C'est fait. Nous avions anticipé le pire, chers lecteurs, et n'avons été désappointés que sur peu de choses. Affalé dans la salle Fellini, la détresse de mes collègues parvint jusqu'à mes oreilles malgré l'épuisement ; une journaliste demande à son semblable s'il tient le coup : " Deux projections de presse dans la même journée, c'est difficile ". Mais dans un élan de soutien moral inconcevable, le semblable répond " ça va ". Cette façon qu'on a, dans le métier, de nier la détresse. J'aurais aimé me retourner et les serrer très fort dans mes bras. Mais je devais me ménager ; il faudrait aider Beths à se soulever lorsque, rampante, elle parviendrait jusqu'à son siège. Dans le métier, les miséreux restent solidaires dans l'adversité. On comprend mieux cette détresse, l'ayant nous-mêmes vécue, qui les pousse à dîner dans la salle en plein milieu du film, à bailler devant la carence en explosion exhibée si misérablement par la sélection de cette 30ème édition ; on se reconnaît déjà, anticipant les prochaines années de notre carrière journalistique, lorsque de nos entrailles profondément réactionnaires nous pousseront les même soupirs exaspérés à la vue d'un acte sexuel qui n'est pas feint et combien d'autres choses moralement répréhensibles. Nous aussi, nous arriverons à la mi-projection pour éviter que notre regard ne saisisse ces visions de l'homme, de moins en moins idéalisées, dispersées au moindre détour de ce damné festival. Mais pour l'instant, en tant que relève de la profession, nous nous engageons à subir ce que nos aïeuls ne peuvent plus supporter, à leur expliquer ce qu'ils auront dédaigné, afin de ne pas souiller leur conscience tranquille, et ainsi tout ce beau monde pourra remplir leur 300 mots dans l'illusion d'une quelconque crédibilité. Lean on me...

Assez. Vous aussi, cruels lecteurs, vous ne nous laisserez pas nous en tirer si facilement. Parce que vos commentaires à notre égard ne laisse aucune équivoque. Vous nous avez choisi pour remplir ce rôle ingrat, qui consiste à nourrir le trou béant d'une plaie nauséabonde, à peser sul' bobo afin d'en extraire la matière purulente, pour enfin torcher les excroissances en putréfaction sur un morceau de papier cathodique. Bref, à dire les choses qu'on n'aime pas entendre, parce qu'elles sont pas toujours (en fait, rarement) belles, les choses, au risque de se faire stigmatiser par la prétention. Soit. Nous apprécions lorsque vous sentez le besoin d'abattre vos foudres sur ceux que vous aimez bien haïr, et nous nous engageons à tout faire pour combler ce simple plaisir, qui témoigne de quelques agités dans une mer de blasés. Et ça commence maintenant. Sur Artifice, on ne magasine pas son cinéma. La plupart des films analysés seront disponibles en salle lorsque vous lirez ces lignes. Et autant vous dire tout de suite que si vous ne bougez pas votre cul pour les voir, nous prendrons un malin plaisir à briser toutes les surprises que vous auriez pu en retirer. Nous croyons simplement, ici, sur Artifice, que le travail du critique ne devrait pas se limiter simplement à dire " aller voir tel film et tel autre pas ".

" As meaning arises out of the process of actualization, the interpreter should perhaps pay more attention to the process than to the product. His object should therefore be, not to explain a work, but to reveal the conditions that bring about its various possible effects. If he clarifies the potential of a text, he will no longer fall into the fatal trap of trying to impose one meaning on his reader, as if that were the right, or at least the best, interpretation. "

Sur Artifice, on ne donne pas dans cette fausse crédibilité qui consiste à évoquer deux ou trois films d'une époque révolue, en relation avec le film étudié, afin de montrer à tous qu'on connaît le cinéma. Non. Ici, on aspire à une crédibilité plus grande encore. Voyez cette citation de Wolfgang Iser. Ça en jette, non? Un nom allemand pareil, mis en retrait de la sorte. On ne se gênera pas pour citer des gens qui, à un moment ou un autre, ont eu des idées, sous prétexte qu'il faudrait vous ménager et surtout ne pas faire naître dans votre esprit ce doute qui nous accable tous, même ici, sur Artifice, à savoir que vous êtes nuls à chier, au moins autant que nous le sommes. Seulement voilà. Les idées, c'est prétentieux. Pas moyen d'en sortir une de ce grand sac à ordure qu'on appelle une bibliothèque que vous vous sentez tout d'un coup menacés aux tréfonds de votre for intérieur. Au lieu de crier à la prétention, on attend toujours le jour, ici sur Artifice, où vous daignerez nous rentrer dedans à grands coups de Derrida, nous mutiler au cimeterre Deleuze, pour enfin nous rapiécer au fil de fer Foucault. Ou avec tout autre idée que vous croyez naïvement avoir inventée. En attendant, nos textes resteront imparfaits et laisseront les idées en suspens, afin que vous puissiez vous les approprier plus facilement ; afin que vous découvriez, vous aussi, le plaisir qu'on retrouve à se planter misérablement.

Artifice remercie Adrian Gonzalez et le FCMM pour leur amabilité et les croissants.