Depuis près d’une trentaine d’années environ – à une époque où Baudrillard publie l’ouvrage qui stimulera sa fortune médiatique et intellectuelle, c'est-à-dire Simulacres et Simulations (1981, Galilée) – on parle de plus en plus de la collusion entre le « réel » et la « fiction » et de notre incapacité à distinguer le vrai du faux. Dans l’idéal baudrillardien, cela a pour conséquence d’effacer toute possibilité d’un réel au profit d’une réalité sous contrôle de la fiction. Si cette idée semble avant tout s’ancrer dans une vision eschatologique du signe et du référent plutôt que dans une conception du monde organisée par le détour d’un discours théorique solide, force est néanmoins d’admettre que celle-ci aura su provoquer une intéressante discussion sur la « nature de la représentation » – dans les arts visuels (cinéma, peinture) ou en littérature.

À juste titre, le cinéma documentaire profite amplement de cette ambiguïté entre le vrai et le faux et, ce qu’on appellera le « factuel » et le « simulé ». Néanmoins, cette confusion n’est nullement circonscrite au cinéma contemporain – où l’esthétique documentaire vient (temporairement) appuyer un discours fictionnel – les nombreux films de Christopher Guest (Best in Show, A Mighty Wind, This Is Spinal Tap [1]) et/ou des titres aussi variés que C’est arrivé près de chez vous (Belvaux, 1992), Incident at Loch Ness (Penn, 2004), FUBAR (Dowse, 2002) ou encore Bob Roberts (Robbins, 1992) ou Zelig (Allen, 1983) sont des cas exemplaires de documents hybrides naviguant sur l’entrecroisement « fictionnalisant » et « documentarisant » – puisque de la première arrivée d’un train en gare de La Ciotat prise sur caméra (Frères Lumière, 1895) en passant par Nanook of the North (Flaherty, 1922), Las Hurdes (Buñuel, 1932) ou encore Louisiana Story (Flaherty, 1945), il est souvent difficile de distinguer ce qui a fait l’objet d’un véritable travail de mise-en-scène et de recréation. Pour Comolli, c’est « [tout] un jeu d’échanges, de renversements, d’inversions [qui] s’instaure ainsi » [2]. Malgré cela, encore aujourd’hui, nous établissons une distinction entre le film de fiction et le film de non-fiction – et bien que, comme nous l’avons indiqué, cette opposition peut paraître moins évidente qu’elle n’en a l’air à première vue. Une chose n’en demeure pas moins certaine; un film laisse des traces et celles-ci sont instrumentales dans la compréhension générique de l’œuvre [3].

À cet effet, l’œuvre de Peter Watkins est tout particulièrement significative [4] – nous nous concentrerons sur l’une de ses premières incursions au cinéma par le biais de The War Game (1965) [5] – et nous permettra de mieux aborder cette indécidabilité entre « le film de fiction » et le « film documentaire », la problématique rattachée à ces deux dénominations conceptuelles et l’idée que l’objet-film peut-il être en fait son propre document(aire), né des diverses conditions et convulsions de l’Histoire.

Tourné en 1965 pour le compte de la BBC, The War Game nous présente les ravages qu’une Troisième Guerre mondiale occasionnerait sur la Grande-Bretagne, en se concentrant essentiellement sur les conséquences d’une frappe nucléaire soviétique visant la ville de Kent, Rochester. Jusque là, rien de bien nouveau et l’on pourrait classer le film sous l’étiquette de la « fiction spéculative » ou de « l’anticipation » – On the Beach (S. Kramer, 1959) ou Panic in Year Zero! (R. Milland, 1962) se concentrent également sur les effets d’un échange nucléaire entre les forces de l’OTAN et celles du Pacte de Varsovie en s’ancrant dans la réalité quotidienne de la classe moyenne. Cependant, « l’originalité » du film de Watkins est que celui-ci se présente sous les traits du film documentaire avec statistiques, sondages et entretiens de types télévisuels à l’appui. Il y a donc une réelle volonté de s’affranchir de la « fiction », du « récit » pour se présenter comme « témoin oculaire objectif » [6] des agitations dont l’Histoire s’est fait souveraine [7].

Il ne s’agit donc pas pour Watkins de profiter (uniquement) de la confusion entre réalité et fiction mais « d’atteindre (chez les acteurs comme chez le spectateur) la fusion actuelle du réel dans la fiction, ou l’absorption inverse, par un jeu de rôles effectif à l’intérieur et à travers le film, film qui se trouve agir et agi non comme représentation mais comme expérience […] : atteindre le point d’incandescence, de transgression où le scénario […] provoque la dissolution des frontières entre jeu et non-jeu » [8]. Le principe du non-jeu est révélateur des conditions de réception de l’œuvre puisqu’il nous est impossible d’affirmer si les passants interviewés dans les rues (ou mêmes les figures « dites » sérieuses qui commencent le conflit!) sont des « acteurs » (récitent-ils un texte préalablement appris ?) ou non – et dans ce cas, leurs réponses sont-elles révélatrices d’une ignorance ou d’une naïveté désirée par le gouvernement britannique (ce que Watkins chercherait à dénoncer) ?

