Y'a des fois, comme ça. Des fois où on aurait envie de se lever en plein milieu de la salle, de ravaler notre salive de couille molle, de se convaincre d'une soudaine assurance pour noyer certaines personnes de notre flot de borborygmes pestilentiels dans une logorrhée d'insultes cadavériquement exquises. Malheureusement, le chantre de l'indignation rôde encore sur ces pages cathodiques. Inconcevable d'usurper son rôle plus longuement afin d'immoler ceux qui auront osé s'enquérir auprès de leurs semblables du sort de tel personnage au destin imprécis, au terme d'un film conclu boiteusement, cherchant dans leurs interrogations futiles une réponse aux leurs. Mais y'a quand même quelque chose de bien, avec les imbéciles. Dans 40 ans, je pourrai endormir mes petits enfants d'ennui lorsque, incrédules, ils m'écouteront radoter pour la énième fois cette infecte journée d'octobre 2001 où j'aurai vu un certain Damien Odoul, cinéaste prolifique en cet an de grâce 2041, être réduit à consoler deux pauvres journalistes incapables de quitter la salle sans savoir si le petit garçon qui s'est fait tirer dessus, y vas-tu bien. Des fois, le monde pourrait-y pas s'en crisser. Le monde pourrait-y pas être un peu plus comme l'autre là, vous savez, Pierre Huot. Parce que Pierre Huot n'en a rien a foutre, lui, si le gars y'est mort, pas plus qu'il n'a d'intérêt pour le reste du film. En voilà un qui aura compris et qui a eu l'audace de diriger son indignation sur des détails moins insignifiants. Pierre Huot ne gaspillerait certainement pas sa verve créatrice et incendiaire sur des banalités qui ne méritent pas son attention. Et ce sera en vain que vous tenterez de vous en prendre à l'homme pour le réduire à un simple pétard mouillé ; non, Pierre n'en a absolument rien a glander, vos critiques vaines ne le feront pas même sourciller, et vos aboiements resteront sans réponse. Comment s'en surprendre, si ce n'est qu'on a pas encore cerné l'immense foi en son talent nécessaire pour verser dans l'indignation [1]. Nous devrons donc nous rabattre sur un autre registre, inférieur en terme purement créatif au précédent, celui de la compassion feinte dans la toute petite analyse filmique. Oui, nous aussi aurions aimé savoir si à la fin de La pianiste, à la fin du Souffle, et plus particulièrement à la fin de Sous le sable, ça se termine bien finalement. Juste pour être sûr que tout va bien. Pour nous rassurer. Pour ne pas avoir à ressasser tout ça mentalement avant d'éteindre la conscience.

Jean aurait-il feint sa propre mort pour fuir sa femme? Est-ce Jean qu'on retrouve à la fin du film lorsque Marie nie totalement son absence? Est-ce Jean sur la plage dans ce dernier plan où l'on met à profit la courte focale pour donner l'illusion que Marie le rejoindra sous peu alors qu'elle semble courir sur place indéfiniment ? Est-ce que Marie surgira finalement de sa folie pour admettre la perte de Jean ? Pourquoi ce titre, " Sous le sable " ? Est-ce que François Ozon aurait donné une entrevue exclusive à Paris Match où tout un chacun pourra enfin lire le dénouement de cette folie ? Pourquoi la vie est-elle si injuste, lorsqu'un pauvre spectateur démuni n'a d'autre choix que d'acheter un supplément pour savoir la fin d'une fiction payée à plein prix ? Où est-elle passée, cette belle époque où pour se rassurer, tout un chacun n'avait qu'à ouvrir la télévision chaque soir de semaine et écouter Papa a raison? Pourquoi ils n'ont toujours pas ressorti Independance Day depuis le 11 septembre ?! Y'a des fois comme ça où on aurait tous envie de chanter, comme jadis le faisait si bien Jano Bergeron : " moi j'en peux plus, j'en ai assez! ". Oui, comme le chantait si bien Jano, tout est devenu tout embrouillé. Comment ça se fait que si Jean est mort, il réapparaît subitement dans la représentation sans qu'on prenne soin de m'indiquer avec un gros spot bleu et une ambiance glaciale qu'il est bien mort, vous savez, comme dans The Sixth Sense ?

