARLEY, Andrew. Visual Digital Culture. Surface play and spectacle in new media genres, New York, Routledge, 1997, pp. 66-70.

8 - Voir Vattimo, op. cité.

9 - En fait, on entend par perte de profondeur un enroulement de l'image, du langage sur lui-même, un repli narcissique en dehors de toute réalité. Cependant, nous soulignons ici que le schéma vertical de la transcendance est calqué d'une certaine façon par la profondeur en tant que procédé littéraire qui laisse tendu un pan inconnu de l'histoire, mais fortement suggéré par la structure du texte. Cette profondeur fonde l'herméneutique (au sens premier du terme) dans les écrits bibliques, et donc renforce le schéma métaphysique, par la nécessité d'interprétation qui établit la primauté de cette forme d'exégèse sur d'autres formes culturelles comme l'art, en hiérarchisant les paroles, de la même façon que sont établies les différentes étapes de la rédemption. Voir Auerbach, « La cicatrice d'Ulysse », in Mimésis. Cette structure de création de sens se voit substituée, aujourd'hui, par le relativisme et la personnalisation, lorsque confrontée à des oeuvres aussi foisonnantes que Ulysses de Joyce par exemple, d'où la perte de sens univoque et la chute des approches littéraires immanentistes. En peinture, on désigne alors le mouvement de déconstruction de la perspective qui ne peut plus concourir au symbolisme de la toile.

10 - KÜCHLER, Tilman. Post-modern gaming. Heidegger, Duchamp, Derrida, New York, Peter Lang Publishing, 1994, p. 1-2

11 - SPARIOSU, Mihai. Literature, Mimesis and Play, Allemagne, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1982, p. 22.

12 - « The attemps to secure and ground these values conceptually in rational self-consciousness and politically in the liberal State stand among modernity's more prominent goals ». CASCARDI, Anthony J. The subject of modernity, New York, Cambridge University Press, 1995, p. 6.

13 - LIPOVETSKY, Gilles. L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p. 160.

14 - BAUDRILLARD, Jean. La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, p. 163. Nous reviendrons en conclusion sur les notions bakhtiniennes de parole autoritaire et intérieurement persuasive.

SPARIOSU, Mihai. Literature, Mimesis, Play, Allemagne, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1982, pp.68-69.



BIBLIOGRAPHIE


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VATTIMO, Gianni. « La structure des révolutions artistiques », in La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Seuil, 1987.