« Des corps enflés. Il est question de trop-plein de sang, et d'humeur visqueuses. »
Le silence, Ingmar Bergman, 1963.

Combien seront-ils à s'être fait happer par La Pianiste, attirés par l'odeur des Palmes cannoises? À s'être retrouvés dans une salle sombre du FCMM, vierge des bavardages de la critique, rivés à leur siège dès les premières minutes par un générique silencieux? Il faudra reparler des génériques de Haneke. Ceux de Funny Games accompagnés d'une « mélodie » de John Zorn; celui en roulement de tambour, interminable, qui refuse de mettre fin au formidable Code inconnu. Revenir également sur ce refus, systématique chez Haneke, de satisfaire le spectateur d'une « FIN », propre et nette, cette exécution sommaire de la fiction. Est-ce trop s'avancer que de suggérer que c'est un spectateur, d'abord, qui tente justement d'exécuter Erika, à la toute fin du film. Que c'est lui encore qui n'a pas la force ni de viser le cœur ni d'enfoncer plus en avant la lame et qu'enfin Erika lui survit?

Trois Palmes pour Haneke et le voilà en Amérique. Ses trois premiers films étaient pourtant présents à la Quinzaine des réalisateurs : Le Septième continent en 1989, Benny's Video en 1992 et les 71 fragments d'une chronologie du hasard en 1994. Les deux suivants, Funny Games en 1997 et Code inconnu l'année dernière, étaient en compétition officielle. Tous ont été primés, ailleurs, en Europe comme en Amérique. Cela était encore insuffisant, semble-t-il, pour se voir distribuer de l'autre côté de l'Atlantique. Aussi, si on a manqué, en novembre 1998, la rétrospective à la Cinémathèque Québécoise qui présentait ses quatre premiers longs métrages, si l'on a manqué Code inconnu au dernier FCMM, il était difficile d'esquiver la gifle.

Michael Haneke. Études en musique (comme pianiste), en philosophie et en psychologie. Début de carrière au théâtre avant de passer à la télévision où il réalise plusieurs films (introuvables). Il réalise son premier long métrage pour le cinéma en 1989 : Le septième continent, l'histoire du long suicide collectif d'une famille viennoise de classe moyenne; suicide planifié, méthodique et présenté avec détachement. Haneke, déjà, donne le ton à une filmographie qui s'apparentera à un bestiaire analytique des mœurs modernes. Dans Benny's Video un jeune homme tue une amie à l'aide d'un pistolet d'abattoir. Il enregistre la scène sur vidéo. Le père enterre le corps pendant que la mère amène son fils en vacances. Avec les 71 fragments d'une chronologie du hasard, réalisé en 1994, Haneke boucle une trilogie qu'on a dit préoccupée par la violence et les médias. Le film suivant, Funny Games en 1997, quoique hanté par les mêmes thèmes, poursuit l'assaut en s'en prenant cette fois directement au spectateur : lui, assis, qui regarde, à quoi participe-t-il? Haneke précise alors ses préoccupations quant au réel, sa manipulation et sa « récente » mise en conserve par l'industrie du loisir. Reprochant aux Natural Born Killer (Oliver Stone, 1994), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), et autres grandes figures du panorama cinématographique occidental d'esthétiser la violence (de la rendre irréelle et inoffensive), il propose en alternative d'en réactualiser la réception. Il offre donc, avec Funny Games (comme avec ses films précédents d'ailleurs), une violence qui, si elle s'avère graphiquement moins extravagante, n'en demeure pas moins plus explicite et, par la même occasion, beaucoup moins facile à « regarder ». D'où la polémique. Cela dit, l'intégrité et la pertinence des engagements sociaux de Haneke ne sont pas nécessairement à prendre au pied de la lettre.

L'année dernière, Code inconnu, reprenant la technique de fragmentation narrative utilisée dans les 71 fragments…, proposait l'un des plus adroits chassés-croisés du cinéma. Avec un panoramique plus large encore, le réalisateur autrichien se penchait à nouveau sur les travers de l'individu contemporain. Celui-là occidental, urbain, qui contrôle l'image et le monde et qui, plus fort que le reste de la mêlée, crie « présent » lorsqu'on interroge le dernier siècle sans pour autant être capable de se nommer. Le portrait qu'il faut tracer, que certains s'acharnent à tracer, Haneke l'explore ici avec une prodigieuse efficacité.