Dans un même ordre d’idées, les réactions abasourdies des populations civiles face à la première vague d’attaques – bien que clairement fictives puisque insérées dans le cadre de la reconstitution d’une attaque n’ayant jamais eu lieu – plutôt que de nous éloigner du témoignage du monde [9] « [elles en renforcent] la vérité, en accroissant notre relation émotionnelle au personnage réel [ici le personnage réel doit être vu comme le(s) véritable(s) habitant(s) de Grande-Bretagne qui souffrirai(en)t des conséquences d’un assaut nucléaire et des bouleversements sociaux prévisibles qui suivraient; le personnage réel pourrait également être identifié à celui des victimes de conflits militaires actuels ou passés], et nous donne à sentir sinon à comprendre sa souffrance [10]. Il n’est pas non plus simplement question d’une activation du statut de « make-believe » où le spectateur « fait comme si… » pour mieux plonger dans le régime de croyance de la fiction pure et simple. Aussi, la « fictivité » ne constitue pas uniquement un pôle d’opposition au régime de lecture documentaire. Justement, elle vient appuyer « l’effet documentaire » par son profond degré de réalisme et la valeur d’incertitude qui s’y et s’en dégage. L’effet-fiction ne peut se faire sans solliciter « l’effet de réel ». Tout deux ne sont peut-être que les deux faces d’une même médaille

Dans un article qu’il écrit dans le cadre d’un colloque sur les attaches entretenues entre cinéma et réalité, Michel Marie tient les propos suivants :

[T]oute réalité, même « brute », est déjà prise dans un imaginaire social. Tout objet, tout personnage, tout animal est déjà le support d’une petite fiction. [11]

Nous l’avons indiqué antérieurement; The War Game est tourné en 1965. Pour cette raison, il est la somme des perturbations et des tensions sociales, idéologiques et culturelles qui règnent durant cette décennie. Si l’œuvre est donc un produit et que la « réalité » décrite est ainsi la résultante des contraintes et des forces vives dont le quotidien nous assaille, le discours (que nous avons jugé « naïf » et/ou « innocent ») que tient le « common man » sur la légitimité d’une riposte britannique en cas d’attaque soviétique, sur les effets à long terme des radiations ou sur la possibilité de se protéger de celles-ci sont, elles aussi, issues d’un imaginaire collectif – une « petite fiction ». De ce fait, que tous les énonciateurs et énoncés susnommés soient la conclusion plus ou moins artificielle des contractions et des relâchements entre « fiction » et « réalité », cela nous amène à exposer l’idée que le film de Peter Watkins est un probant exemple de métadiscursivité [12] et de spécularité : ou le discours du discours. Si Watkins veut nous faire prendre conscience du danger qui guette la société à cette époque face à la course aux armements, c’est bien car il y a urgence. Comme « la vie continue à travers le film, le film continue à travers la vie » [13], il y a un emboîtement du discours porté par le film dans celui du quotidien (« la vie de tous les jours ») et vice-versa. Déjà, en plus d’être un discours (contre le militarisme, contre l’information qu’on ne dévoile pas, etc.), le film de Watkins est rehaussé par les discours qu’il comporte, tel que nous l’avons précédemment affirmé. Il y a ainsi un bel effet d’ironie créé par l’intégration des bandes textes où sont cités le Vatican (« our nuclear weapons will be used with wisdom ») ou le Ministère de l’Intérieur (« Public education in the matters of radioactivity will be progressive during the next few years ») alors que les scènes qui suivent n’en démontrent que l’inverse, Certes, cette opposition des discours a donc pour effet de produire une plus grande entité discursive (l’objet-film). Nous affirmions également que l’objet-film avait pour caractéristique d’être son propre document(aire) [14]. La polyphonie et l’enchevêtrement des discours comptent parmi ses propriétés. Ceci dit, le témoignage qu’il apporte de l’époque de son tournage demeure une manifestation essentielle de cette propriété autodocumentarisante.

Malgré les tensions qui persistent entre « réalité » et « artifice », celles-ci sont aléatoires dans notre compréhension du film documentaire. C'est-à-dire que celui-ci ne relève pas nécessairement de l’enregistrement direct d’un réel (dont la définition est incertaine) au sujet duquel aucune manipulation n’aurait du être effectuée – ou, de préférence, perceptible? The War Game, comme nous l’avons vu, emploie tous les procédés du film fictionnel mais n’en demeure pas moins un film documentaire. Il est, pour reprendre Grierson, « l’interprétation créative de l’actualité ». C’est dire que pour le sociologue, ou l’historien, le film de Watkins est un inestimable artefact lui permettant d’examiner de plus près les empreintes que l’Histoire a laissées.

