Regard sur la série Silhouettes Canadiennes (ONF)

Lorsque nous nous attardons à la lecture ou à l’étude d’ouvrages sur le cinéma canadien relativement à son histoire, sa constitution et son évolution, nombreux sont les textes couvrant la période (inévitable) de John Grierson et de son Office National du Film ainsi que ce qui la précède. Textes s’échelonnant selon leur date de publication, jusqu’au "modernisme" des jours présents. Une chose est certaine, même en comparant toutes ces publications, nous n’avons jamais affaire à un fatras - l’histoire du cinéma canadien en soi est raisonnée, complexe et son évolution est évidente. Cette évolution est unanime chez tous ses historiens, bien qu’avec certaines dissemblances minimes et plutôt anodines et de peu d’importance historique. Nous retrouvons donc une somme impressionnante d’informations couvrant notre histoire cinématographique, particulièrement sur l’époque griersonienne et post-griersonienne (c’est à cette dernière que nous nous intéresserons plus particulièrement). Avec Grierson, l’O.N.F. vit le jour et les films faits en série peuplèrent majoritairement l’inlassable production du temps. Les nombreux ouvrages consacrés à la période, et plus particulièrement à l’après Grierson, font mention de ces multiples séries que l’on retrouvait alors. Pourtant, une certaine série des années 50 n'y est presque pas abordée, cette série apparaît par le fait même comme moins importante ou d’une pertinence moindre. Même lorsqu’elle est citée, la série Silhouettes Canadiennes - Faces of Canada, de son appellation anglaise - ne fait aucunement l’objet d’étude et n’est pas même donnée en exemple de contenu. Elle est principalement soulevée en tant qu’item chronologique d’un itinéraire, d’une évolution. L’analyser davantage nous force à admettre que son importance fut négligée. Cette série est en fait le premier aboutissement de la représentation de l’homme canadien comme individu complet et se trouve à être la plaque tournante pour le cinéma ultime sur l’homme : le cinéma direct.

Un homme complet

La série Silhouettes Canadiennes fut créée à l’O.N.F. en 1952, mais les films furent en majorité produits en 1953 et 1954 - moment où les cinéastes français et anglais de l’Office commencèrent à travailler de pair. Menée par d’excellents cinéastes et producteurs (entre autres l’unité B de Tom Daly), comme Bernard Devlin, Roman Kroitor, Roger Blais et Pierre Arbour, la série cumula un total de quatorze films d’une longueur moyenne de neuf minutes. Abordant l’homme comme travailleur, chaque court film documentaire montre un individu dans son emploi quotidien, illustrant ainsi les différentes facettes des métiers explorés. Ce qui est intéressant c’est que la série élabore, dans chacune des courtes oeuvres, sur trois aspects humanistes majeurs, c’est-à-dire: l’homme utile à la société comme travailleur, l’homme comme individu dans la société avec laquelle il doit interagir continuellement et l’homme comme personne [sensible].

Les silhouettes que nous rencontrons dans chaque film représentent continuellement des gens à l’ouvrage. L’homme et l’emploi sont ici prédominants. Si l’on considère le titre en relation avec le film, une chose vient à l’esprit : l’homme canadien est un homme acharné, appliqué, endurant et courageux, qui n’abdique jamais devant des tâches gigantesques et qui, par surcroît, aime profondément ce qu’il fait.

Le chauffeur de taxi est un homme très occupé, sans cesse à la course pour servir le plus de gens possible. Il conduit les vieilles dames à leur demeure et les aide à grimper les escaliers. Il endure les énervements des gens de bureau pressés ; mange en vitesse dans de petits restaurants ; trouve l’hôpital le plus proche pour y conduire en vitesse la femme qui est en train d’accoucher sur la banquette arrière et ce, dans un trafic fou à l’heure de pointe. Tout ceci en gardant son sourire, son calme et sa patience, car il se sent important. La femme de ménage ne baisse jamais les bras quand elle se lève avant l’aurore pour nettoyer l’immensité du parlement avant même que les lève-tôt n’arrivent au travail. Dick Hickey continue de ferrer les chevaux qu’on lui amène quotidiennement malgré le fait qu’il s’est déjà fait ruer plusieurs fois, subissant dans certaines occasions de graves dommages, cela parce qu’il veut perpétuer les coutumes et la main de maître de ses ancêtres.

