Cinéma Taiwanais

Le cinéma taiwanais a souvent été oublié au profit de celui de sa grande voisine chinoise et des productions hong-kongaises. Pourtant, la production cinématographique taiwanaise est présentement une des plus riches au monde au point de vue esthétique. Au cours des vingt dernières années, plusieurs festivals prestigieux ont projeté certaines de ces œuvres filmiques de qualité, révélant ainsi des cinéastes originaux et des aspects de la vie des taiwanais. Il sera question ici de situer les points de vue de trois cinéastes taiwanais, Hou Hsiao-Hsien, Ang Lee et Tsai Ming-Liang, sur des aspects particuliers de la vie à Taiwan ou des taiwanais.

Hou Hsiao-Hsien

Hou Hsiao-Hsien a été vu comme le père de la nouvelle vague du cinéma taiwanais (Taiwan xin dianying) au début des années 80. Si, avant lui, le cinéma taiwanais se cantonnait le plus souvent dans des mélodrames larmoyants où il était souvent question de la séparation des chinois d'avec le continent (et des familles brisées à jamais à cause de cela), on a affaire, avec Hou, à un tout autre registre, résolument plus réaliste et distancié par rapport à l'histoire. Un cinéma d'auteur qui, pour la première fois, se tourne vers les préoccupations des taiwanais de souche (avant Hou, personne n'avait tourné de fiction utilisant du début à la fin le dialecte taiwanais).

Ce qui intéresse Hou, c'est de questionner l'histoire contemporaine de Taiwan et de montrer les répercussions des événements politiques sur la vie des hommes et des femmes. Ainsi, dans Cité de chagrin, tourné en 1989, il relate l'incident du 28 février 1947, durant lequel le Guomindang chinois, nouvellement installé sur l'île, attaque plusieurs milliers de taiwanais de souche pour calmer des manifestations. Avant ce film, on avait très peu parlé de l'incident et, on peut dire que son film a eu des répercussions sociales assez importantes, permettant probablement une certaine libération des taiwanais face au passé ou, du moins, une rupture du silence entourant l'affaire. C'est donc un cinéma « engagé », tourné principalement vers les classes plus pauvres à Taiwan, c'est-à-dire vers des gens qui ont dû difficilement s'adapter aux changements politiques et à la modernité de leur pays. Ces fictions se situent le plus souvent à l'intérieur d'une famille et en montre les différentes confrontations idéologiques (un peu, jusqu'à un certain point, à la manière d'un Ken Loach). La question de l'identité des jeunes taiwanais d'hier et d'aujourd'hui y est toujours présente dans son rapport avec l'histoire et avec les générations précédentes.

On a parlé beaucoup de l'aspect « documentaire » de ses fictions et, effectivement, par son « esthétique du quotidien » et l'emploi d'acteurs non-professionnels, on a affaire ici à un cinéma qui a une certaine distance psychologique par rapport à son sujet et qui ne présente pas une facture traditionnelle. Toutefois, Hou ne veut pas qu'on voit ses films comme des « documents », mais plutôt comme un point de vue personnel qui relativise celui de l'histoire officielle, fortement inclinée idéologiquement.

Le film Poussières dans le vent (Lianlian fengchen, 1986), s'il ne relate pas un événement particulier de l'histoire taiwanaise, propose par contre, à travers l'histoire personnelle des deux jeunes taiwanais, une situation sociale contemporaine : celle d'une centralisation économique très forte à l'intérieur des métropoles (ici, Taipei). Encore une fois, Hou met en scène des personnages qui doivent s'adapter aux situations économiques ou politiques. Dès le début du film, on voit un train s'avançant à travers un paysage magnifique (et magnifié, par les longs plans sur les montagnes et la plage) et traversant sporadiquement des tunnels. Ces images liées au train (que ce soit l'intérieur ou l'extérieur de celui-ci, ou encore la gare et les rails) reviendront tout au long du film comme une sorte de leitmotiv de l'idée de la transition, celle d'une ville à une autre, mais aussi celle de l'adolescence à l'âge adulte (ce que vivront les deux personnages du film).

La façon dont Hou filme ses personnages dans leur quotidien nous place rapidement, en tant que spectateur, dans l'aspect sociologique du film. Cela se fait sentir d'avantage par l'opposition que Hou fait entre la narration première de ce film et les quelques scènes de projections. En effet, le film nous montre souvent les personnages en tant que spectateurs : que se soit les films que l'on projette à l'extérieur dans le village, les films de kung-fu que les jeunes regardent à Taipei (leur appartement provisoire est situé juste à l'arrière d'une salle de cinéma commerciale) ou le journal télévisé, les personnages sont souvent en présence d'images bien loin de leur réalité ou dont les commentaires déforment cette réalité. De plus, ces images sont souvent juxtaposées à un « désordre » dans la vie des personnages : ainsi, durant les projections extérieures, il y a une panne d'électricité et une querelle entre une mère et son fils et, lorsque Ah Yuan regarde le journal télévisé, il tombe soudainement évanoui. C'est comme si Hou voulait montrer l'aspect aliénant des images cinématographiques et télévisuelles, celles d'un cinéma de divertissement et d'un journal télévisé sensationnaliste, et en faire ressortir le contraste avec son propre cinéma, beaucoup plus près de la réalité de ces villageois.

