Pour comprendre la question de la postmodernité au cinéma, il faut aborder d'abord un certain nombre de problèmes théoriques généraux. Par exemple, le mot même de postmodernité serait à interroger, car le préfixe «post» se révèle ambigu; s'il renvoie assurément à un après de la modernité, de laquelle parle-t-on ? Celle qui commence avec les Lumières au XVIIIème siècle et qui postule la trajectoire parallèle de l'avancement de la Raison et de l'Humanité ? Certains penseurs allemands (comme Habermas entre autres) la conçoivent dans cette perspective très large, alors que les penseurs français ont plutôt tendance à la faire commencer plus tard, autour de 1850, avec Baudelaire et sa critique esthétisante du positivisme bourgeois. Mais le postmodernisme en art, qui nous intéresse ici, ne se définit pas en bloc. Comme nous le voyons clairement, le «postmoderne» dépasse largement le seul domaine du cinéma, et il importe de cerner l'horizon du concept avant de pratiquer un zoom sur sa spécificité cinématographique. Ainsi, nous allons ici tenter de déterminer les lignes de force de la postmodernité au cinéma, en nous attardant premièrement à lui donner une définition viable en tant que concept esthético-philosophique, deuxièmement en explorant ses ramifications dans le champ du cinéma en général, et enfin en l'appliquant à deux films en particulier, soit Ghost Dog de Jim Jarmusch et Dancer in the dark de Lars von Trier.

Les philosophes, peu importe leur tendance, s'entendent sur une chose au sujet de l'ère postmoderne : celle-ci rompt avec la croyance de la linéarité du Progrès et de la finalité de l'Histoire. De fait, si la modernité implique la conscience aiguë du procès historique et se développe selon une logique révolutionnaire, transgressive et inflationniste, la postmodernité constitue plutôt «une rupture avec la rupture» [1]. Constatant l'impasse où mène l'accélération des révolutions technologiques, esthétiques et autres, l'artiste postmoderne semble avoir déserté les chapelles des avant-gardes, dont le credo de la «table rase» et la violence des manifestes garantissaient la crédibilité. C'est au répertoire des traditions et des formes du passé qu'il se réfère désormais, en dehors de cet esprit de système qui caractérisait les pratiques antérieures. Deux phénomènes opèrent simultanément pour expliquer ce changement profond d'attitude : d'une part, le créateur postmoderne a perdu son innocence par rapport à la pureté des formes et des contenus, qui doivent alors se passer de justification idéologique rigide; d'autre part et parallèlement, il se défait de ses complexes vis-à-vis une réalité hétérogène qu'il ne s'agit plus dès lors de maîtriser, mais d'apprivoiser. Bref, sa propension au relativisme rend caduc le désir moderniste de transgression à tout prix, et du renversement systématique des Normes unitaires, des Autorités morales, pour la raison bien simple que celles-ci se font de plus en plus rares et de plus en plus diffuses.

La notion de postmodernité artistique a été largement théorisée par la philosophie, mais elle est issue du domaine de l'architecture : il est intéressant d'évoquer les analyses de ceux qui, les premiers, s'y sont intéressés. C'est l'architecte américain Robert Venturi qui, en 1966 dans son livre Complexity and Contradiction in Architecture, a avancé l'idée d'un postmodernisme constructif (c'est le cas de le dire) et assumé comme tel. Avant lui, le terme était exclusivement réservé aux usages péjoratifs, témoignant toujours d'une certaine forme de décadence. Venturi fut donc le premier à revendiquer l'esthétique postmoderne comme un acquis, comme un atout. Comme le note Antoine Compagnon, «[l']architecte postmoderne rêve d'une contamination entre la mémoire historique des formes et le mythe de la nouveauté» [2]. Le mot «contamination» est à prendre ici au sens positif de métissage, car il s'agit pour le créateur postmoderne (dont l'architecte Venturi est la première incarnation consciente) de rompre avec la tradition moderniste se caractérisant par une surenchère de dépassement formel et de radicalité critique. À un projet moderne autoritaire et puriste, l'artiste postmoderne oppose un projet plus souple, plus syncrétique, où la hiérarchie des formes n'a plus sa place. Ainsi, est-il vraiment surprenant que la citation, l'allusion et le recyclage soient les motifs rhétoriques principaux du postmodernisme ? En effet, une fois évacuée l'obligation moderne de la cohérence idéologique, les oeuvres d'art deviennent le lieu de toutes les références; loin de considérer ces emprunts disparates comme des tares, l'artiste postmoderne tente d'en tirer le sens et le profit.