Elfriede Jelinek a accordé quelques entrevues où l'on sent bien la distance qu'elle tente d'établir entre son roman La Pianiste et l'œuvre éponyme qu'en a tirée Haneke, ou, pour être plus exact, entre littérature et cinéma. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu le roman pour comprendre ce qu'elle entend lorsqu'elle suppose que le passage du texte à l'image est réducteur, qu'il implique de passer de l'universel à l'anecdotique. Cette idée, répandue, s'explique en partie par l'avènement relativement récent du règne de l'image venu se substituer à celui des lettres. Il faut surtout retenir qu'il s'agit, dans les deux cas, d'une forme de représentation et que, toujours dans les deux cas, la qualité de l'œuvre provient de ce qu'elle arrive ou non à évoquer une vue d'ensemble à partir du particulier. Le dernier film de Michael Haneke est, en ce sens, un exemple admirable. Par sa mise en scène et grâce à la composition des personnages principaux et des relations qu'ils entretiennent entre eux, le film ouvre une réflexion sur l'époque actuelle et sur certains de ses travers. Haneke souligne qu'il n'a jamais eu l'intention d'adapter le roman, se contentant plutôt d'y emprunter l'essentiel du récit et des personnages. Emprunt bénéfique menant à la réalisation du long métrage le plus achevé, à ce jour, du cinéaste autrichien. Au centre de l'exercice, une professeure de piano, Erika Kohut, interprétée par Isabelle Huppert.

Erika Kohut ne nous est évidemment pas aussi étrangère qu'on le souhaiterait (qu'elle le souhaiterait elle-même). Pas plus qu'elle n'est folle, contrairement à ce qu'en arrive à clamer un peu trop fort sa mère (Annie Girardot) et Walter Klemmer (Benoît Magimel). Elle ne souffre pas, comme son père qu'elle semble renier, d'un dysfonctionnement nécessitant l'internement. Cela ne l'empêche pas de porter en étendard certains ratés caractériels. En ce sens il est possible de voir une filiation entre Erika et les études tératologiques de Bergman. Études minutieuses, variations en forme de thématiques sur différents sujets dont celui récurrent des femmes : Monika dans Un été avec Monika, Marianne dans les Fraises sauvages, Karin dans À travers le miroir, Märta dans les Communiants, les figures dédoublées dans le Silence et dans Persona, triplée dans Cris et chuchotements [1]. Ces personnages, comme Erika, ont en commun qu'ils se dessinent en contraste (par la négative) avec le contexte où ils sont placés; c'est par la fêlure qui les brise et désaccorde leur comportement qu'ils arrivent à articuler une pantomime pathétique.

Cette fêlure est visitée à plusieurs reprises par la caméra, entre autres lorsqu'elle s'attarde, en de longs plans, sur le visage d'Erika [2] alors qu'elle écoute, avec une attention soutenue, différentes interprétations musicales. Je pense plus particulièrement à la séquence de l'examen, au cours de laquelle Walter postule une place dans la master class d'Erika. Walter interprète d'abord Schönberg, Rachmaninov et termine par l'andantino et le scherzo de la sonate en La majeure de Schubert. Le spectateur est familier avec la pièce qu'il a déjà entendue à plusieurs occasions (c'est, entre autres, celle qu'interprète Walter lors du récital privé chez les Blonsky). Le tourment d'Erika est alors exposé au regard du spectateur en trois plans consécutifs, de plus en plus rapprochés et dans le même axe. Ces plans qui durent suffisamment longtemps pour qu'on remarque, outre bien sûr le regard du professeure, un léger sourcillement, une moue des lèvres, un plissement du front. Procédure qui n'est pas sans rappeler le sommet atteint par Dreyer, en silence, avec le visage de Renée Falconetti dans la Passion de Jeanne d'Arc. D'une certaine manière, c'est tout l'envers des représentations théâtrales antiques où l'on typait, à l'aide de maquillage ou de masques, les traits des acteurs pour que les spectateurs puissent les identifier aisément. Le cinéma, au début du siècle, a pensé le gros plan de la même manière avec un résultat sensiblement différent; éviter de déformer inutilement la chose à montrer en rapprochant plutôt le regard du spectateur (une leçon magistrale, oubliée avec le retour non moins magistral des déformations).