Ang Lee

Le cinéaste Ang Lee apparaît d'abord comme le moins taiwanais, voire le moins chinois, des trois cinéastes abordés ici : il vit aux États-Unis depuis 1977 et ses films ont une facture et une structure très hollywoodiennes. Toutefois, plusieurs taiwanais affirment se reconnaître dans ses films et y voir une description très réaliste des taiwanais et de la diaspora chinoise en Amérique (dont il est souvent question chez Ang Lee). En fait, le cinéma de Ang Lee situe son propos sur une certaine réalité à Taiwan qui n'est, bien évidemment, pas celle de tous les taiwanais, mais celle d'une certaine classe sociale en particulier [celle des bourgeois (ou de la classe moyenne élevée) provenant de la Chine continentale et étant suffisamment fortunée pour envoyer ses enfants étudier en Amérique]. Généralement, ses films mettent en scènes deux générations de bourgeois chinois : le père ayant une culture de « lettrés » très forte et les enfants de celui-ci qui vivent à l'ère de l'internationalisme et de l'américanisation. Ses films montrent la confrontation entre ces deux mondes opposés, celui de la tradition chinoise et celui de la modernité à l'occidental (avec tous les changements de valeurs qui l'accompagnent). Ang Lee se questionne sur la possibilité que ces deux mondes puissent coexister et se côtoyer paisiblement.

Le film Pushing Hands (Tui Shou), réalisé en 1992, est une production taiwano-américaine décrivant les difficultés que rencontre un couple composé d'une Américaine, Martha, et d'un taiwanais, Alex Chu, lorsque le père de celui-ci, M. Chu, s'installe dans leur maison, aux États-Unis. Quelques différents culturels (il est un Chinois dont les goûts et intérêts s'apparentent à une longue tradition de lettrés confucéens, elle est une Américaine moderne et indépendante ; il pratique des arts martiaux doux (Tai-Chi), elle pratique un jogging rude tous les jours ; il ne parle pas anglais, elle ne connaît que quelques mots de mandarin ; M. Chu croit qu'un bon équilibre de viande et de légume est essentiel à une harmonie du yin et du yang, elle est végétarienne ; il pratique la calligraphie, elle compose directement sur ordinateur ; etc. etc.) pousseront M.Chu à quitter sans laisser d'adresse. Il se retrouve alors comme simple laveur de vaisselle dans un restaurant chinois , ce qui est plutôt humiliant pour un homme dont le grand-père est un lettré de la dynastie Qing, le père un fondateur du gouvernement nationaliste et qui est lui-même un champion de Tai-Chi. En Amérique, son passé et celui de sa famille ne représentent plus rien. Dans le restaurant où il travaille, il est confronté à des chinois capitalistes qui n'ont aucun respect pour le vieil homme. Tout en étant trop caricaturale, la séquence où M. Chu doit se battre contre le propriétaire du restaurant montre bien comment certains Chinois perçoivent le monde occidental : des gens qui ne pensent qu'au profit et qui n'ont plus de respect pour ceux qui sont moins performants (dont les personnes âgées). Il est intéressant de remarquer que Ang Lee utilise ici une scène de confrontation très hollywoodienne (les bons et méchants étant clairement définis) tout en inversant, d'une certaine façon les rôles : ici, ceux qui se comportent en occidentaux sont les méchants et celui qui est « l'étranger » est du bon côté.

En fait, malgré leur facture hollywoodienne, les films de Ang Lee sont beaucoup plus complexes qu'ils ne semblent à prime abord. Il n'y a pas de « solution » chez Ang Lee entre l'Est et l'Ouest, entre le père très chinois et ses enfants, occidentalisés. Bien sûr, la fin du film semble nous donner comme solution un genre de consensus entre tradition et modernité, comme c'est le cas dans biens des films hollywoodiens, mais ces « solutions » n'ont rien de définitives et, au contraire, annonce, d'une certaine façon, d'autres problèmes. Les personnages d'Ang Lee, que ce soit dans ce film ou dans d'autres, souffrent à la fois de la rigidité de la tradition et, également, de l'éclatement des rapports sociaux du monde moderne. Cependant, il semble qu'aucun des deux ne représente un idéal :chacune des deux idéologies a ses points forts et chacune peut être aliénante.

À un autre niveau, on peut dire que le film, même s'il se déroule en sol américain, est très lié aux thématiques taiwanaises : l'idée du déracinement que les chinois du continent ont vécu en s'installant à Taiwan et la volonté d'une vie nouvelle. Ainsi, M. Chu se remémore douloureusement les persécutions des communistes à son endroit (son épouse est décédée à la suite d'une « visite » des gardes rouges) et affirme à son fils qu'il y a pire que la solitude qu'il vit en Amérique. Cet anti-communisme est parfaitement lié à l'idéologie des nationalistes taiwanais, dont plusieurs ont été des victimes du communisme. Et, bien évidemment, le thème de l'exil en Amérique est très présent dans la société taiwanaise où l'opposition des valeurs traditionnelles et l'américanisation crée un conflit de générations.