Bien que la postmodernité cinématographique ne fonctionne pas autrement et traduise les mêmes stratégies, il y a différentes façons de la circonscrire : on peut la périodiser en termes historiques (en tentant de déterminer les origines du mouvement), ou encore la considérer comme une perspective théorique générale. Pour Laurent Jullier qui conjugue les deux approches, le postmodernisme cinématographique caractérise l'ensemble du cinéma des 20-25 dernières années et prend son essor à proprement parler avec Star Wars de Georges Lucas. Jullier définit donc le mouvement de façon très large dans un premier temps et il l'associe fortement à l'évolution du blockbuster. Ce parallèle se concrétise dans l'apparition d'un nouveau genre typiquement postmoderne, que le théoricien nomme le «film-concert» [3]. Il s'agit dans ce genre de film, non pas de capter les images d'un véritable concert, on s'en doute, mais bien de mettre l'accent sur les aspects de performance, de spectaculaire et de stimulation spectatorielle. Le film-concert, selon Jullier, se définit par trois traits distinctifs : premièrement, il met en place «un dispositif technologique» central et actif; deuxièmement, il favorise le déroulement d'un «spectacle hic et nunc», c'est-à-dire composé d'une succession de performances autonomes, vécues le plus possible comme autant d'instants présents; troisièmement, il exalte la dimension sonore, qui devient plus importante que la dimension visuelle, (d'où l'appellation «film-concert»). Nous comprenons maintenant mieux le choix de Star Wars comme archétype du film postmoderne, car il obéit parfaitement à ces trois «règles». Cependant, si la postmodernité cinématographique peut se définir dans cette optique du blockbuster, elle ne s'incarne pas que dans cet avatar. Baudrillard a déjà souligné le caractère malsain, s'il est systématique, du recours à «la virtuosité technique comme référence obligée au cinéma» [4]. Et comme le cinéaste postmoderne travaille dès le départ avec le «déjà-vu», avec le second degré, avec des «images-se-sachant-images» [5], c'est dans son traitement de la référence que l'on peut juger de son travail.

Quand Jullier affirme que l'allusion postmoderne au cinéma se pratique «sous la forme d'un clin d'oeil, à un spectateur dont l'énonciateur "sait qu'il sait"» [6], il postule du même coup que la réception des films postmodernes s'établit dans un rapport de complicité (ou de complaisance). Et c'est justement sur ce point que les critiques au sujet du postmodernisme se font les plus dures. L'art postmoderne pécherait par sa gratuité et son ludisme; manquant de nécessité, il témoignerait d'un esprit réactionnaire, et le danger ultime pour le postmodernisme serait alors d'incarner, après la fin de l'histoire, «le kitsch éternel». Mais le cinéma postmoderne ne renie pas complètement l'idéal critique de la modernité; il «joue double jeu : il "se moque gentiment" (C. James, 1990) du classicisme [...] convoque ses avantages et du même coup le revitalise» [7]. Pour une part, les films postmodernes ne sont donc pas totalement assimilables à de purs produits commerciaux et interchangeables; certains sont même le lieu d'une réflexion sur l'apport spécifique du courant esthétique dont ils font partie : la liberté. Bien sûr, il s'agit d'une liberté relative, une liberté d'emprunt, qui s'exprime sur le mode du paradoxe. La postmodernité n'est pas une entreprise de libération (comme on parle de libération sexuelle), mais plutôt une recherche de tensions fructueuses entre différentes traditions librement associées. Jullier définit un peu différemment cette même dynamique, qu'il appelle le style postmoderne : «[É]clectisme radical fondé sur la juxtaposition de discours conflictuels (art de pointe/culture populaire, contemporain/histoirique, etc.), où le texte devient le "site" de modes de représentation en interaction» [8]. Le postmodernisme se distingue donc par son ambiguïté fondamentale : d'un côté, il puise allègrement dans le répertoire des formes déjà instituées, mais de l'autre, il les organise de façon à leur donner des valeurs et des significations qu'elles n'avaient pas (ou ne pouvaient avoir) à l'état originel. Le détournement de leur contexte de base les enrichit, et la nouvelle combinaison qui les anime les rend d'autant plus signifiantes.