J'ai écrit plus haut « études » tératologiques, en opposition avec « production ». Haneke, pas plus que Bergman, n'anime un Golem, ne gonfle ses personnages, ne les couvre d'excroissances. Peu d'enflures inutiles dans les échanges; pas de voix-off; pas de musique, on l'a vu, qui ne prennent assises à l'intérieur même du film. Souvent un visage silencieux plutôt qu'une scène dialoguée; souvent aussi un plan-séquence très long; un cadrage calme, la plupart du temps sur trépied, sinon en mouvements souples lors de travelling discrets en dolly et en steadycam. C'est la différence peut-être entre un cinéma « sérieux » qui prétend (et y arrive parfois, c'est le cas ici) donner à voir et un cinéma « léger », généralement de consommation « rapide », qui montre du doigt. Devant La Pianiste c'est le regard du spectateur qui construit Erika, en étrangère comme en sœur, selon sa volonté (ou son absence de volonté).

On note au passage une certaine intégrité dans la démarche du réalisateur. À aucun moment il ne joue la carte du « réalisme » pour brouiller les pistes ou se faciliter la tâche dans son entreprise de lacération du regard (lacérer, c'est aussi ouvrir). Dès l'ouverture, dans la séquence d'affrontement entre la mère et la fille, un gros plan transforme l'écran de cinéma en écran de téléviseur. À l'extérieur du premier le spectateur, à l'extérieur du second la fiction. Cette fiction, justement, qui est immédiatement hachée par un générique des plus formel : absolument silencieux, sans effet visuel, en petites lettres blanches sur fond noir. Haneke nous rappelle que nous sommes au cinéma et nous invite au jeu. Le plan-séquence de la salle de bains, lieu du premier contact physique entre Erika et Walter, le souligne assez bien. Il suffit pour s'en convaincre de voir dans l'affrontement Erika/Walter une mise en abyme de la relation que Haneke cherche à établir avec son spectateur. « Face à moi! » scande Erika de sa voix autoritaire. C'est Michael Haneke qui s'amuse à fustiger un certain cinéma de divertissement qu'il juge irresponsable et qui s'écoute normalement d'un regard distrait. Avec La Pianiste, Haneke cherche, par des moyens habiles, à éviter cette distraction du spectateur, à susciter chez lui une réaction et, si possible, une réflexion (sur sa position de voyeur, de consommateur, de névrosé, etc.).

Ce faisant, il n'en saborde pas moins sa propre théorie au sujet de l'esthétisation de la douleur. Car esthétiser la douleur ce n'est pas seulement filmer le napalm qui brûle au son des Doors. C'est aussi filmer, dans un visage, la personnalité qui craque sur la musique de Schubert. Le plan-séquence, qu'affectionne particulièrement Haneke depuis ses premiers films, confirme à lui seul un parti pris esthétique solide. Il serait en outre difficile de ne pas noter le soin apporté par Haneke à sa mise en scène. Évoquons seulement, à cet égard, l'utilisation des portes comme rideaux de scène, le chevauchement des pièces musicales d'un plan à l'autre dans certaines séquences et enfin ce plan où le corps d'Erika fait tache (elle vient de vomir) sur la patinoire blanche surexposée.

On pourrait d'abord avoir l'impression, dans cette mise en scène, que la musique (Schubert, Schoenberg, Bach, Chopin, Rachmaninov) remplit le vide hors du cadre. Mais, parce qu'elle est reçue avec une sensibilité si aiguë, elle semble plutôt animer (par) les tourments des personnages. À aucun moment elle ne vient faire diversion aux événements. Au contraire. Les deux lieds de Schubert qui reviennent sans cesse, « Le village » et « Le panneau », appartiennent à la suite « Voyage d'hiver » composée peu avant sa mort. Comme chez Schumann, c'est la période crépusculaire du créateur qui intéresse Erika [3] : « C'est le moment où l'on sait encore ce que signifie la perte de soi-même, avant d'être complètement abandonné. » dit-elle à Walter lorsqu'elle le rencontre pour la première fois [4]. Les textes très évocateurs des lieds, textes que l'on doit à Wilhelm Müller, contemporain de Schubert, n'apparaissent en sous-titres que sur la version anglaise du film (celle sous-titrée du moins). Aussi, lorsque la petite Anna Schober, sa crise diarrhéique passée, répète le lied « Au village » dans la salle de concert, le ténor chante : « Chassez-moi par vos aboiements, chiens vigilants, / Ne me laissez pas en paix à l'heure du sommeil! / J'en ai fini de tous les rêves, / Pourquoi m'attarder parmi les dormeurs?». C'est juste avant qu'Erika ne s'absente pour aller glisser des morceaux de verre dans les poches de la jeune pianiste. À son retour, le jeune duo est passé à l'interprétation du lied suivant, « Le panneau » : « Pourtant je n'ai rien fait de mal / pour fuir ainsi les hommes. / Quelle est donc cette folie / qui me pousse vers le désert? ». Adorno distinguait la musique « sérieuse » de la musique pop envahissante de ce que cette dernière, entre autres, demandait à être écoutée distraitement. Les choix musicaux de Haneke, malgré la barrière linguistique, n'appelle vraisemblablement pas une réception légère.