Ces individus sont aussi, pour la majorité, de grands connaisseurs en matière de relations publiques. Prenons les exemples du chauffeur de taxi, du professeur de musique, du cocher, des montreurs de marionnettes, du notaire et du garde-moteur : tous ces gens possèdent un emploi directement relié aux relations humaines. Dans chaque cas, ils doivent faire face à plusieurs types de personnes et à plusieurs situations délicates pour lesquelles, s’ils ne gardaient pas le contrôle, leur emploi pourrait être remis en question et, dans certains cas, leur vie et celle de leurs passagers mises en danger. Donc, nous avons affaire à des gens de public, aimables et très sociables, des gens sensibles, non faits de glace ou d’égoïsme et portant une constante attention à leur prochain.

Une idéologie de véracité menant à un ennoblissement humain

La série Silhouettes Canadiennes est d’abord et avant tout constituée de courts documentaires canadiens tournés sur fond canadien. Le style documentaire appelle automatiquement à l’étude d’un sujet - donc, d’un rapprochement réaliste et davantage axé sur la "matière". Cette conception d’un cinéma documentaire fut établie dès la fin des années trente avec l’arrivée de John Grierson au Canada et de la fondation, en 1939, de l’Office National du Film du Canada. « [Canada] live and breathe in American terms […] One day, there will be difficulty if we do not strike a better balance between American and Canadian content of our pictures » [1].

C’est ainsi que Grierson imposa sa vision documentariste pour rehausser la valeur (ou plutôt lui donner une hétérogénéité) du cinéma canadien qui s’enlisait de plus en plus dans le clonage de ses voisins du Sud (de par la fiction). Il lui donna donc une esthétique et des thématiques allant définir la voie à emprunter pour faire des films au Canada : à propos des canadiens - une voie toujours présente dans la série en question. Il traça donc les bases d’un cinéma davantage représentatif du Canada.

Ce qui caractérisa surtout l’oeuvre de Grierson, comme étant le point de lancement d’un certain cinéma humanitaire, ce fut d’instaurer un type de cinéma pouvant servir d’outil social de communication et d’éducation. Un cinéma didactique réaliste, montrant le peuple canadien tel qu’il est - comment il fonctionne réellement, comment il s’organise et comment il pourrait encore mieux agir et se constituer. De plus, les séries créées par Grierson - pensons seulement à World in Action et Canada Carries On - décrivaient les affaires canadiennes et mondiales ainsi que les intérêts spéciaux des canadiens, définissant de cette manière la place du Canada dans le monde. Pour la première fois, nous étions représentés comme civilisation et peuple normaux et véritablement existants.

Une autre innovation importante fut d’entraîner de jeunes canadiens pour la production. Ces derniers étaient inévitablement plus sensibles à leur civilisation que ne pouvaient l’être les cinéastes américains et britanniques qui représentaient la majorité de la production cinématographique du Canada. Ceci constitua à rapprocher le cinéma de l’homme et du peuple qu’il représentait.

Nous vîmes aussi dans les films de cette époque l’introduction d’un procédé représentant bien l’idéologie du maître documentariste : le commentaire en voix-off. Un commentaire dit par une voix d’homme portante, puissante et jamais hésitante ni languissante, menant un discours de la même essence; le didactisme par excellence. Nous retrouvons dans Silhouettes Canadiennes ce même type de commentaires. Tous les films de la série sont accompagnés de cette forte voix-off exprimant la volonté éducationnelle des films sur les différents métiers et emplois qui nous sont proposés. Par contre, une différence marquante apparaît dans l’utilisation de ce procédé pédagogique présent dans la série (et dans les films du début des années 50) : on ne commente pas seulement les faits et gestes, mais aussi les sentiments et états d’âme des personnages. On accompagne le film à l’aide d’une narration puisée dans la fiction, dirigeant le tout vers une représentation plus marquée et profonde de l’individu.

Avec Grierson, l’homme canadien était représenté dans de larges proportions de "peuple", sans aucune introspection de l’homme comme être individuel. L’homme n’étant homme que par définition de société commune et non en tant qu’individu. De plus, les oeuvres se voulaient êtres très internationales. Certes on abordait les canadiens, mais on les plaçait dans des contextes d’interaction et de comparaison mondiale - un peu comme si de manière polie et soumise, on essayait de les intégrer dans le "grand monde" par cette comparaison avec les autres peuples « […]committed to an internationnaly […]world […][the] films examined the social economic and political life of other countries [as well] » [2].

Dans Silhouettes Canadiennes, on garde toujours ce même esprit d’ouverture sur le monde sans tomber dans l’étude de sujets trop canadiens et, par conséquent, hermétiques au monde extérieur. Les films de la série sont basés sur des métiers et des emplois, les bases primordiales de tout pays et de toute société. De plus, ces métiers sont tout à fait réalistes à l’étranger et non exclusifs à certains besoins régionaux (excepté dans le cas de Paul Tomkowicz : Street Railway Switchman).

