La filmographie de Mohsen Makhmalbaf, dans son ensemble, ne peut prétendre s'inclure bêtement dans une certaine tendance actuelle du cinéma iranien, qui lui aura valu son éloge international récent, sans se heurter à certains paradoxes qui caractérisent son auteur. Activiste anti-Shah, saisi dans une mentalité religieuse intégriste, il rejeta l'épiphanie diabolique occidentale qu'est le cinéma au point de s'y soustraire impérativement et même de ne plus parler à sa grand-mère lorsqu'elle lui avoua s'être damnée de la sorte. Évitant la mort de justesse, emprisonné sous le régime du Shah Mohammed Reza Pahlavi, la révolution islamique lui permettra de récidiver ; dans la période de foisonnement artistique engendrée par les événements de 1979, il se dévoue à éradiquer toute trace du cinéma pré révolutionnaire. De son propre dire, il n'aura vu aucun film avant son premier mandat cinématographique en 1982 ; à cette époque il était parmi les fondateurs du Bureau d'Arts de l'organisation pour la propagation de la pensée islamique. Dans l'optique d'une réflexion sur le cinéma documentaire, et sans considérer les films à venir, d'aucuns seraient amenés à scander ce mot malsain, propagande, et ainsi fermer le dossier sans plus de cérémonie. Mais dans l'apprentissage de cet art, Makhmalbaf s'imprègne en très peu de temps d'une quantité d'images, de visions du monde étrangères à la sienne, et par la même occasion, se convertit à la foi païenne du septième art. Constatation faite du manichéisme ostensible d'un certain type de production cinématographique, sa propre vision fondamentaliste ne peut plus tolérer l'écho révélateur qui parvient désormais jusqu'à son appréhension ; une démarche rigoureuse et consciente, une esthétique réfléchie, jamais naïve, acquises et toujours reconsidérées au fil de ce cheminement, lui permettront d'atténuer les contrastes, de désarçonner les dichotomies aliénantes qui nourrissent la haine.

À son approche hystérique et propagandiste, Makhmalbaf substitue désormais un humanisme critique. À preuve son documentaire de 1995, Salaam Cinema, qu'il réalise pour souligner le centenaire du septième art. Il décide de créer l'événement : un quotidien publie une demande d'acteurs non-professionnels afin de jouer dans un film de Makhmalbaf. La seule notoriété de ce nom a attiré quelques milliers de personnes, accourues à Téhéran pour l'occasion. Une voiture montée par un cameraman flâne lentement au milieu de la foule, lui laissant saisir l'événement sur le vif, avec les moyens techniques du direct. Le ton est donné ; Makhmalbaf s'engage dans une expérience non scriptée, ouvert à l'imprévu. Sa démarche se veut respectueuse. Il s'approprie l'accord des participants afin de les filmer dans un état d'euphorie créé par l'effet cinéma ; si la sincérité est palpable dès les premières minutes du film, le réalisateur leur précisant qu'ils en sont à la fois les sujets et acteurs, il apparaît évident qu'il veut tirer profit de la confusion amenée par l'idée reçue du processus d'audition. C'est votre film, leur dit-il ouvertement. Interrogé sur l'ambiguïté de cette démarche, il rétorque : « we placed an ad and told everyone what kind of a film we wanted to make, then we told them that the filming had already started and they were all the subject of the film » [1]. Souligner le centenaire du cinéma par un film pour le peuple, où il y joue le plus grand rôle ; si l'attitude de Makhmalbaf ne tendait pas vers la confrontation avec les acteurs en puissance et la critique avouée, on croirait assister à une forme de populisme démagogique.

