L'année dernière à Kandahar

Pas étonnant de voir Makhmalbaf se consacrer à la question de l'Afghanistan avec Kandahar. Bien sûr, le choix du sujet semble opportuniste et complaisant, cependant il ne faudrait pas télescoper ce choix avec la distribution internationale accrue du film depuis les récents événements. On pourrait se demander si le réalisateur ne consacre pas autant d'ardeur à dénoncer les fanatiques qu'il n'en déployait à les appuyer au tournant de la révolution islamique en Iran. Et on ne peut faire abstention des difficultés qu'il aura rencontrées, avec Kandahar, à ne pas démoniser les responsables de l'obscurantisme le plus criant de notre époque (non mais, l'on exagère ou l'on se tait, de nos jours). Déjà, l'autocritique de ses gestes radicaux de Un moment d'innocence montre que le regard sur les choses n'est jamais simple avec Makhmalbaf. Un jeune fanatique peut bien remplacer son arme par un morceau de pain, la reconstitution de l'événement s'engouffre, est mise en abyme au point qu'un tel geste ne puisse se concevoir que dans une fiction. Mais avec de gros méchants talibans, comment s'en sortir ? Les évacuer du récit ? Inconcevable et de toute façon inutile tant leur dogmatisme hante cette fiction, qui, encore une fois, n'en est pas totalement une.

Le film ouvre sur un plan aérien ; Nafas s'approche de la frontière afghane en hélicoptère. L'image tremble et sursaute. Insuffisance technique, volonté documentaire ? Peut-être est-ce l'écho toujours perceptible des mines et des poupées piégées qui explosent sous les pieds d'enfants innocents, et qui s'étend dans les airs jusqu'à en faire basculer la caméra. Un peu trop larmoyant, je vous l'accorde. Peut-être alors l'image n'est-elle pas totalement à son aise pour représenter cette terre qui lui est encore interdite. Au pays des Talibans, l'iconoclasme n'est qu'un autre de ces mauvais flashback moyenâgeux. L'image n'est pas simplement une faucheuse qui happe les âmes de ceux qu'elle représente ou une fausse idole. Même saisi par l'imperfection inévitable d'une pellicule cinématographique, un être est toujours un être, et c'est usurper le pouvoir divin que de le cloisonner dans ce monde factice ; c'est un acte de création. C'est plus joli comme explication. Et quand l'homme s'invente de jolies histoires pour justifier d'autres jolies histoires, il renforce une idée du vrai, du juste. Car ne vous y méprenez pas ; ce qu'on peut juger barbare coule de source si l'on se donne la peine de bien l'expliquer. Car malgré toute la misère constatée sur place par le réalisateur et parfois mise en scène de façon telle que l'irréalité semble la renverser complètement, on entend encore les gens scander « Allah akbar ». Oui, dieu est grand et miséricordieux. La beauté dérangeante de certaines scènes ne parvient pas à occulter complètement le triste sort d'une population sur lequel elle se construit. Et ces jolies histoires qu'on se raconte pour mieux se justifier opèrent sensiblement le même effet. Elles tarissent le doute, anesthésient la douleur, mais pour combien de temps encore ? Tu n'as rien vu à Kandahar...

Les fameuses têtes noires, ces femmes munies du tchador national, la burka, font aussi l'objet d'une jolie histoire offerte par certains exégèses du Coran. Il ne s'agit nullement de considérer la femme comme un bien appartenant à l'homme. Ce vêtement assure au contraire l'intégrité de la femme qui ne peut désormais être vue comme un simple objet sexuel. Elle tient ainsi le rôle noble de gardienne de l'humanité ; le paradis est sous ses pieds. Aussi bien dire que l'homme est le sexe faible et que la burka l'empêche de succomber. Si McLuhan avait raison de voir dans les minijupes et les décolletés un média chaud, moins stimulant parce qu'impliquant de moindre façon l'imagination de l'observateur, l'homme afghan, lui, se demande encore le pourquoi de son érection permanente. De jolies histoires donc qui maintiennent ces pratiques hors de la simple barbarie où le regard occidental voudrait bien les enfermer. Mais ne serait-ce que des histoires ? Nafas ne peut traverser la frontière irano-afghane qu'en jouant la quatrième épouse. Et l'époux craint pour sa réputation lorsqu'elle soulève sa burka pour lui parler. Si d'autres hommes la voyaient, le blâme pèserait sur lui. Sans lui, elle n'est rien. Sans elle, moins d'ornementation, tout au plus. « Le mur est haut, le ciel l'est encore plus » ; que dire d'autre à un groupe de fillettes qui retournent en Afghanistan ? Elles fixent la caméra qui nous les montre une à une. En sourdine, on entend presque le Makhmalbaf de Salaam Cinema : « gueriekon! » (pleurez!). Et cette fois, l'injonction s'adresse au spectateur. Sa visite clandestine au pays fut-elle si pénible pour le contraindre à verser ainsi dans un plan digne d'une infopub vision mondiale ?