La fiction et l’esthétique

Une particularité de la série Silhouettes Canadiennes est la présence, à différents degrés, de la fiction (ou dramatisation). Certains épisodes furent même directement puisés de scénarios préalablement écrits tels que Le Notaire et L’Éclusier. L’ajout (ou plutôt le retour) de cette fiction eut un rôle majeur dans le cheminement de cet accomplissement de représentation humaniste.

« The post-war trend to neo-realism, centred in war-torn Europe, focused attention on ways to integrate documentary and fiction. In Canada, it came to dominate the documentary practice. [Those]dramatized documentaries […]worked so well that the films […]circulated widely. » [3]

Après la deuxième guerre mondiale, lorsque Grierson quitta, on décida que le temps était venu de se concentrer vraiment sur un cinéma beaucoup plus national et proche du peuple canadien et de l’homme. Bien qu’un soupçon d’internationalité soit présent dans Silhouettes Canadiennes, le fait de s’attarder à des individus et leur entourage immédiat verse davantage dans le nationalisme. [Certaines questions se soulèveront sûrement à propos de la langue de ces films et du rôle de cette dernière dans la nationalité des oeuvres. La majorité de la série fut produite en français, née surtout de l’association Bernard Devlin/Roger Blais et ce, pour la télévision française qui fit son apparition en 1952. Mais ces films étaient automatiquement traduits en anglais car, malgré l’arrivée de la télévision qui bouscula la production, les oeuvres étaient toujours construites sous une forme générale de représentation supranationale.]

Travailler avec des dramatisations permet de mettre l’emphase sur les sentiments et émotions des personnages et de donner plus de chaleur au contenu et aux êtres présents dans les films. Dans Le Garde-Moteur, on met en scène un homme avec sa famille, ses amis, ses compagnons de travail (la majorité des situations dans ce cas sont basées sur des relations humaines avec différents degrés d’attachements amoureux : famille, amis, compagnons de travail). Cette introduction de la fiction permet aussi de faire passer plus facilement une recherche esthétique photographique et un montage plus étudié rendant ainsi le tout très agréable à la vision à l’instar du film Hollywoodien. « These dramatized documentaries were written and staged using the conventions of Hollywood editing and mise-en-scène, but they were shot in identifiable locations rather than studios » [4].

Dans Le Chauffeur de Taxi, le montage est très bien construit. Dans une des situations, le passager est extrêmement nerveux et impatient car il est très pressé. Le chauffeur, bien que de nature calme, commence lui aussi à s’énerver et à s’impatienter. La séquence alterne alors entre des plans rapprochés (cadrés à la taille de l’homme à l’arrière s’énervant) sur des plans de plus en plus rapprochés (jusqu’aux gros plans) sur le chauffeur, le tout s’accélérant et amenant un fort sentiment d’angoisse. Un autre jeu de montage est utilisé dans Le Professeur de Musique lorsque, fatigué d’avoir de jeunes incompétents comme élèves, le professeur laisse un de ceux-ci jouer pendant qu’il regarde des photographies sur un mur. Nous avons donc un gros plan sur son visage qui conserve la même expression, et l’alternance de ce dernier avec les différentes photographies (effet Koulechov oblige, le spectateur ne pourra s’empêcher de prêter à l’homme sentiments et émotions en lien avec ces images).

La femme de ménage est tourné dans de vraies locations (le parlement de Québec). La femme en question est souvent accompagnée dans ses déplacements par des travellings, inévitablement esthétisants. Lorsqu’elle entre dans le tribunal, la caméra la suit, de façon impeccable (quant à la stabilité et le rendement technique du mouvement) et, de plus, la profondeur de champ est très bien utilisée, donnant au tribunal une allure d’infini - donc une tâche gargantuesque pour cette femme de ménage, la rendant encore plus dévouée à son travail, vu l’ampleur de celui-ci.

Une place inférieure mais toujours présente pour le cinéma "paysagiste"

L’évolution que subit le cinéma canadien passa par certains stades de priorités thématiques avant de se concentrer finalement sur le peuple, l’homme. Un des stades antérieur à l’O.N.F., et par-dessus lequel la progression dut prendre le pas fut celui du cinéma "paysagiste".