Philippe Mathieu
Montréal, Août 2007

1 - Guest a réalisé les deux premiers titres (en 2000 et 2003 respectivement) et co-scénarisé le dernier (sorti sur les écrans en 1984) qui lui, a été réalisé par Rob Reiner.

2 - J.-L. Comolli, « Le détour par le direct », Les Cahiers du cinéma, n. 209 (février 1969), Paris, p. 49.

3 - Prenons pour exemple Roger & Me (Moore, 1989). Il serait envisageable d’y voir là un cas de « comédie satirique » où Michael Moore, le natif d’une petite ville industrielle de l’état du Michigan, décide d’emprunter une caméra et de mettre tous les moyens en œuvre afin de rencontrer Roger Smith, CEO de General Motors – et responsable de la fermeture de plusieurs usines d’automobiles implantées dans Flint, la localité d’origine du cinéaste en herbe. À n’en pas douter, plusieurs éléments permettant une lecture fictionnalisante sont intégrés (humour, suspense, technique du montage parallèle). Toutefois, les « traces » du « documentaire » sont également perceptibles ne serait-ce que par la place du je-réel (Michael Moore) – discutable selon Odin qui y préfère l’Énonciateur présupposé réel – ou le fait que le film soit produit par Dog Eat Dog Films (qui a fait sa niche dans le monde du cinéma documentaire) ou encore par le recours aux « adresses à la caméra » (alors qu’elles ont habituellement employées à des fins de distanciation ou d’hybridation dans le « cinéma de fiction ») . On le voit, pour un spectateur « naïf », il pourrait être assez fastidieux d’établir un choix entre les différents régimes de lecture possibles.

4 - Significative puisqu’à l’exception d’Edvard Munch et The Gladiators – qui n’en demeurent pas moins de remarquables œuvres –, la filmographie toute entière de Watkins est truffée de réflexions sur la portée du « documentaire » dans la fiction, de la manipulation du « vrai » et du « réel » à des fins partisanes, etc.

5 - La Bombe en français.

6 - F. Niney. L'Épreuve du réel à l'écran : essai sur le principe de réalité documentaire (seconde édition). Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2002. p.14

7 - À cette époque, les États-Unis entreprennent leur campagne de bombardements contre le Vietnam du Nord; les autorités soviétiques entament la construction du Mur de Berlin et les tensions sont à leur comble pendant la Crise des missiles de Cuba – l’Holocauste nucléaire est tout juste évité. Punishement Park (1971, Watkins) répondra de cette même inclinaison à aborder l’histoire contemporaine au travers d’une « fiction documentaire ».

8 - F. Niney. Idem. p. 307

9 - G. Jacquinot, « Le Documentaire, une fiction (pas) comme les autres », Cinémas, vol. 4 n.2, p.68.

10 - Loc. cit.

11 - M. Marie, « Le direct et la parole », dans Cinémas et Réalités, CIEREC, 1984. p. 52

12 - Nous tenons à préciser que des films comme Schindler’s List (Spielberg, 1993) ou La Mort en Direct (Tavernier, 1979) possèdent eux aussi des propriétés métadiscursives – comme la plupart des autres films (expérimentaux, de fiction, industriels, etc.). Cependant, notre propos porte actuellement sur le cinéma documentaire.

13 - F. Niney, op. cit. p. 313

14 - Pourrions-nous parler dès lors d’autodiscursivité ou d’autotextualité ?


BIBLIOGRAPHIE

BAUDRILLARD, Jean (1985). Simulacres et Simulations. Paris, Éditions Galilée, 233p.

BEST, Steven et Douglas Kellner (1991). Postmodern Theory. New York, Guilford Press, 324p.

BOILLAT, Alain (2001). La Fiction au Cinéma. Paris, L’Harmattan, 256p.

COMOLLI, Jean-Louis (1969). « Le détour par le direct ». Les Cahiers du cinéma, n. 209, Paris. pp. 48-53

JACQUINOT, Geneviève. « Le Documentaire, une fiction (pas) comme les autres ». Cinémas, vol. 4 n.2, Montréal. pp.61-81

LYANT, Jean-Charles et Roger Odin (sous la direction de) (1984). Cinémas et Réalités. Saint-Étienne, CIEREC, 300p.

NICHOLS, Bill (1991). Representing Reality. Indianapolis, Indiana University Press, 1991. 336p.

NINEY, François (2002). L'Épreuve du réel à l'écran : essai sur le principe de réalité documentaire (seconde édition). Bruxelles, De Boeck Université, 347p.

WARD, Paul (2005). Documentary. The Margins of Reality. Londres, Wallflower Press, 115p.