Le vingtième siècle donne naissance à un individu (ce spectateur précisément) qui se croit émancipé et qui dans les faits, éprouve effectivement une certaine difficulté à identifier des repères transcendantaux. Que fait-il seul « avec ses mains »? Dans l'obscurité de la salle, en compagnie d'Erika, il se pose, notamment, des questions d'ordre moral. Avec elle, encore, il est amené à se demander comment entériner des valeurs qui ne sont pas les siennes à défaut, peut-être, de pouvoir en ériger de nouvelles qui seront reconnues par l'autre. La valse des liquides dont on a déjà fait l'emblème du film (urine, sang, larmes, vomissure, sperme, diarrhée) vient métaphoriquement nous rappeler nos limites. C'est peut-être d'ailleurs de les montrer si étroitement liées à la raison, aux sentiments et à la démarche quotidienne des personnages, qui frappe tant [5]. Ironiquement, c'est la mesure de cette même maîtrise qui sert à juger de la folie d'un individu. Il semble en effet que l'excès, comme l'insuffisance de maîtrise, soient évalués de la même manière pour juger de la folie d'Erika (il suffira, pour s'en convaincre, de parcourir rapidement un échantillonnage suffisant des textes écrits sur le film). Cette interprétation paradoxale met en lumière une impasse devant laquelle les personnages de La pianiste se dressent. Comment arrivent-ils à survivre, tous? Comment arrivons-nous, nous-mêmes, à tenir la route? Erika quitte le dernier plan en sortant du cadre. À droite. Calmement. Après s'être poignardée. Calmement. Le spectateur quitte la salle peu après. Et tous deux continuent, comme ils peuvent, de fonctionner.

Notons en terminant qu'une critique éhontée parlera de ce « film terrible » comme d'un corps étranger avec lequel on se refuse à reconnaître toute affiliation [6]. C'est très certainement là une des conséquences du cinéma devenu produit (tout comme la littérature); le spectateur a pris la mauvaise habitude (ce n'est que partiellement sa faute) d'appréhender tous les objets en produits, c'est-à-dire « de l'extérieur ». C'est ainsi qu'il les consomme sans envisager une seule minute qu'ils s'adressent à lui et qu'ils émanent de sa personne. Tout comme il les évalue en fonction des performances qu'ils offrent, de leur « rendement », de leur « utilité » ou, pire encore, du plaisir sensible immédiat qu'ils procurent. S'il n'est pas pour autant recommandable d'évacuer complètement cette forme d'évaluation, il faut essayer d'en identifier les limites. En attendant, amusons-nous à remarquer que, dans les premiers jours qui ont suivi le retour à la programmation normale chez Ex-Centris, après la tenue du FCMM, c'est à Erika Kohut qu'Amélie Poulain a cédé la place.

 

Philippe Théophanidis
Montréal, octobre 2001


1 - Ces allusions à Bergman, loin d'épuiser le sujet, ouvrent plutôt la porte à une étude croisée, plus que souhaitable, entre La Pianiste et la filmographie du réalisateur suédois. La filiation dépasse largement la simple parenté avec la séquence d'automutilation de Cris et chuchotements.

2 - On peut d'ailleurs se demander si Liv Ullmann, présidente du jury qui a récompensé La Pianiste à Cannes, n'a pas reconnu dans les plans du visage d'Erika son propre visage, silencieux, saisi à plusieurs occasions, de Persona à Sonate d'automne, par le regard de Bergman.

3 - Il s'agit d'une mise en abyme des propres intérêts du réalisateur pour ses personnages.

4 - Erika paraphrase ici les propos de Théodore Adorno à qui on doit plusieurs études sur le rôle que la maladie et la folie ont pu jouer dans la composition de certaines pièces musicales. Nietzsche, avant lui, s'est également beaucoup intéressé aux « bienfaits de la maladie ».

5 - La chose a déjà été notée par plusieurs dont Bunuel qui en livre une critique très concise dans sa fameuse séquence du Charme discret de la bourgeoisie (1972).

6 - Ou que l'on refuse carrément de reconnaître : Odile Tremblay a ainsi écrit de Code inconnu qu'il était « inoffensif et soporifique » ce qui somme toute en dit plus long sur sa propre démarche que sur celle du film (Le Devoir, le mardi 15 mai 2001).