Mais voyez-vous, les cinéastes disposent de différents procédés pour éviter la condition fatale énoncée il y a déjà longtemps par Metz et qui veut que « le film [ne soit] pas très apte à traduire convenablement ces visées purement "intérieures". Les plans qui composent un film ne peuvent livrer que du visible, ils restent impuissants devant ce que nul n'a jamais pu voir » [2]. Pas de leurre à ce niveau. Jean surgit dans le cadre, aussi vrai, également saisi par le nitrate d'argent que le reste du champ. Aussi faux, tout autant. Certains s'amusent de la facticité inhérente à la représentation pour en contaminer tout le récit, d'autres se cantonnent dans le merveilleux, d'autres encore explorent les modalités d'inscription de l'irréel dans un récit réaliste. Ainsi de toute la tradition fantastique. L'apparition fantomatique convoque une ambiance précise, le plus souvent reconnue par le spectateur, et surgit dans la solitude d'un protagoniste à la fois pour exacerber son effroi mais évitant de la sorte l'embarras de révéler, par un second regard, la réelle présence du surnaturel. Pas de consensus, au sens d'éprouver consensuellement, autour du surnaturel révélé par l'image mais plutôt un doute constant et inapte à rassurer le public. Émanation subjective d'un fou en devenir ou force surnaturelle véritablement sur le point d'envahir le monde ? Accréditez l'une ou l'autre de ces explications et vous sortez du fantastique à proprement parler. Tout est dans l'entre-deux. On ne saurait faire perdurer le doute sans parsemer le récit d'indices pour mieux cloisonner l'irreprésentable. Ainsi entrent en jeu les spots bleus et autres. Et vous auriez pu vous en sortir, de la même façon, par les bons soins d'un procédé plus subtil inséré dans la représentation. Le film propose une mise en abyme révélatrice à travers les différents extraits de Virginia Woolf présentifiés par la lecture de Marie, insérés afin d'attester plus facilement la thèse de la folie. Auteure reconnue pour son utilisation du stream of consciousness, le nom de Woolf à lui seul contribue à cloisonner le récit autour de Marie. Mais cette focalisation n'est pas absolue. Parce que l'effroi du surgissement fantomatique ne s'exhibe jamais sur les traits de son visage ; il accable plutôt ceux des autres personnages lorsqu'elle prend soin de présentifier son défunt mari. Tout se déroule comme si l'effet fantastique avait été inversé, Marie prenant en charge la représentation pour mieux se satisfaire de son entre-deux, jamais totalement apte à capter le réel ni à représenter ses visions intérieures. Marie qui parle de Jean au présent, sans la moindre crainte de le voir surgir putréfié dans sa lente décomposition. Parce que peu importe tout le maquillage dégoulinant des zombies mortifiés, l'image ne peut jamais figurer au passé, jamais montrer ceux qui étaient là, seulement des étants là. Lorsqu'on lui en montre un, de zombie, son propre mari usé par le temps (qui, d'ailleurs, ne nous est pas montré à nous), Marie ne peut plus se contenir. Mais ce n'est pas le masque de l'horreur qui se saisit de son visage. Elle glousse comme lorsqu'au cinéma, on se retrouve devant une épouvante pitoyablement mise en scène. Et Marie prend un malin plaisir a effrayer ses amis par le présent. Et Marie se satisfait même sexuellement de cet étant là qu'est son défunt mari. Incapable de différencier entre réalité et fantasme, incapable de parler au passé. Comme au cinéma. Marie évacue l'effroi naturel d'être confrontée au surnaturel, transfère la hantise d'un surgissement fantomatique imminent pour mieux s'enfermer, et avec elle la représentation, dans un monde merveilleux qui tiendrait compte de ses lacunes figuratives. Sous le sable d'argent, il y a un mort. Mais sous le sable d'argent, le mort surgit beaucoup plus facilement.

Comment ne pas comprendre tous ces frustrés, incapables d'admettre la suggestion effroyable de ce dernier plan, à savoir l'errance fatalement irrévocable de cette femme projetant les restes, bien conservés par la pellicule, de son époux. Marie derrière les fenêtres, Marie derrière la vitre d'un aquarium, Marie projette. Il a bien raison de s'inquiéter, celui qu'on ose encore appeler

« the less cultivated reader, the artistic dilettante [...] who is interrested only in the fate of the characters represented, takes no notice of the fact that such places of indeterminacy are not to be removed, and through his garrulous completion of that which did not need to be completed, turns well-shaped works of art into cheap, aesthetically irritating tittle-tattle » [3].

Comment ne pas se révolter devant une telle incompréhension de ce simple besoin spectatoriel, d'être constamment rassuré sur sa compréhension. Malheureusement, nous n'avons ni le jugement et encore moins le talent nécessaires pour verser dans l'indignation. En espérant l'aide prochaine de ceux frappés par ce don divin. Afin qu'ils nous assurent, à leur tour, que tout va bien tant qu'ils sont là pour s'indigner à notre place.


1 - J'espère sincèrement, Pierre, que si un jour tu lis ces lignes, tu saisiras l'immense détresse, entre chacune d'elles, engendrée par l'espoir bafoué d'un jour voir mon nom dans un de tes savoureux éditoriaux. Dis-moi ce que Beths a fait pour mériter ça, je ferai mieux, je ferai tout!

2 - METZ, Christian. Essais sur la signification au cinéma, Tome II, Klincksieck, Paris, 1986, p. 43.

3 - INGARDEN, R. cité par Wolfgang Iser, in The act of reading, London, The Johns Hopkins university Press, 1978, p. 174.