Afin de bien comprendre les machinations de Makhmalbaf, une mise en contexte eu égard aux rapports entretenus entre la population et le cinéma s'impose. Après la révolution, l'état islamique maintient un certain protectionnisme culturel, dans une volonté d'autarcie complète. Les films étrangers sont proscrits comme source d'occidentalisation malfaisante. La censure s'installe, bien sûr, selon le code de l'Islam - pas de gros plans de femmes, pas de références à l'époque du Shah, pas de sexe ni même de contacts physiques minimaux entre deux personnages s'il ne sont pas époux, pas de maquillage, pas de personnage islamique présenté de façon négative, etc.- et les cinéastes se retrouvent muselés. Ironie ou nécessité, l'esthétique de contournement qu'ils ont dû développer, par sa poésie confondante pour la censure, et le recours à la synecdoque sociale qui récupère la nécessité du marché à produire des films pour enfants, leur ont valu leur plus grande reconnaissance internationale. Parallèlement, le goût du public pour le cinéma de divertissement se traduit par une réception naïve et amusée des quelques films d'auteurs qui outrepassent la censure, par la production d'une soixantaine de films annuellement, calqués sur le modèle d'un cinéma divertissant, mais aussi par l'importation illégale des films étrangers et particulièrement ceux de l'usine à rêve hollywoodienne. L'entreprise du réalisateur consiste à ausculter le cinéma comme phénomène social : « [the film] evaluates the effects of cinema in our lives as well appreciating and criticizing it » [2]. Là où ses confrères présentent au public un film qui se cache sous le couvert de la fiction pour y traiter des problèmes sociaux de l'Iran actuelle, contaminant cette fiction par un style documentaire (pensons à Kiarostami ou Majidi), Makhmalbaf effectue un renversement tout aussi audacieux : se présentant comme un documentaire inoffensif sur l'amour du cinéma chez les Iraniens, Salaam Cinema utilise à bon escient l'influence du cinéma de fiction sur la population à des fins d'analyse et de critique de la société.

Cette confrontation abusive où il semble se jouer des participants, plusieurs l'ont critiquée et ont souligné son manque de rigueur, son impossibilité apparente à plonger dans la vérité de ces gens qu'il démolit les uns après les autres. En effet, nous sommes à mille lieux de la tradition bien établie de fréquentation préalable qui scande le cinéma documentaire, depuis Flaherty jusqu'à Perrault ; si Makhmalbaf s'en défend par la franchise ostensible de sa démarche, son génie réside pourtant dans cette confrontation où c'est la fréquentation cinématographique du public qui vient jouer le rôle à la fois d'instigateur de ses réactions, de révélateur et de catalyseur. La critique sourd de cette confrontation à l'allure polémique et se révèle en outre un excellent moyen d'ausculter le phénomène social cinématographique ; par sa spontanéité, elle souligne mieux le modelage opéré par cette forme d'expression populaire qu'aucune autre approche, fut-elle plus respectueuse par un souci d'acquérir une certaine complicité entre le réalisateur et ses sujets. Mais afin de réaliser pleinement son dispositif, Makhmalbaf se doit de déroger à l'honnêteté et reste ambigu quant à la nature de son personnage. Il ne peut pas avouer qu'il se met en scène d'une façon bien précise au risque de miner son propos : « in the movie, you see two Makhmalbafs, one who is in front of the camera acting in this drama as the director and one as the man who is actually running the show behind the camera » [3]. Ce jeu du réalisateur solidifie l'effet catalyseur provoqué par la mise en scène d'une audition, du moins lorsqu'il personnifie cet être un peu cruel qu'on s'attend à voir mener un tel processus. Encore une fois, ce catalyseur ne vient pas d'une période d'accommodation préalable mais bien en amont ; les candidats s'attendent à faire face à la caméra dans une séance d'audition. Cette façon de faire peut sembler moins efficace, mais déjà chez Perrault ou Flaherty on sent l'impossibilité, avouée et d'ailleurs exploitée par les cinéastes, d'annihiler totalement l'effet caméra. Ne reste plus qu'à tabler sur les différentes modalités de s'en servir pour explorer un rapport au monde compris à travers le rapport filmant/filmé.

Autre avantage de cette mise en scène : Makhmalbaf, feignant une rigidité digne d'un gérant d'usine à fabriquer des acteurs, demande aux participants de jouer, sans autre consigne, ce qu'ils veulent, ou encore leur impose de rire ou de pleurer en trente secondes. Il recherche une révélation spontanée par le personnage ou simplement par l'attitude que choisira de jouer un candidat. Comme Jean Rouch qui avait déjà procédé de la sorte pour Moi, un noir, le factice peut s'avérer un moyen idéal d'atteindre une certaine vérité, à défaut d'avoir la prétention de présenter la vérité objective d'une vie humaine. Déjà, on sent poindre une certaine vision du monde chez Makhmalbaf. Ce n'est pas gratuitement qu'il nous montre comme premier candidat cet homme qui joue à l'aveugle avant même qu'on exige de lui une quelconque performance. Au point que lorsqu'il avoue avoir joué ce rôle tout au long de la route qui l'a mené jusqu'à Téhéran, on se demande s'il ne joue pas encore. Les comédiens en devenir (et en acte) subissent le double discours du double réalisateur (qui avoue parfois très crûment que le seul film à faire est en train de se faire, ou confond les participants en les laissant croire qu'ils seront engagés) et leur confusion palpable naît des idées préconçues qu'ils entretiennent sur le cinéma ; une sorte de vision très glamour et éthérée (pensons à ces hommes qui ne trouvent d'autres sosies dans le domaine que de grands acteurs américains, jusqu'aux pastiches de westerns et de comédies musicales que certains choisissent de mettre en scène) se voit ici démolie, dans l'espoir sans doute qu'une prise de conscience s'opère chez des gens qui ne réalisent pas à quel point un certain cinéma s'éloigne de ce qu'ils sont, de leurs préoccupations.

