L'Œuvre de Jackson Pollock, peintre américain reconnu comme l'un des principaux représentants de l'expressionnisme abstrait, a été étudiée, analysée et critiquée par de nombreux théoriciens. Deux d'entre eux se démarquent par leur position tout à fait contraire face à l'exécution des œuvres de Pollock. Clément Greenberg, critique formaliste influent dans le milieu artistique aux États-Unis, voit dans le travail de Pollock la maîtrise de sa technique picturale ce qui fait de lui un peintre totalement conscient de son art. Harold Rosenberg, autre critique américain, se penche plutôt du côté de la peinture gestuelle comme un acte physique de l'ordre de l'automatisme qui sert à rompre toute distanciation entre l'art et la vie. Ce champ de bataille entre ces deux paradigmes opposés sera analysé dans le contexte d'une œuvre exécutée entre 1947 et 1950, période pendant laquelle, Pollock développe son style et sa technique.


Figure 1 : Number 1, 1948

Number 1, 1948, l'œuvre en question, suscitera davantage notre intérêt puisqu'elle est un modèle de cette contradiction entre Greenberg et Rosenberg. Nous verrons donc la position de ces deux critiques par rapport à l'exécution et la représentation de cette œuvre.

Maître de ses moyens

La peinture de Pollock est une réouverture dans l'art moderne qui consiste à "traiter des problèmes formels soulevés par l'art qui [l'a] précédé - décisions et problèmes formels que Greenberg a cherché à élucider plus que tout autre." [1] Certains y voient la poursuite du cheminement qu'avait entamé le cubisme synthétique dans la recherche de la bidimensionnalité. Pollock ne cherche pas à représenter, mais plutôt à présenter la peinture elle-même. À partir de 1947, lorsqu'il délaisse complètement la figuration, Pollock s'intéresse de plus en plus à la peinture et à ses problèmes formels. C'est donc par le désir de délaisser la représentation et la tridimensionalité que Pollock développe un style et une technique qui lui permettent de libérer la ligne de sa fonction représentative. "La ligne et la couleur - peuvent, pour la première fois dans la peinture occidentale, fonctionner comme des éléments picturaux complètement autonomes."[2] Par la suppression de la figure, Pollock accentue la planéité de la surface picturale. Aucune profondeur ou perspective n'est utilisée, seulement des dizaines de couches de matière picturale sur toute la surface de la toile. Cette conception formelle des œuvres de Pollock se voit entre autres dans Number 1, 1948 (Figure 1). C'est par la notion de planéité, de recouvrement de la surface (all over) et d'émancipation de la ligne que sera abordé le point de vue formaliste de Clement Greenberg par rapport à cette toile de Pollock.

Planéité et délimitation de la planéité

Dans l'optique formaliste de l'art pour l'art, la peinture doit avoir pour seul et unique sujet elle-même. L'autoréférentialité a pour conséquence d'éliminer toute autre forme de représentation qui n'exprime pas la peinture comme représentation autonome. La série d'œuvres exécutées entre 1947 et 1950 est dans cette position et par conséquent, libérée de toute figuration. La non-présence de forme figurative et concrète accentue la planéité de la surface picturale. Il ne reste plus comme sujet que la ligne et la couleur. De cette façon, "la couleur serait fonction de la ligne et, comme la ligne est liée à l'expressivité de la surface, on peut dire qu'elle est à son tour fonction de la surface." [3]

Ces lignes sont jetées sur la surface, posée sur le sol, par une technique nommée le dripping. Ce procédé consiste à faire dégoutter ou couler la matière sur la toile dans un geste continu à l'aide d'un bâton ou tout simplement en perforant le fond du pot de peinture. Les différents réseaux de drip se superposent les uns aux autres et s'entremêlent dans un tout homogène. Il n'y a plus de rapport entre une figure plaquée sur un fond ou toute notion de perspective illusionniste et le résultat pictural. Cette technique ne relève plus de la tridimensionalité. "Le drip de Pollock critique toute l'histoire du savoir-peindre qui se réduit depuis la Renaissance à savoir bien représenter." [4] Mais la quantité de matière sur la surface finit par créer par elle-même une troisième dimension, ce qui affirme une certaine illusion de tridimensionalité. De plus, pour rejeter toute forme d'interprétation, Pollock insiste par ses titres (par exemple : Number 1, Number 32, Number 2) sur l'abstraction de ses œuvres.