Certains ont accusé Makhmalbaf de se concentrer sur la condition féminine pour mieux souscrire aux points d'intérêts occidentaux face à l'Afghanistan. Mais le film s'attarde en fait sur l'arsenal entier des clichés véhiculés par nos médias à son sujet. Un classique du journalisme d'enquête sur le monde musulman, l'école coranique où une masse de gamins indistincts psalmodient dans un vacarme tout aussi indistinct, est à l'ordre du jour, servi pour mieux mettre en évidence la seule façon d'éviter (relativement) une vie miséreuse : la proximité avec le mollah local. Sur les routes désertiques, faire la part entre les nombreux brigands et les patrouilles du régime s'avère pour le moins problématique. Lorsqu'on s'informe au sujet de son jeune guide, Nafas précise l'avoir trouvé au cimetière. Inutile de préciser, si c'est pour inclure le pays en entier. Nafas est journaliste. Pas étonnant de retrouver toutes ces images qu'on connaît trop bien. Mais plus qu'une simple correspondante étrangère, c'est aussi une native afghane. Elle est à la fois ce regard occidental, le nôtre, distant, et ce regard impliqué par la souffrance de sa soeur. Pourtant, les images sont les mêmes. Comme s'il n'y avait aucune disparité entre les deux points de vue. Tout le monde est d'accord. Même les hommes afghans, précise l'afro-américain en retirant sa fausse barbe, sont en prison. Le film édifie un consensus. La situation y est intenable, sans espoir.

Mais le film ne se contente pas de feindre le documentaire pour montrer la famine généralisée, les corps mutilés par les mines, images déjà trop bien connues. Il ne peut s'empêcher de tomber dans ce qu'une situation semblable peut convoquer d'irréel. Des unijambistes font la course en béquilles de fortune pour mettre les premiers la main, ou peu importe le membre si cette dernière fait défaut, sur une paire de jambes rapiécée à partir de mannequins, suspendue au ciel afghan par un parachute. L'emphase s'installe sur cette scène et en fait ressortir toute l'invraisemblance. Même en conservant le style documentaire, une simple consultation chez le médecin local devient un peep show façon moyen âge ; un drap noir troué sépare Nafas du médecin, et ce dernier la découpe en lui indiquant, par l'intermédiaire de son jeune guide, quelle partie de son corps exhiber dans le trou. On est loin de l'atmosphère froidement clinique habituelle. Le plus déstabilisant est qu'au fond, de telles scènes ne soient pas si irréelles sur la route de Kandahar. L'écart de mise en scène vient souligner que ces gens ne peuvent s'en tenir à la dure réalité, doivent la déplacer dans un autre registre. Le récit ne progresse qu'à la condition, pour les personnages, de s'inventer une fiction satisfaisante, calquée sur les jolies histoires officielles. Il suffit d'entendre le ministre de la promotion de la vertu et de la punition du vice s'enquérir du savoir absolu (parce que lui, il sait que quatre témoins suffisent à condamner à mort un couple adultère) pour comprendre ce réflexe quasi-banal entre Nafas et les hommes qui l'aideront à s'inventer des liens de parenté, une vie commune, des enfants...

Si Nafas ne parviendra pas à porter son message d'espoir à sa soeur, si ce message, glané parmi ses rencontres et enregistré sur son dictaphone n'est pas très convaincant, le film s'enlise plus profondément encore, comme si l'espoir y était quelque chose de périmé. Et l'aide humanitaire ? Un an à répéter chaque jour : « donnez-moi une main, donnez-moi une jambe » aux délégués de la croix rouge. Et c'est avec un sens de l'humour noir prononcé qu'on donne un drapeau de l'ONU aux voyageurs, pour la chance. Le dernier plan fige l'éclipse au moment où le soleil est complètement recouvert. Pas très subtil. Inconcevable de clore un film pareil sur un faux happy-end à la manière de la reconstitution dédoublée dans Un moment d'innocence. Les gens ont fui les abus au nom de l'islam dans la fiction, s'y réfugient, comme nous occidentaux, nourris de fictions sur les points chauds du moment pour mieux s'en écarter. Les écarts de mise en scène détonnent de l'ensemble documentaire et dérangent dans la mesure où apprécier leur beauté esthétique rend tout spectateur coupable de nonchalance envers l'horreur. Malgré l'effet, malgré le manque d'espoir qui voudrait susciter une réaction vive, on peut se demander si le spectateur, une fois le générique défilé, n'en sort pas indemne.