« […] Canada’s role in moving picture history has been a largely passive one. […] Canada’s role was principally to have been used as a piece of exotic scenery. Though the scenery was used to good advantage […] in the form of immigration films… » [5]

Les films canadiens du début du siècle agissaient à l’échelle internationale comme une propagande "panoramique" et non comme des "illustrateurs" de civilisation. On voulait promouvoir l’immigration en montrant le paysage canadien et ses plus beaux atouts et attributs sous des formes représentatives tout à fait conventionnelles : de grandes photographies assez statiques mettant exclusivement en valeur le paysage. Même lorsque le film de fiction fit son apparition la plus marquée dans le milieu de la deuxième décennie, la nature et les étendues sauvages étaient encore primées, jouant même quelques fois un rôle prépondérant dans les films (ex.: l’héroïne de Back to God’s Country sauvée du vilain par les eaux glacées qui engloutissent ce dernier), occupant la place première au détriment de l’individu (ex.: dans la poursuite finale de Back to God’s Country, nous avons de beaux et grands plans larges sur les immenses plaines de neige dans lesquelles les personnages principaux, d’infimes points noirs, sont en pleine action dramatique!).

Dans ces films "paysagistes", l’homme n’était pas représenté comme individu ni même comme membre d’une société. Lorsqu’on le mettait en scène, ce dernier n’était présent que pour démontrer comment il interagissait avec cette "terre". De quelle façon lui, esclave asservi et assujetti, organise-t-il sa vie et ses actions de tous les jours en fonction de ce que lui dictent ces étendues sauvages. Dans la série Silhouettes Canadiennes, nous retrouvons certains éléments, de contenu et de forme similaires, agissant eux aussi comme moyens de propagande et de publicité "naturelle" du Canada. Le Cocher est sûrement le meilleur exemple d’une descendance cinématographique vouée à une thématique "paysagiste". Prenant place dans la ville de Québec, nous accompagnons un cocher à son travail pendant une journée. Cet emploi n’existe qu’en fonction des touristes venant dans la vieille capitale pour en admirer son paysage et ses beautés. Ces paysages en question sont magnifiquement cadrés, rappelant de grands tableaux représentant une nature grandiose, comme dans les films des premières années.

Dans Silhouettes Canadiennes, l’homme, bien qu’encore contrôlé par cette nature omniprésente, démontre une interaction avec cette dernière prouvant qu’elle fait partie intégrante de la vie des canadiens. Cet homme canadien prouve qu’il est un être encore plus complet et en quelque sorte naturiste en adorant et glorifiant cette nature avec laquelle il vit tous les jours. Donc, malgré les étendues sauvages toujours présentes dans le cinéma canadien, l’homme à appris à intéragir avec elles de manière à ce qu’il y est tout de même un équilibre entre nature et humanisme.

Certaines arrivées remarquées et influentes

La représentation de l’homme, telle qu’amorcée dans la série, trouva son accomplissement final dans un court film créé en 1954, par le duo Roman Kroitor et Tom Daly, tous deux de la célèbre Unité B et portant comme titre : Paul Tomkowicz : Street Railway Switchman. Cette oeuvre devint en quelque sorte le précurseur du cinéma direct, du cinéma de la vie, de l’homme capté « sur le vif » [6]. Sous toutes réserves (l’oeuvre n’étant pas du « direct »), le film donna le coup d’envoi aux idées de conception de ce cinéma du futur. « Bref, jusque vers les années 1956-1958, il n’y a rien dans la production de l’O.N.F. qui ressemble de près ou de loin au cinéma direct. Rien si ce n’est […]Paul Tomkowicz, nettoyeur d’aiguillages » [7].

Tout d’abord, nous avons une fois de plus l’utilisation d’une voix-off de narration. Cependant, cette voix-off ne se distancie pas du sujet, n’agissant pas comme observatrice et commentatrice des images, mais agit comme une concrétisation des pensées de l’individu en question. Autrement dit, le commentaire nous est présenté comme un long monologue-off de l’ouvrier, Paul Tomkowicz, qui, non seulement commente quelque peu son emploi, mais aussi sa vie en général, sa famille et les voyages qu’il planifie pour son éventuelle retraite. (Malheureusement, le film est différent dans sa version française puisque le commentateur ne parle qu’à la troisième personne du travail de nettoyeur d’aiguillages.) Le film amenait donc une toute nouvelle dimension, encore beaucoup plus humaine dans ce contexte où il dépeint l’homme comme ouvrier. Plus tôt dans la série nous avions un exemple de ce même type de monologue-off dans La Femme de Ménage qui parle, à la première personne, de son emploi, de sa fille et de l’avenir de cette dernière. Par contre, ce qui fait défaut, c’est que pour le réalisme et la crédibilité de la chose, il aurait fallu utiliser la voix d’une femme au lieu de celle d’un homme (!). Nous aurions ainsi pu avoir, avant Paul Tomkowicz, le premier précurseur de cinéma direct. Bien que le monologue semble avoir effectivement été enregistré par M. Tomkowicz, ce n’est pas le cas : le tout fut produit en post-production et le commentateur n’en fut pas crédité. Malgré tout, lorsque nous regardons le film, nous ressentons ce désir grandissant du cinéma de s’approcher de plus belle de l’individu.