Maintenant que nous avons esquissé un portrait synthétique du postmodernisme au cinéma, il serait fécond de voir ce qu'il en est concrètement dans les films. Nous allons donc nous pencher sur deux cas précis, soit Ghost Dog de Jarmusch et Dancer in the Dark de Von Trier, et tenter au cours d'une analyse sommaire de déterminer ce qui fait d'eux des films postmodernes.

Ghost Dog appartient de plain-pied à la postmodernité, parce qu'il représente de façon viscérale l'éclectisme propre à ce courant. Peut-on imaginer une histoire qui affiche dès le départ un métissage plus avoué que celle de ce Noir new-yorkais, épris de culture japonaise, qui devient un tueur à gage professionnel pour le compte d'un mafioso italien, tout en restant un maître de la technologie, un fin lettré et un ami des animaux ? Le télescopage de deux genres, le film de gangster et le film de samouraï, est ici tout à fait inattendu, mais il ne choque aucunement le désir de cohérence du spectateur. Il est révélateur de constater que le mélange de violence et de sagesse se fait harmonieusement et, si la postmodernité cinématographique a un sens, c'est bien à travers cette capacité d'opérer des synthèses surprenantes et de les incarner dans une forme suggestive. Jarmusch présente une ville de New York vaguement laissée à l'abandon, terrain de jeu des rivalités ancestrales entre les mafias, les gangs de rue et les citoyens. Pourtant, nous ne sommes pas dans un film qui exploite de façon dramatique cette violence latente; au contraire, il y a un décalage entre la brutalité désuète des mafiosi italiens, perdus dans leur propre caricature, et la violence chirurgicale et économe de Ghost Dog lui-même, qui met une volonté et une grâce infinies à accomplir ses purges vengeresses. D'ailleurs, ne rengaine-t-il pas son arme à feu comme il ferait avec un sabre ? La contamination des univers peut aller jusqu'à ces petits détails. Mais, si l'on reste au niveau diégétique, le personnage de Ghost Dog n'est pas le seul à être hybride, tous les personnages principaux le sont peu ou prou : le Parrain et sa fille qui adorent les dessins animés, le mafioso qui se passionne le groupe rap Public Enemy, le vendeur de crème glacée, Haïtien francophone perdu à New York, etc. C'est un premier degré d'éclectisme. Mais le niveau narratif présente une structure qui va encore plus loin dans ce sens.

