[Court métrage jouissif, pas nécessairement facile à dénicher, disponible à Montréal à La Boîte Noire - en première partie de L'hypothèse du tableau volé, un autre petit bijou]

La complexité de la narration du film Colloque de chiens (Raul Ruiz, 1977) naît de la multiplication des instances la soutenant. Bien qu'à première vue seuls les supports semblent se multiplier (voix over, images photographiques, images cinématographiques et quelques apparitions de mentions écrites), ceux-ci prouvent assez rapidement leur autonomie, possédant chacun sa propre instance narrative, construisant son propre récit. Ce dernier demeurera très incertain en ce qui concerne les images cinématographiques (le colloque de chiens à proprement parler) et n'aboutira à rien de cohérent dans le cas des mentions écrites (si ce n'est un très court tour de ville) - je qualifierai donc de sous-instances celles nées de ces deux supports, non pas parce qu'elles font hiérarchiquement moins bonne figure dans le film, simplement parce qu'elles y ont moins bonne séance et que leur indépendance paraît plus achevée.

La narration issue de ces sous-instances rejoindra tour à tour les narrations relevant des deux instances principales (celles-ci s'intriquant tout au long du film et dont l'autonomie relative apparaît moins clairement) : au moment où il faut se débarrasser du corps en ce qui concerne l'image cinématographique ; lorsque Odile trouve l'écriteau " À vendre " sur le café pour ce qu'il en est des mentions écrites. Pour le reste, toute intervention de ces sous-instances pourrait être coupée sans pour autant affecter le déroulement narratif de la voix et de l'image.

La voix vs. l'image

C'est donc à une narration principalement duelle, prenant forme dans une narration [1] en voix over et une monstration en images photographiques, que nous confronte le film. Cette dualité n'apparaît que progressivement au spectateur qui croit d'abord avoir affaire à la mise en images d'une lecture [2]. Parce que l'image est fixe et que son déroulement n'apparaît qu'une fois la narration orale proprement lancée, le spectateur aura pour réflexe premier de voir dans les images la focalisation de ce que raconte le narrateur. Ce n'est pas tout à fait le cas et, bien que les images et la narration s'entrecroiseront tout au long du film, certains points de désancrage amènent à repenser l'union des deux supports.

Le premier exemple, certainement le plus intéressant, survient lorsque travaillant de nuit à l'hôpital, Monique entre en relation avec un patient. La narration nous raconte que Monique caresse le patient sous sa couverture, qu'elle grimpe sur le lit, bref que leur échange est sexuel. Les images nous montrent plutôt que Monique tâte le pouls du patient, se penche sur lui pour écouter son cœur, que leur échange est celui d'une infirmière et de son patient, décédé pendant la nuit. Ce bris entraîne une série de questionnements : qui raconte ? qui est fiable ? qui ment ? On en vient à comprendre que l'une et l'autre, la narration et la monstration, sont des constructions, des substituts tentant de parer, par leur union, à leur manque - un état de présence. Ruiz nous amène à percevoir la médiation et l'absence sur laquelle elle se fonde (relation in absentia) - et c'est d'ailleurs sur l'absence que repose tout le film : l'absence de la mère, l'absence du père, l'absence d'une identité propre. La dislocation de la narration et de la monstration dans le film nous amène à repenser leur union et la méta-instance (le Grand Imagier de Laffay) qui aurait dû l'opérer (ou tout au moins, qui l'opère habituellement). La narration de Colloque de chiens (et par extension la littérature, ceci en considérant l'origine de la voix over du film comme étant textuelle et qu'il y aurait donc verbalisation) ne peut faire que semblant de montrer, alors que sa monstration (et par extension, l'image) ne peut que faire semblant de raconter - " neither utters a sound " [3].