Mais la machination se déploie à d'autres niveaux et la première requête du double réalisateur, une mise en cadre physique des candidats au centre de la pièce justifiée par le screen test qui accompagne l'audition, se révèle un double sens qui explore leur rapport à l'autorité. Ce cadre fait partie des trois éléments symboliques soulignés par Makhmalbaf lui-même et travaille en conjonction avec la table du réalisateur qui représente le pouvoir. L'exercice en intimide certains mais d'autres oseront déroger aux règles, pour le plus grand plaisir du réalisateur qui veut bien, derrière son masque intransigeant, saisir de petits miracles pour les présenter après coup au public iranien ; s'il ne joue pas la carte de faire réfléchir ses participants en leur présentant une image de leur prestation au sein du film, ce qu'aurait permis un support vidéo dans ce contexte précis, il prend le pari d'utiliser le cinéma comme moteur de transformation de la société iranienne et y lance un film misant sur une simplicité rarement vue, tapie sous l'ombre des grandes machines à fabriquer du divertissement, donnant au public une image d'eux-mêmes restituée sur pellicule 35 mm.

Ce film, malgré son succès international, Makhmalbaf l'aura fait pour son peuple, et la notoriété du réalisateur chez lui laisse songeur quant à la réelle transformation qu'une telle démarche, moins efficace certes que celle dont il aura usé à 17 ans pour mettre à bas un policier, peut engendrer. Le fait est que ce film recèle de moments critiques très forts et d'ailleurs soulignés par le Makhmalbaf en représentation ; lorsqu'un homme - en fait le même policier autrefois attaqué ! - se présente délibérément comme un bon parti pour épouser les rôles de vilains, le réalisateur lui demande s'il est méchant dans sa vie, et montre ainsi du doigt la conception simpliste et manichéenne véhiculée par un certain cinéma. « Préféreriez-vous être une personne humaine ou artiste ? » ; cette boutade du réalisateur souligne le côté inhumain d'un pan entier de la production cinématographique, avec ses producteurs inconscients de ce que peut véhiculer un film. Comme il le dit si bien, est artiste celui qui sait jouer avec ses émotions au bon moment, pour qu'on puisse les vendre ensuite. Voilà l'attitude qu'il personnifie à travers sa détermination à faire pleurer les participants en trente secondes.

Le miroir au fond de la pièce symbolise le cinéma, et répond en quelque sorte à la boutade : humain ou artiste, les deux côtés sont en quelque sorte toujours présents, et une fois compris en rapport avec le cadre sur le sol, le miroir renvoie aux limites qu'imposent une société où ses membres doivent toujours se mettre en scène selon certains codes, se modeler inconsciemment en fonction de la perception des autres ; le cinéma ne peut être autre chose qu'un reflet de cette condition et doit explorer différentes avenues pour l'analyser. Vérité ou fiction, la frontière tend ici à s'effacer pour laisser place à un commentaire critique, toujours dans un esprit humaniste. Car le spectateur ne doit pas se leurrer ; malgré une attitude détestable, c'est un profond intérêt pour ces gens qui émane du film. Après tout, comme l'a souligné Makhmalbaf, en tant que monteur, il aurait pu tirer les ficelles de façon à nous apparaître moins antipathique.

