La vraie question M. Arcand : comment fait-on pour écouter de telles inepties...ensemble? Parce que l'autre ultime question posée par votre débat (j'imagine les applaudissements lors de la réunion de travail!), on s'en débarrasse assez facilement : on vit ensemble depuis pas mal de temps déjà, et lorsqu'on se compare, on se console. Jamais n'ai-je assisté à un condensé aussi efficace de banalités démagogues, de grossières généralisations et de contradictions gênantes. Et ce n'est pas strictement la faute des invités. Bien sûr, au nom de l'exhaustivité, il fallait inviter tout le monde, histoire de bien diluer le débat, d'assurer une dynamique d'interruptions constantes, un combat pour la caméra 3, une lutte à finir pour le temps écranique. Débattre ou se débattre, là est là question. À force de vouloir entendre tout le monde, on finit par n'écouter personne. L'entité qui (se) débattait le mieux lors de cette émission, celle qu'on ne pouvait absolument pas interrompre et pour qui le meneur de jeu accordait un respect bien plus grand qu'à tout autre invité, c'est la télévision elle-même. Et je ne m'insurge pas ici contre les généreuses pauses publicitaires, qu'on ne saurait retarder, et qui parsemaient ces deux heures de grande démocratie ; soyons réalistes dans nos revendications. J'évoque plutôt l'ingénieuse et inébranlable structure du programme qui s'assurait de proposer un va-et-vient dynamique (ou susceptible de provoquer la nausée, c'est selon) entre plusieurs segments, et du même coup, d'empêcher quiconque n'étant pas assez « télévisuel » d'achever son argument. Faites du sens en 30 secondes, ou ne faites pas de sens du tout.

– Que pensez-vous de cet exemple concret ?
– Et bien monsieur Arcand, il faut d'abord souligner qu'il est important de laisser les gens finir leur phrase, parce que...
– Parce que vous voulez finir vos phrases en terre d'accueil, oui bon, Paul, qu'est-ce que nos autres invités en pensent, en 1 minute ?
- Et bien Paul, j'ai ici une femme voilée, bonsoir madame.
– Bonsoir. Je pèse mes mots parce que vous êtes un peu lent, Paul, mais je vous assure que j'ai choisi de porter mon voile !
– Mais citron, qu'est-ce qu'il représente pour vous, ce voile ?
– Désolé Fabienne, pas le temps de savoir comment cette pauvre petite se réapproprie une telle coutume afin de réconcilier ses convictions profondes et sa culture, de retour à vous Paul.

Cette pauvre petite n'a pas eu la chance ou alors n'était pas en mesure de bien expliquer son raisonnement, mais elle a fondamentalement raison : permettre le port du voile ne devrait même pas être perçu comme un accommodement. Oui, me dira-t-on, mais ça indispose les Québécois! Parce que, n'est-ce pas madame Bombardier, les Québécois ont toujours raison, c'est bien connu. Est-ce que le Québec voudrait qu'on empêche quelqu'un d'enfiler une croix autour du cou à l'école ? C'est discret une croix, on peut la mettre sous la chemise, rétorquerez-vous. Ah bien d'accord. J'ai envie de porter mon t-shirt « I Heart Jesus » aujourd'hui, est-ce que j'apporte un pull pour recouvrir ses belles boucles brunes et son visage pale sitôt arrivé au comptoir de postes Canada ? Ce n'est pas la même chose, le Christ est amour, dites-vous ? Et bien depuis pas mal de temps déjà, l'Église a quelque peu entaché sa réputation. En fait, je me plais à croire que ces symboles catholiques inspirent sans doute plus de méfiance que d'admiration au Québécois moyen. Autour du voile, comme autour de tout phénomène culturel aussi complexe que la religion, persiste un flottement interprétatif. Les relents de patriarcat ne sont pas seulement le fait des autres cultures. On pourrait donner des amendes aux jeunes noirs qui s'interpellent à grand coup de « nigger » aussi, non ? Quel vil symbole de domination.

Dieu merci, mon Martineau l'avais-tu le gros bon sens et le sens de la conclusion, lui. « Le sondage est clair, les Québécois dans l'ensemble n'en veulent pas de l'accommodement raisonnable ! » Mais dites-moi, mon élémentaire Martineau, n'avez-vous pas très justement souligné au cours de ce débat que les bavures viennent des directeurs d'écoles et de CLSC qui ne savent pas comment réagir ? Je concède un point à grand champion (national) Dumont également : les résultats du sondage indiquent sans doute beaucoup plus le sentiment des Québécois face à ces bavures multiples, plutôt qu'envers les damnés accommodements véritablement raisonnables. Terme méticuleusement occulté de la question Léger poids lourd de l'heure : voulez-vous qu'on brise nos lois pour permettre aux ‘tits Papous et ‘tites Papoutes de chier sur votre parterre ? Madame Bombardier, M. Léger, demandons donc aux Québécois la question suivante : mis à part les symboles haineux évidents et la nudité indécente, devrions-nous laisser aux Québécois le loisir de s'habiller comme ils l'entendent ? À 99 %, M. Léger, « ce qui veux dire que tout le monde dans la rue pense pareil », les Québécois vous répondront : « ben oui, j'm'en câlisse ».