En effet, Ghost Dog est empreint d'une mélancolie très forte qui crée un contraste majeur avec le pragmatisme habituel du cinéma de genre, qui prête ses lieux communs au film. Jarmusch joue avec ces poncifs et les dénature, en les intégrant à sa réflexion sur le sens du Rituel. Le film tout entier se construit de cette façon à travers les effets narratifs de rituels bien précis : la lecture, la musique, la violence, les pigeons, etc. Par exemple, le personnage principal lit tout au long du film un ouvrage conscacré à l'ascétisme spirituel du samouraï modèle, qui lui inspire ses règles de vie. Des «chapitres» de ce livre nous sont ainsi présentés périodiquement, rompant du même coup la linéarité du récit. Ces chapitres présentent des aphorismes, des préceptes, qui traitent à la fois du mode de vie samouraï et... de la postmodernité ! Il est surprenant d'analyser ces pages (iconiques) en regard de la notion qui nous occupe. Les aphorismes ont presque toujours un double sens et renvoient très souvent aux caractéristiques mêmes de la postmodernité. Parmi les exemples les plus emblématiques, il y a le deuxième précepte qui affirme à peu près ceci : «Il faut comprendre toutes les voix pour mieux comprendre la sienne» (citations et intertextualité). Le quatrième précepte déclare que «le monde est comme un rêve» (second degré de la représentation). Le cinquième dit qu'«il faut traiter des sujets de beaucoup d'importance avec légèreté, et des sujets de peu d'importance, avec gravité» (parodie). Le dixième avance que «La Forme c'est le vide, et le vide c'est la Forme» (paradoxe, maniérisme). Le treizième déclare qu'«il faut tirer parti de chaque génération» (éclectisme), etc. Ainsi, nous ne pouvons nous empêcher de «lire» ces chapitres de Hagakure dans la perspective d'un méta-discours sur le cinéma. Le postmodernisme trouve une illustration concrète dans les images du film, mais également une illustration «théorique» à travers ces pages.

Le film Ghost Dog regorge de références au cinéma, qui le désignent aux yeux du spectateur comme un pur objet fictionnel. L'autoréférentialité s'avère une autre caractéristique importante de la postmodernité cinématographique : à l'ère postmoderne, l'image renvoie à d'autres images, le film renvoie à d'autres films. Ainsi, on peut trouver dans l'oeuvre de Jarmusch plusieurs allusions à des oeuvres cinématographiques diverses, qui se rattachent de près ou de loin à la postmodernité [9]. La citation centrale de Ghost Dog est assurément Rashomon, de Kurosawa, qui figure dans le film par le truchement d'un livre. Ce récit de la même histoire scabreuse, fait par six protagonistes différents, évoque de façon spectaculaire la fragilité des limites entre le vrai et le faux, entre le mensonge et la réalité. L'ambiguïté et la subtile artificialité du film de Kurosawa constituent déjà un pan des stratégies postmodernes à venir. Jarmusch n'y est pas insensible. Frankenstein, à travers le livre de Shelley et le film de Whale, est aussi un thème éminemment emblématique de la postmodernité, car le personnage du monstre (fait de morceaux de cadavres) incarne explicitement son éclectisme et son réinvestissement du passé. Enfin, pour la scène du duel, un autre genre est convoqué, celui du western (renvoi explicite à High noon de Zinnemann). La scène finale peut donc être comprise, non pas uniquement comme un emprunt au cinéma de genre, comme un méta-discours ou comme une parodie, mais aussi comme une tentative de réintégrer dans la postmodernité une forme de rituel, une forme de fatalité, qui permet au film de justifier tous les choix «arbitraires» qu'il a imposés depuis le début. Le motif du livre -très important à cet égard- agit dans le même sens. Le personnage de Ghost Dog lit Hagakure, la fille du Parrain lit de son côté Rashomon (le recueil de nouvelles d'Akutagawa). Au hasard d'une rencontre, celle-ci prête son livre à Ghost Dog qui le prêtera à son tour à Pearline, la petite fille du voisinage. Le duel final ne peut avoir lieu qu'au moment où le livre revient à Ghost Dog : il le remettra alors à Louis le mafioso (son sauveur, son Maître et son assassin, à la fois), Rashomon revenant in extremis finir sa course dans les mains de sa propriétaire d'origine. Le livre représente cet objet transitoire qui suit une trajectoire circulaire et confère au parcours de Ghost Dog un caractère de nécessité, de fatalité tragique. La boucle se boucle aussi lorsque le héros lègue Hagakure à la petite Pearline, comme héritage «spirituel», pour la suite du monde. Nous voyons bien que la postmodernité est riche de son éclectisme, mais certains de ses meilleurs créateurs sont conscients que le métissage des formes et des discours ne doit pas dissoudre l'intrigue dans un jeu gratuit de références. Le sacrifice de l'idéal de la modernité ne se fait pas sans mélancolie. Et comme tous les personnages de Ghost Dog, cet univers postmoderne, le répètent : «Rien n'est comme avant, rien n'a plus de sens»; le cinéaste se doit donc de pallier à cette lacune du Sens, en assumant courageusement les risques de l'emprunt et du simulacre.