Tsai Ming-Liang

Le cinéma de Tsai Ming-Liang, plus près, dans le style, de celui de Hou, en est un fort différent de celui de Ang Lee. Toutefois, il traite, lui aussi, de tradition et de modernité, mais dans une approche fort éloignée de celle de Ang Lee. Tsai n'oppose pas les deux, il les juxtapose pour parler d'une société qui a les deux côtés, une société s'accommodant de son MacDo et de ses temples bouddhiques, pourrait-on dire. Il s'agit d'un cinéma qui, sans être « engagé » comme chez Hou, traite de problèmes sociaux, d'une manière à la fois philosophique et très personnelle. Chez Tsai, il n'y a pas, contrairement aux deux autres cinéastes, de classe sociale privilégiée dans le propos. Il peut tout autant nous parler d'un agent d'immeuble que d'un homme qui vend des vêtements dans la rue. Son propos traite de la vie intime de gens seuls, frappés par ce mal des sociétés industrialisées qu'on appelle « la solitude urbaine ». Avec les quatre longs métrages qu'il a réalisés jusqu'à présent, il a déjà une œuvre fort cohérente et un univers qui lui est propre par ses thématiques récurrentes, l'utilisation des mêmes comédiens et son espace géographique presque exclusif :Taipei. Ici, la question de l'identité n'est pas tant liée à l'histoire ou à la politique mais au contexte « postmoderne » : l'homme (ou la femme) par rapport à la « machine » technologique, économique ou sociale (c'est-à-dire une société qui « fonctionne »).

Vive l'amour, contrairement à ce que son titre, ironique, suggère, est un film sur les relations troubles de trois personnes qui manquent désespérément d'amour. Hsiao Kang est un démarcheur pour le compte d'une compagnie de pompes funèbres, Ah Jung, lui, est un marchand de rue à la petite semaine, tandis que May est une agente immobilière. C'est dans un des appartements vides que May doit louer que les trois personnages vont déambuler, les deux hommes ayant volé chacun une clé de cet appartement. Lieu vide et silencieux donc, contrastant avec le bruit assourdissant de la rue ou du centre commercial dans lequel les personnages gravitent également. Dans Vive l'amour, il ne se dit que peu de choses entre les personnages, même s'ils gravitent dans un univers urbain incroyablement sonore. L'absence de paroles n'est peut-être pas sans lien avec le fait qu'il s'agit d'une société vivant une incompréhension langagière entre chinois et taiwanais de souche ou encore qui, à l'instar des autres métropoles du monde, se veut pluri-langagière. Cette dichotomie entre l'absence d'échanges verbaux et le brouhaha de la foule anonyme est particulièrement bien représentée dans la scène de la rencontre entre May et Ah Jung. Dans un centre commercial bondé de monde et bruyant, ils s'approchent sans échanger aucune parole. Tout se passe dans la gestuelle et les regards échangés.

Tout au long du film, le spectateur est un témoin voyeuriste de la solitude de ces trois personnages et de leur désir de combler cette solitude. Tsai Ming-Liang a l'art de montrer ce que les personnages, ainsi que la plupart des gens normaux, veulent cacher.

Il s'agit donc d'un film pessimiste où les touches d'humour se veulent grinçantes. Parfois, cet humour rappelle celui, gestuel, des cinéastes burlesques américains des années 20 (voir la scène où Ah Jung, après l'arrivée inopinée de May, se cache sous le lit et, pendant que la jeune femme se repose, il tente, en rampant, d'atteindre la porte) ou encore celui de comiques modernes (comme Tati) en ridiculisant les sons, les mécanismes et le matérialisme du monde moderne (voir la scène où un téléphone se met à sonner dans l'endroit où Hsiao Kang travaille et que celui-ci décroche plusieurs téléphones alignés sur la table pour tenter de trouver celui qui sonne). On dit parfois que c'est en parlant du spécifique qu'on touche à l'universel : eh bien, c'est exactement ce que Tsai réussit à faire dans ce film qui décrit avec une telle justesse de ton l'individualisme étouffant des grandes villes et la solitude qui en résulte. Il s'agit d'une société masturbatrice, à la fois au sens littéral et figuré. Ainsi, la scène où Hsiao Kang se masturbe sous le lit pendant que, juste au-dessus de lui, Ah Jung et May font l'amour (rappelant une scène tout aussi subtile du Silence de Bergman) ne fait que renvoyer à d'autres scènes où les personnages tentent de se donner du plaisir à eux-mêmes, d'une façon ou d'une autre, sans pouvoir le partager avec quelqu'un. La masturbation n'est pas ici une étape vers une autre forme de sexualité, mais bien la seule alternative possible, comme la solitude n'est pas un appel à l'autre, mais une sorte d'espace psychologique infranchissable.

 

Rhéa Jean

 

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