Figure 2 : Number 1, 1948 (fragment)


Figure 3 : Number 1, 1948 (fragment)

La toile est organisée de façon uniforme pour affirmer la planéité de la surface picturale. Pollock crée un espace où le spectateur peut déplacer ses yeux sans être distrait par une illusion de perspective ou de reproduction du réel. On peut par contre, être attiré par différents éléments sur la surface, mais sans perdre conscience de la planéité. Des points de focalisation attirent l'œil comme des couleurs brillantes de la peinture aluminium (voir figure 2), des masses de peintures accumulées sur un point précis de la toile ou encore des espaces blancs non atteints par les jets de couleurs (figure 3). Mais ces éléments font partie d'un tout et "l'absence de hiérarchie entre les éléments rend toute la surface colorée elle-même non hiérarchisée puisque pour le regard toute la focalisation devient impossible parce que la forme globale est non segmentable."[5] Cette notion d'uniformité ou de all over consiste à délimiter la surface comme un espace optique où "les spectateurs bougent pour jouir de regarder plutôt que de jouir de regarder ce qui est vu." [6] Le traitement délié de la matière picturale permet de créer une composition qui délimite l'espace d'un bord à l'autre de la surface. La superposition des entrelacs sur toute la toile confirme cet effet de deux dimensions où on ne peut pénétrer par le regard. De plus, il est impossible de repérer où commencent et se terminent ces réseaux d'arabesques très surchargés (à moins d'avoir vu les photographies ou les films, dont ceux de Hans Namuth, qui dévoilent la confection de différentes toiles du début à la fin de l'exécution). "Tous les points de vue sur le tableau sont possibles et s'équivalent." [7]


Figure 4 : atelier de Jackson Pollock

Malgré que Pollock travaille sur des toiles de très grands formats, entre la peinture de chevalet et la murale (d'où il puise son influence des murales mexicaines), le all over se prolonge au-delà de la surface picturale. Ses souliers et le plancher de son atelier sont la preuve de cette continuité des lignes qui se prolongeraient davantage si la toile était plus grande (taille restreinte par la superficie de son atelier voir figure 4). Mais dans Number 1, 1948 Pollock semble plutôt éviter les bords de sa toile "créant un renforcement en forme de V au milieu de chaque côté, ce qui donne une image de papillon" [8]. Avec l'expérience et la prise de contrôle de la technique, Pollock a uniformisé de plus en plus la surface (voir Figure 5 Lavender Myst, autre grand format celui-ci exécuté en 1950).


Figure 5 : Lavender myst, 1950

Selon Greenberg, "Pollock n'est pas seulement conscient, il est maître de son style : il a appris à contrôler le drip aussi bien qu'il manipulait un pinceau" [9]. Pollock a libéré la peinture de toute fonction de représentation, il a aussi permis à la ligne, et par la même occasion à la couleur, d'être des éléments autonomes de la surface picturale. En fait, il a extrait de la peinture toute fonction illusoire ce qui a permis à ce genre majeur de se renouveler.

Peinture gestuelle révélatrice de l'inconscient


Figure 6 : Photographies de Hans Namuth :
Pollock en train de peindre dans son atelier

Pour d'autres critiques, dont Rosenberg, la peinture de Pollock est le lieu d'interaction entre le médium et l'artiste où toute distanciation entre l'art et la vie est abolie au profit d'une rencontre de ces deux forces. "Dans cet espace, ne se décidait que ce qui pouvait exister dans le présent d'une activité en cours - c'est-à-dire en devenir. [Rosenberg] l'appela l'"Action painting" [10]. L'importance du geste dans cette pratique est reliée à une dimension compulsive et inconsciente chez l'artiste. Rosenberg voit la surface picturale comme un écran où Pollock livre ses émotions et ce dans une pratique qui relève presque de l'automatisme. À l'aide du drip, la ligne est libérée de toute contrainte de représentation. Elle atterrit sur la toile dans un mélange de contrôle et d'accident et ensuite elle est interprétée comme le révélateur de l'inconscient. La toile devient "le lieu de tensions et d'intensité, en montrant ce qui manque et ce qui n'est pas, [...] la figuration, mais la réalisation même du désir." [11] Cette implication du corps par la gestuelle qui permet de révéler l'inconscient se retrouve entre autres dans toutes les toiles de 1947 à 1950. Mais dans Number 1, 1948, certains éléments accentuent la présence laissée par l'artiste. C'est donc par ces caractères plus expérimentaux du travail de Pollock que sera développée cette interaction entre l'artiste et la toile par le point de vue de Rosenberg.