Comme c'est le cas pour l'oeuvre de Jarmusch, l'intérêt du film Dancer in the Dark de Lars von Trier repose en grande partie sur le mélange des genres et des tons, caractéristique majeure de la postmodernité. De fait, Von Trier a volontairement choisi d'allier dans son film les deux genres les plus diamétralement opposés qui soient, c'est-à-dire le mélodrame et la comédie musicale. Les tensions générées par cette hybridation se répercutent directement sur notre compréhension du film. L'histoire de Selma (Björk) s'inscrit dès le départ dans la veine pathétique, comme peut en témoigner sa quintuple condition d'immigrante mal comprise, de monoparentale isolée, d'ouvrière mésadaptée, de lunatique simplette et de myope congénitale. En effet, on peut difficilement imaginer les prémices d'un pire destin : nous sommes bien dans le pur mélodrame. On pourrait s'attendre à ce que les séquences -attendues- de «comédie» musicale viennent éclairer un peu le tableau. Il n'en sera rien. Non seulement les séquences d'effusions musicales seront rêvées par Selma, véritables échappées oniriques n'existant que dans sa tête et ne réhabilitant aucunement le réel, mais en plus, elles correspondent exactement aux étapes du chemin de croix de Selma : elles suivent une espèce de crescendo dans la cruauté qui les rendent paradoxales [10]. Avec un tel palmarès, on peut se demander s'il n'est pas ironique que les moments de légèreté musicale surviennent dans les moments les plus noirs, les plus pénibles qui soient. Le traitement esthétique simultané des deux genres (mélodrame-comédie musicale) relève d'une stratégie postmoderne dans la mesure où l'hybridité en est un trait constitutif important. Mais cette hybridité produit au final une impression de détournement ironique, par rapport à la vocation initiale de chacun des genres. Le postmodernisme cinématographique favorise, nous l'avons vu, la contamination des éléments formels entre eux, qui suscitent alors des dynamiques inattendues.

Le traitement postmoderne des deux types de séquences, mélodramatiques et musicales, modifie la perception du spectateur à plus d'un titre. Celles-ci ne font pas qu'opposer deux réalités de Selma, la vie réelle et la fantaisie du rêve, la grisaille du malheur et la couleur de la joie, elles métissent avant tout deux conceptions du cinéma. Et l'utilisation de la caméra numérique ne doit pas faire illusion par rapport à leur dichotomie fondamentale. Une des caractéristiques les plus frappantes qui les différencient est le type de montage adopté par le cinéaste pour chacune d'elles. Les segments mélodramatiques sont tournés caméra à l'épaule, dans un esprit à peu près conforme à l'esthétique «Dogme» : cela implique moult faux raccords, une caméra vacillante, nerveuse, qui tente d'aller chercher, au détriment parfois de la netteté de l'image et de la fluidité de la narration, les gestes les plus signifiants, les détails les plus évocateurs. L'émotion semble être atteinte par une promiscuité de la caméra avec les sujets qu'elle scrute. Plusieurs plans du film sont des plans d'ensemble un peu brouillons, savamment désordonnés, avec la caméra qui s'approche brusquement, ou encore de très gros plans où une partie d'un visage emplit le deux-tiers de l'écran. Cette façon de filmer, qui abandonne volontairement l'effet de distanciation propre à la modernité, n'est pas sans rappeler les films familiaux, les home movies, où le zoom est opéré sans cesse sur tout ce qui est censé être une «attraction». L'attention du spectateur est sollicitée par cet effet stylistique (scènes captées sur-le-vif), et la caméra imprime à cette fausse vie quotidienne un sceau de vérité. Le film de fiction tente de se faire passer pour «documentaire» : le cinéaste postmoderne provoque volontiers cette manipulation autoréférentielle.