L'effet de cette dislocation (qui resurgit à quelques autres endroits dans le film, notamment dans l'incertitude de l'arme employée pour assassiner les personnages ; couteau/bouteille) s'opère surtout sur les segments où elle n'est pas mise en place. Par exemple, lorsque Henri est en prison, la scène de l'hôpital est redoublée (je reviens plus loin sur l'effet de boucle dans le film). Un co-détenu est souffrant, Henri s'approche de son lit. La narration reprend l'échange exact de Monique et du patient (sa main le touche sous la couverture, il grimpe sur le lit, etc.) alors que l'on ne nous montre qu'un autre détenu regardant la scène. Comment croire à ce qu'on nous raconte ? Doit-on plutôt croire que le co-détenu souffrant est, en images, lui aussi décédé ? Cette remise en question s'étend à tout le film et s'applique autant aux images qu'à la narration (par exemple, est-ce qu'une femme adossée à un mur, fumant la cigarette, est vraiment une prostituée ?) - idéalement, c'est à toute médiation qu'il faudrait l'étendre.

Autre moment fort du film, la découpe du cadavre de Alice : " To chop the body into the smallest possible pieces " nous raconte le narrateur. Pourtant, Alice ne sera pas découpée au sens propre - seul le montage, par alternance de gros plans, la découpera. Procédé amusant se rapportant très bien aux conceptions ruiziennes du cinéma : " Tout le monde dit qu'on s'habitue au gros plan et qu'on ne croit plus que c'est une tête coupée, mais pourquoi ne pas penser qu'un gros plan c'est une tête coupée et qu'il faut le considérer de cette manière ? " [4]

Boucles et répétitions

C'est finalement plusieurs fois la même histoire que propose Colloque de chiens. Les situations se dédoublent, les personnages se remplacent (le co-détenu remplace le patient, Alice remplace Monique et sera remplacée par Odile, etc.) ; le film lui-même est une boucle - commençant et se terminant sur cette ligne : " The woman you call your [my] mother isn't your [my] mother at all ". Cette construction dans laquelle la nouveauté n'est qu'une apparence rappelle déjà le concept d'intertextualité tel que développé par Barthes et Kristeva - une intertextualité radicale dans laquelle tout œuvre est issue d'une création la précédant. Ce rattachement devient pratiquement incontournable si l'on re-situe l'origine de Colloque de chiens. " L'homme qui vit dans cette maison et qui t'appelle son fils n'est pas ton père " dit la mère [décédée] à son fils dans Le charme discret de la bourgeoisie (1972) de Bunuel. Ruiz construit donc son film en entier en prenant pour point de départ un objet déjà créé - n'y ajoutant finalement rien puisque se repliant sur lui-même et se terminant sur ce même point. Encore, c'est en étirant la réflexion à un ensemble d'oeuvres que celle-ci devient particulièrement intéressante. Le choix de la " citation[s] sans guillemets " [5] originelle au film de Ruiz n'est pas non plus sans intérêt : citation issue d'un récit encadré, d'une histoire dans une histoire (effectuant une première boucle) racontant elle-même plusieurs fois la même histoire (des bourgeois veulent se rencontrer pour manger et n'y arrivent jamais - n'arrivent d'ailleurs jamais nulle part).

 

1 - L'opposition entre narration et monstration n'est utilisée ici que pour simplifier le texte - il faut retenir que les images cinématographiques opèrent également une narration (par articulation entre plan et plan).

2 - Le ton, le rythme, le contenu (dialogues, descriptions) comme le style (omniscience, quelques moments plus "poétiques") de la narration laissent croire qu'il s'agit de la lecture d'un texte.

3 - Cette ligne lue par le narrateur alors qu'il raconte autre chose que ce que montrent les images (toujours l'exemple de l'hôpital) renvoie aux personnages en images (l'un d'eux étant mort) et à leur incapacité à le contredire - à s'exprimer et/ou à raconter.

4 - Ruiz, Raul. Entretiens. Éditions Hoëbeke. Paris. 1990. p.20

5 - Barthes, Roland. Cité dans Bruce, Donald. "Texte/intertextualité". De l'intertextualité à l'interdiscursivité. Histoire d'une double émergence. Paratexte. Toronto. 1995. p.27