Ce pauvre Julius Grey devait bien sentir qu'il pissait dans un violon, voyant ses lanternes prises pour des vessies. On se demande comment il parvient à garder son calme et ce petit sourire. Mais pourquoi l'écouterait-on, c'est de sa faute, l'affaire du kirpan ! Puisque j'ai réponse à tout, je me permet de critiquer le cher avocat : à mon sens, le raisonnable se situait ici dans la permission de porter un kirpan modifié de manière à être inoffensif. Mais entendons-nous bien : le poignard est gainé, attaché, il représente la maturité et la responsabilité de faire prévaloir la justice, et surtout, surtout, tout désaxé, qu'il soit Papou, Québécois ou le désormais privilégié Sikh, lorsqu'il disjonctera, aura tout le loisir de prendre une arme bien plus menaçante dans la cuisine de maman avant de partir pour l'école. En d'autres termes : je peux vivre avec ce jugement sans m'égosiller en proclamant que tous les accommodements, c'est out, façon Martineau. Soyons donc un peu chic : quels sont les coûts réels d'un local alloué pour la prière dans les universités sur l'heure du midi ? Ça n'engage en rien le propriétaire de café à donner une pause aux musulmans durant le rush du dîner, sitôt qu'il établit les conditions exigées par l'emploi. Et oui, précisons-le aussi aux nouveaux arrivants : lorsque vous arrivez au Canada, vous ne pouvez pas mettre un excès de jalousie sur le compte de votre religion.

La question de la laïcité de l'état a été posée, lancée en l'air devrais-je dire, et a bien failli assommer madame Bombardier, qui a sans doute déjà été frappée d'un dur coup pour privilégier le très réputé modèle français. Pourquoi ne pas achever la révolution tranquille, enfin! Une laïcité non proclamée, quel non sens. Et bien c'est peut être qu'au fond, nous avons atteint un degré de laïcité satisfaisant : les cours de catéchèse ne sont plus obligatoires et seront bientôt remplacés par un survol des religions (chapeau!) ; vous pourrez y arborer un grand nombre d'ornements religieux mais ne vous attendez pas à ce que votre spécificité religieuse affecte le fonctionnement habituel de l'institution. Suffit d'institutionnaliser ces principes une fois pour toutes. Une question beaucoup plus épineuse : à partir de quel pourcentage une minorité culturelle est-elle en mesure d'exiger que la municipalité débourse les fonds nécessaires pour décorer certains espaces publics aux couleurs d'une célébration particulière ? Ceux qui fêtent l'Hanoukka paient aussi des taxes. Ma solution : laissez aux organismes privés le soin de décorer la ville. Ce digne représentant de la jeunesse francophone se satisfera pleinement des grandioses décorations de Wal-Mart et de l'association des commerçants de l'avenue Robert Bourassa lorsque, calculant avidement les montants alloués pour faire plaisir à ses êtres chers sans compromettre le condo, il achètera tous ses cadeaux en prévision de la grande fête du solstice d'hiver.

En deux heures télévisuelles, vous n'avez absolument rien achevé sinon que d'entretenir l'ambiguïté autour des accommodements raisonnables. Le port du voile, la prière au travail, la khomeynisation des piscines et des salles d'urgence, tout ça a été mis dans le même panier. Tout pour faire ressortir cette rage, ce ras-le-bol primaire chez le téléspectateur québécois. À force de n'entendre que des conneries, les gens finissent par en répéter quelques-unes. Mais au-delà des contradictions et des inepties d'un individu, comme je le soulignais en ouverture, c'est l'aberration du format qu'il faut dénoncer ; c'est lui qui entretient la fausse commune de l'opinion publique À quoi bon être plus intelligent lorsqu'on ne cesse de se faire prendre pour un con ? A-t-on demandé aux Québécois, monsieur Léger, s'ils sont en faveur de laisser certaines différences s'exprimer dans la sphère publique, sitôt qu'elles ne dérangent pas le fonctionnement habituel des institutions ? Pour ma part, je serais parfaitement d'accord avec cette proposition, pour peu qu'on lui accole une clause inébranlable : aucun groupe culturel ne peut exiger l'occultation de symboles religieux appartenant à d'autres confessions. Au lieu d'enlever ces symboles dans un local dédié au recueillement des employés, pourquoi ne pas réserver un espace à toute religion qui souhaite s'y afficher ? Le Québec où j'aimerais vivre, c'est un espace où on n'a pas peur de se voir l'un l'autre. Et ultimement, c'est la valeur qu'on devrait s'assurer d'inculquer aux nouveaux arrivants.

Carl Therrien
Montréal, Janvier 2007