La gestuelle de Pollock comme un rituel primitif

L'implication de l'artiste dans son œuvre est une pratique tout à fait moderne presque nouvelle puisque le détachement du peintre face à son travail était jusqu'à ce jour un impératif pictural. Que ce soit dans l'esprit du réalisme ou du constructivisme, l'artiste devait retirer toute marque de sa présence. Mais contrairement à ces pratiques, Pollock insiste par son style très subjectif sur l'idée d'authenticité du peintre. Dans son livre L'atelier de Jackson Pollock, Hans Namuth décrit comment Pollock crée ses œuvres. "Le commencement, la toile blanche, vide ; puis le départ hésitant, puis la coulée de la peinture, du pot à la blancheur de la surface ; puis la pause, quand Pollock semble ne plus savoir comment continuer. Alors, il remue simplement la peinture dans le pot jusqu'à ce que, brusquement, il retourne au tableau sur le sol et sa danse devient progressivement plus rapide, plus épuisante. Elle semble sans fin : la fièvre de la peinture s'empare de lui; il y est à corps perdu, ses mouvements sont brusques, son rythme saccadé..." [12]. À l'aide de ses photographies et de ses films, Namuth a fixé cette technique qui semble presque être un rituel primitif par les mouvements du corps. Par un processus de déversement, le drip, Pollock parvient à créer un lieu de rencontre entre le support et le geste. En se déplaçant librement autour de la toile qui est posée sur le sol, il effectue "un ballet de gestes rapides qui [semblent ] exclure la possibilité d'une intervention réfléchie et analytique" [13]. Le déplacement de Pollock autour de la toile était comparé par Rosenberg à une performance presque théâtrale, un événement où l'artiste pénétrait dans un état de transe et livrait sur la surface une partie de lui, son inconscient tourmenté. "Ce qui devait se passer sur la toile n'était plus une image mais un événement [...]. Une peinture qui est un acte est inséparable de la biographie de l'artiste. Le tableau lui-même est un "moment" de la complexité impure de sa vie..." [14]. Mais cette "chorégraphie" est aussi celle du spectateur qui doit à son tour déplacer son corps et ses yeux en s'investissant dans l'œuvre de grand format pour suivre les différents réseaux de lignes qui semblent ne plus finir. De plus, on retrouve sur la toile Number 1, 1948, des indices de la présence de l'artiste. De cette façon, Pollock ne fait pas que contourner le tableau, il l'envahit par son corps en marchant et s'appuyant sur la toile pour bien perpétuer son geste sans avoir de barrière (voir figure 6). Dans le coin supérieur droit, on peut voir lisiblement des traces de main de Pollock (voir figure 7). Cet indice de présence "signale un acte accompli, un mouvement, un travail, une dépense d'énergie de la part de celui qui allant vers la surface de la toile y a apposé à plat sa main, et du côté du tableau elle signale le plan de la toile, une surface de résistance allant en quelque sorte à la rencontre et à l'encontre du mouvement qui s'avance vers elle, un écran où s'arrête l'énergie" [15]. Cette indication de la part de l'auteur par des traces de sa présence contraste avec le drip qui est le résultat d'une intervention plus ou moins contrôlée puisqu'il n'entre pas directement en contact avec la surface.


Figure 7 : fragment de Number 1, 1948

Le dripping catalyseur de l'inconscient

"Quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais. C'est seulement après une espèce de temps de "prise de connaissance" que je vois ce que j'ai voulu faire [...] il y a une harmonie totale, échange facile..."[16]. Ces célèbres phrases de Pollock expliquent le caractère inconscient de l'acte de peindre. L'influence de la peinture surréaliste par son caractère automatique, et de la psychanalyse jungienne, a favorisé le caractère dynamique et spontané que l'on retrouve dans les toiles de Pollock comme s'il puisait la représentation de ses sentiments dans l'inconscient collectif. "Mais la technique de Pollock est d'autant plus importante dans ces tableaux que leur sujet véritable est inextricablement lié à cette technique ; quand la technique varie, le sujet véritable varie lui aussi." [17] Par la technique du drip, il lui est possible de donner une plus grande liberté à ses mouvements et de cette façon, transmettre l'énergie et l'émotion qu'il ressent au moment d'exécuter l'œuvre. La toile sert d' "écran qui appelle l'expression du désir, mais écran angoissant justement par toute la liberté qu'il donne à celui qui l'envisage et envisage de s'en servir" [18]. La couleur choisie varie selon le caractère qu'il veut donner à son expression. Le grand format favorise l'implication entière du corps et de cette façon, il peut libérer l'énergie dans une sorte de transe. "C'était la possibilité d'une libération pour le défoulement : une catharsis pour l'art." [19] De plus, la notion d'accident par les traces de mains et des objets insérés dans la toile par hasard, est indissociable des toiles de Pollock. "In this painting from this time, fluid and elegant poured lines generate viscous and turbulent surface encrusting studio detritus such as nails, cigarettes and paintube caps." [20] On verra quelques années plus tard cette influence dans les combines de Rauschenberg où sont inclus des objets directement sur la surface picturale.