Mais au-delà de sa démarche consciencieuse, le réalisateur montre un réel souci de respect eu égard à la restitution de l'expérience sur l'écran lumineux. Sans doute dans une volonté de démystification du cinéma, le film nous sert en permanence des détails techniques : gros plan de la caméra où l'on insère un nouveau magasin, de l'objectif qui s'ouvre, de l'éclairagiste qui ajuste sa lumière, etc. Bien entendu, ce n'est pas le premier parallèle que le lecteur aura établi entre Salaam Cinema et L'homme à la caméra de Dziga Vertov, ne serait-ce que dans cette volonté de faire un film pour le peuple et de démythifier sa pratique par l'exposition du dispositif filmique. S'il ne montre pas, comme Vertov, le processus du montage afin de rester au coeur de l'événement, il ne tente pas pour autant de camoufler la fabrication de son film. Le bruit de la caméra se fait omniprésent. Mieux encore, sa main transparaît dans l'agencement des différentes scènes ; certains candidats qu'il aura congédiés plus tôt surgissent au détour d'une collure, détruisant l'illusion que la scène se poursuit dans une continuité factice. C'est aussi le résultat de sa machination : maintenant l'ambiguïté, il commande à certains de sortir, sous prétexte qu'ils ont eu leur chance, tout en précisant de bien jouer cette sortie parce qu'elle fait partie de l'audition. Ou encore, lorsqu'il engage les deux jeunes filles pour les voir jouer la satisfaction, exigeant d'elles un avant-goût de leur réaction face aux proches qui les attendent chez elles. On sent bien la sélection opérée par Makhmalbaf sur les treize heures de rushes afin de développer son propos : cette jeune fille qui ne veut jouer aucun autre rôle que sa propre situation actuelle ; la réplique qu'il lance à ces femmes prêtes à planter un poignard dans le dos de leur voisine pour devenir actrice, à savoir que leur meilleur rôle est ce qu'elles font présentement. Le cinéma, finit-il par dire, c'est la réalité que vous choisissez de jouer.

Salaam Cinema est un film phare des 14 longs métrages réalisés par Makhmalbaf à ce jour. Les multiples procédés qu'il y met en oeuvre ne seront égalés, voir surpassés, que par son film suivant, un projet qu'il devait d'ailleurs intégrer à cette séance d'audition, mais qu'il a cru bon de poursuivre séparément ; comme l'annonce la claquette à la toute fin de Salaam Cinema, le film aura une suite où il met en scène ses retrouvailles avec le policier, pour ensuite reconstituer leur confrontation en dirigeant, chacun de leur côté, leur jeune alter ego. Un instant d'innocence exacerbe cette façon de brouiller réalité et fiction, de même qu'un certain regard sur l'extrémisme déjà présent chez son prédécesseur. Mais ce « à suivre » devrait aussi être entendu selon le propos du réalisateur : lorsque le tournage s'est terminé, à chaque fois qu'une projection s'est achevée, les gens sont sortis, ont parlé du film, et peut-être même ont-ils réalisé, entre les fous rires qui les assaillent au rappel de certaines scènes, que ce petit jeu auquel ils viennent d'assister est un microcosme, une synecdoque, un reflet plus ou moins juste de leur existence ; le cinéma, la réalité qu'on choisit de jouer, se perpétue chez ces gens, dans leur vie de tous les jours. Cet épitaphe au sens double devient l'emblème d'un regard équivoque sur les choses. Une vision du monde infiniment plus nuancée émane de ce film ; elle résume le cheminement d'un homme autrefois détenteur d'une vérité unique, d'une réalité, devenu misanthrope, libéré de son dogmatisme.

Lire aussi : Regard sur le cinéma iranien

 

1 - MAKHMALBAK, Mohsen. A talk with Mohsen Makhmalbaf. Reality is prison, [En ligne] propos recueillis par Ahmad Talebinejad et Houshang Golmakani, in « Film International », automne 1995.

2 - Ibid.

3 - Ibid.

 

BIBLIOGRAPHIE

CASTIEL, Élie. Mosaïques persanes, images du cinéma iranien, in « Séquences », no. 192, sept.-oct. 1997, p. 32-37.

CHESHIRE, Godfrey. Makhmalbaf, the figure in the carpet, in « Film Comment », vol. XXXIII, no. 4, p. 62-70.

HOFFMAN, Adina. Makhmalbaf's Moment, [En ligne] in « The American Prospect », vol. 11, no. 11, 24 avril 2000.

MAKHMALBAK, Mohsen. A talk with Mohsen Makhmalbaf. Reality is prison, [En ligne] propos recueillis par Ahmad Talebinejad et Houshang Golmakani, in « Film International », automne 1995, adresse.

MARSOLAIS, Gilles. L'aventure du cinéma direct revisitée, Les 400 coups, Laval, 1997.