C’est donc cela qui donne son importance à ce film comme étant le point tournant sur la représentation de l’homme, cette représentation allant atteindre son apogée dans le cinéma direct. Nous avons un semblant d’actualité prise en temps réel et creusant dans l’homme pour en ressortir ce dont il est constitué; son esprit, son âme (bien que dans ce cas-ci, à un niveau restreint comparé au direct). Nous avons donc ici l’homme comme un document de métier, l’homme au service de la société, l’homme en interaction parfaite avec la société (il rencontre des gens lorsque le matin se lève), un esthétisme et un degré de fiction (une scène particulière est montée de sorte qu’un léger suspense prenne place) hissant cet homme à un certain statut supérieur sur son environnement naturel et gardant toujours cette même interaction avec la "nature" (il combat la neige et le froid qui causent le gel des aiguillages).

Une autre surprise nous apparaît dans cette série, cette fois-ci dans Country Auctioneer. Ce film, tourné en 1953, renferme une scène que l’on pourrait qualifier de précurseur au direct du fait qu’elle achève le même effet que le cinéma direct lorsqu’on capte sur le vif le discours d’un homme. Nous avons donc une petite scène, avec du son en parfait synchronisme de l’homme et de la foule, où la caméra ne cesse de bouger (caméra à l’épaule) et d’effectuer de légers changements de focus, le tout laissant réellement croire à une prise totalement directe, comme le faisait Les Raquetteurs (5 ans plus tard) pour une courte scène. Mais dans Country Auctioneer, la différence est que le son est synchrone et que la scène est un long plan séquence d’une minute et trois secondes comportant même des panoramiques accompagnant les déplacements de l’homme (lorsqu’il sort de la salle). Donc, tout pour laisser croire à du direct pur.

Capter ainsi l’homme en profondeur avec une vérité (quelque peu agrémentée par la fiction) encore plus criante que celle de Grierson : de là émergent les thématiques principales du cinéma direct qui allait faire son entrée quelques années plus tard.

La série Silhouettes Canadiennes dépeint de braves gens pour lesquels nous éprouvons facilement des sentiments. Ceci prouve que ces oeuvres sérielles documentaires dévoilent une représentation véridique, complexe et évoluée de l’homme; l’homme canadien, un être humain complet, tant au point de vue professionnel, social, qu’émotionnel. Cette série représente bien toutes les prémisses humanistes sur lesquelles est basé le cinéma humaniste par excellence, le cinéma direct.

 

Philippe Chabot

 

1 - GRIERSON, John. A Film Policy for Canada. p. 56-57

2 - HANDLING, Piers. Censorship and Scares dans Take Two: A Tribute to Film in Canada. p. 199

3 - CLANFIELD, David. Canadian Film. Oxford University Press, Toronto, 1987. p. 23-24

4 - Ibid. p. 24

5 - MORRIS, Peter. Embattled Shadows: A History of Canadian Cinema 1895-1939. McGill’s-Queen University Press, Montreal, 1978. p. 45

6 - MARSOLAIS, Gilles. L’Aventure du Cinéma Direct Revisitée. Cinéma les 400 Coups, Laval, Québec, 1997. p. 49

7 - Ibid.
Marsolais parle aussi d’un autre film précurseur accidentel, Corral (1954 Wolf Koening & Colin Low). Nous ne nous attarderons pas à ce film, bien qu’il reste très important dans l’évolution vers le direct (il est important de le garder à l’esprit dans, au moins, une perspective historique de développement).


La série Silhouettes Canadiennes - Faces of Canada comprend les titres suivants :

La Femme de ménage, 1954
Le Chauffeur de taxi, 1954
Paul Tomkowicz : nettoyeur d'aiguillages, 1953
Le Notaire, 1953
Le Cocher, 1953
L'Éclusier, 1953
Le Garde-moteur, 1953
Le Maréchal-ferrant, 1953
Le Photographe, 1953
Professeur de musique, 1953
Le Bedeau, 1952
Montreurs de marionnettes, 1952
Station Master, 1954
Country Auctioneer, 1953