À ces séquences «familiales», pseudo-documentaires, proches en apparence de l'image brute, se greffent des séquences appartenant au genre musical, le genre le plus alambiqué, irréaliste et fictionnel de l'histoire du cinéma; cela crée forcément une tension postmoderne. D'ailleurs, les segments musicaux sont en effet montés d'une façon tout à fait différente. Une succession ininterrompue de plans fixes (obtenus par les fameuses «cent caméras»), très courts en terme de durée, scande la prestation de Björk et des danseurs. La chorégraphie est alors reconstituée fragment par fragment, plan par plan, de façon presque analytique. Par moments, nous ressentons l'inquiétante impression d'assister à un vidéo-clip de Village People, dans un montage de Sergueï Eisenstein ! Et, miracle postmoderne, malgré cette proposition cinématographique bizarroïde, le lyrisme réussit quand même à trouver son compte... Il est sidérant de constater que la séquence musicale du train par exemple, peut-être grâce à la chanson «I've seen it all», réussit à sécréter une bonne dose d'émotion, peu importe notre degré d'adhésion aux malheurs du personnage de Selma. Il semblerait que les deux esthétiques du film «familial» et du «musical», étrangement, se donnent de la crédibilité l'une l'autre. Les errances (feintes) de la première confèrent à la seconde une certaine authenticité; et l'exubérance lyrique du «musical» semble donner de l'ampleur aux scènes plus basiques, plus quotidiennes du «home movie». Bref, l'efficacité du film repose sur cette interpénétration formelle, sur l'impureté du traitement.

De plus, le sentiment de cohésion qui anime Dancer in the Dark vient de ce que Lars von Trier y a pratiqué à fond l'art du pastiche. Son film aurait pu s'appeler La Mélodie du Malheur, tant sa progression dramatique se rapproche du célèbre film de Wise. Celui-ci, d'ailleurs présent sous la forme de répétitions d'amateurs, donne au réalisateur danois la possibilité de pervertir le système dramatique du «musical» traditionnel. L'apothéose de Julie Andrews devient ainsi le calvaire de Björk. De plus, les emprunts et les citations ne s'arrêtent pas là. Non seulement Von Trier a appliqué à l'envers la formule de La Mélodie du bonheur, mais toute la fin du film est une relecture d'un autre film de Robert Wise, moins connu, qui s'intitule «I want to live», avec Susan Hayward dans le rôle principal : il s'agit bizarrement de l'histoire d'une femme condamnée à tort à la peine capitale... Von Trier y a de plus emprunté le personnage de la geôlière sympathique (une infirmière dans le film de Wise), le camaïeux de gris du décor de la prison ainsi que le ressort dramatique du coup de téléphone juste avant l'exécution. Les deux épisodes présentent tellement de similitudes qu'il est impossible de les ignorer et de ne pas parler carrément de pastiche. Fort de cette certitude, on peut également prouver à rebours que Von Trier a également «emprunté» les motifs de la barque et du pont à La Mélodie du bonheur et la scène du train au «musical» West Side Story, le préféré de Von Trier de son aveu même, «musical» d'un réalisateur dénommé... Robert Wise !!! Nous sommes en présence d'un cas d'émulation flagrante que nous ne saurions négliger. L'impression de fatalité que nous ressentons devant le film n'est dès lors plus nécessairement attribuable à l'histoire, mais bien à cette récupération d'éléments cinématographiques qui, dans cette synthèse particulière, s'intègrent bien et forment un nouveau tout. L'esthétique postmoderne implique une dimension de recyclage, et nous avons la preuve ici que Lars von Trier, à ce chapitre, est passé maître.