Par des procédés picturaux comme la peinture commerciale avec laquelle il pouvait faire ce qu'il voulait, le grand format et la toile posée sur le sol, Pollock a libéré une énergie sur la toile. La technique du dripping, favorisant l'écoulement de la peinture, a permis de créer un univers intérieur sur une surface. La surcharge des lignes par leur entremêlement laisse découvrir des aspects métaphysiques chez Pollock. "Cette nouvelle peinture a effacé définitivement toute distinction entre l'art et la vie."[21]

Un existentialiste conscient de son art

Ce conflit entre Greenberg et Rosenberg est en fait un lieu de discussion qui rassemble les différentes caractéristiques du travail de Pollock. Paradoxales, mais complémentaires, ces critiques expliquent la démarche de l'auteur et son originalité dans une pratique artistique. Son importance dans l'histoire de l'art fait à son tour le pont entre les deux paradigmes. Il a influencé des artistes plus techniciens comme Louis et sa pratique de la stained painting et d'autres comme Kaprow par la création d'happenings qui incitaient le spectateur et l'artiste à entrer dans l'œuvre. Jackson Pollock a délivré la pratique artistique de sa fonction de représentation et a permis à l'artiste de s'émanciper dans une pratique personnelle "il devenait alors possible de concevoir le changement stylistique en des termes de décisions individuelles des artistes qui s'attaquent à des problèmes formels particuliers soulevés par l'art qui les précédait..." [22].

 

1 - FRIED, Michael. "Trois peintres américains", Revue d'esthétique, No 1, 1976, "Peindre", p.252.

2 - Idem, p.268

3 - KRAUSS, Rosalind E., "Emblèmes ou lexies : le texte photographique", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.25

4 - PAYANT, René. "La libération de la peinture", Jackson Pollock : questions, Musée d'art contemporain, Montréal, 1979, p.85

5 - Idem, p.87

6 - Idem, p.91.

7 - Idem, p.89.

8 - CARMEAN, E. A. Jr. "L'art de Pollock en 1950", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.44.

9 - DUBREUIL-BLONDIN, Nicole. "Number One : Vers la construction d'un modèle", Jackson Pollock : questions, Musée d'art contemporain, Montréal, 1979, p.63.

10 - KRAUSS, Rosalind. "Les derniers modernes", Histoire de l'art en Occident, Paris, Flammarion, 1998, p.403.

11 - PAYANT, René. "La libération de la peinture", Jackson Pollock : questions, Musée d'art contemporain, Montréal, 1979, p.69

12 - NAMUTH, Hans. L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.3.

13 - KRAUSS, Rosalind E., "Emblèmes ou lexies : le texte photographique", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.23

14 - ROSENBERG, Harold in ROSE, Barbara."Le mythe de Pollock porté par la photographie", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.33

15 - PAYANT, René. "La libération de la peinture", Jackson Pollock : questions, Musée d'art contemporain, Montréal, 1979, p.83

16 - CHASSEY, Éric de. "Jackson Pollock figuratif ou abstrait ?", L'Oeil, no.504, mars 1999, p.55.

17 - CARMEAN, E. A. Jr. "L'art de Pollock en 1950", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.42.

18 - PAYANT, René. "La libération de la peinture", Jackson Pollock : questions, Musée d'art contemporain, Montréal, 1979, p. 71

19 - ROSE, Barbara."Le mythe de Pollock porté par la photographie", L'atelier de Jackson Pollock, Macula, Paris, 1978, p.35

20 - LEJA, Michael. "Jackson Pollock : Representing the unconscious", Art history, v.13, no.4, décembre 1990, p. 543

21 - ROSENBERG, Harold. "Les peintres d'action américains", La Tradition du nouveau, Paris, Les éditions de Minuit, 1962, p.28.

22 - FRIED, Michael. "Trois peintres américains", Revue d'esthétique, No 1, 1976, "Peindre", p. 255.