La dimension baroque de l'univers de Von Trier place le spectateur devant un dilemme douloureux. En effet, le spectateur doit choisir son camp : soit il compatit instinctivement aux malheurs de l'héroïne et il se voit entraîné, presque par-delà sa volonté, jusqu'aux confins de la douleur; soit il saisit rapidement les artifices du dispositif et ne peut s'empêcher de décrocher du contexte émotionnel pour pouvoir jouir pleinement du matériau cinématographique. Il est presqu'impossible de vivre à la fois l'identification profonde pour le personnage et la distanciation du pastiche formel. Von Trier, cinéaste manipulateur (donc postmoderne) par excellence, radicalise tellement ces deux tendances qu'il ne permet pas vraiment de moyen terme. Bref, nous nous retrouvons à la fin de la projection dans une position ambivalente. Certes, plusieurs scènes dramatiques du film sont fortes en elles-mêmes; celle de la pendaison par exemple est le summum du spectaculaire. Mais qu'y a-t-il de plus paradoxal comme émotion cinématographique que la mise à mort sacrificielle par le réalisateur de son propre personnage principal, précisément celui à travers lequel, pendant deux heures et demie et par tous les moyens, il a tenté de nous attendrir ? Il y a de la perversité là-dedans. Une perversité que seul peut-être le spectateur postmoderne peut goûter pleinement.

Somme toute, le postmodernisme cinématographique renvoie à toute une gamme de stratégies, qui tentent de faire sortir l'objet filmique de cette dynamique de rupture radicale avec le passé. Mais pour le cinéaste postmoderne lucide, cela va plus loin. Il sait pertinemment qu'il ne peut plus se permettre de faire table rase du passé sur le mode de la jubilation destructrice comme l'ont fait certaines avant-gardes cinématographiques; néanmoins, l'accumulation d'une pléthore de références culturelles cool ne saurait non plus représenter une solution satisfaisante [11]. Il doit impérativement donner aux matériaux filmiques un poids, une portée, qui permettront au film d'échapper au syndrome de l'exercice de style ou à celui du film-concert. Dans les deux cas que nous avons étudiés dans ce travail, l'importance accordée par les cinéastes à la dimension spectaculaire et musicale montre à quel point ils appartiennent au registre postmoderne dans son acception la plus large. Mais nous croyons aussi qu'ils figurent dans la frange plus étroite d'un certain postmodernisme conscient, qui fait de l'objet cinématographique le lieu fondamental d'un questionnement sur l'histoire des formes et sur l'histoire tout court. Face à la perte des repères de la postmodernité cinématographique, Jarmusch exprime puissamment sa mélancolie et Von Trier, sa perversité.

 

1 - COMPAGNON, Antoine. Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990, p. 177.

2 - ibid., p. 151.

3 - JULLIER, Laurent. L'écran post-moderne. Un cinéma de l'allusion et du feu d'artifice, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 37 - 70.

4 - BAUDRILLARD, Jean. Simulacres et simulation, Éditions Galilée, Paris, 1981, p. 75.

5 - Cité dans : JULLIER, Laurent. L'écran post-moderne. Un cinéma de l'allusion et du feu d'artifice, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 19.

6 - JULLIER, Laurent. L'écran post-moderne. Un cinéma de l'allusion et du feu d'artifice, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 27.

7 - ibid., p. 18.

8 - ibid., p. 13.

9 - On retrouve même une allusion discrète à Fitzcarraldo de Herzog !

10 - La première se déroule à l'usine, après une nuit exténuante de travail abrutissant; la deuxième, sur le pont ferroviaire où le prétendant de Selma découvre la gravité de son handicap; la troisième, après le meurtre du policier; la quatrième, pendant le procès; la cinquième, dans la cellule; la sixième, lors de la marche à l'échafaud; la dernière, au moment même de la pendaison.

11 - La dynamique du «Recognize and enjoy» mène en effet dans l'impasse d'un postmodernisme réactionnaire. Argumentation développée dans : JULLIER, Laurent. L'écran post-moderne. Un cinéma de l'allusion et du feu d'artifice, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 26-27.