Depuis le début des années 1990, nous assistons à un curieux phénomène dans le monde des médias : ceux-ci parlent de plus en plus d'eux-mêmes, tantôt dénonçant leurs propres abus, tantôt prétendant à une transparence absolue. Tandis que les films et les émissions de fiction prennent pour sujet les coulisses du spectacle (pensons à des films comme Wag the Dog, Truman Show ou Stardom), les documentaires et autres « reality shows » nous donnent directement accès au spectacle des coulisses (mentionnons simplement Pas vu, pas pris en France et, plus près de nous, À hauteur d'homme). Mais devant tant de franchise, une question crève les yeux (et crève l'écran) : se peut-il que nous soyons manipulés par les médias nous disant que les médias nous manipulent? Et si oui, par quelles stratégies parviennent-ils à faire ce qu'ils donnent l'impression de dénoncer?

Face à cette affluence de spectacles mettant en scène le spectacle et levant le rideau sur le dispositif le rendant possible, force est de présupposer que nous sommes devant ce qui a tout l'air d'une « mise en abyme ». Traversant l'histoire de la littérature - on la retrouve autant dans les Lais de Marie de France et le théâtre baroque que chez Zola et les nouveaux romanciers -, théorisée pour la première fois par André Gide, la mise en abyme fut largement définie et richement exemplifiée; au cinéma, par Christian Metz, et surtout, en littérature, par Lucien Dällenbach, notamment dans Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme (1977). Empruntée à la science héraldique, l'expression faisait référence à ces écus au centre desquels on retrouve un écu et pouvait dès lors être défini comme « toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'œuvre qui la contient » (Dällenbach, p. 18).

Cependant, et ce, malgré les judicieux éclaircissements qu'apporte l'ouvrage, aucun des cas de figures examinés ne nous permet de nommer précisément la manipulation - ou du moins l'abus - à l'œuvre dans les productions auxquelles nous pensons. Et pourtant - c'est notre hypothèse -, la mise en abyme peut bien nous abuser, nous confondre et produire, en mettant en son centre ce par quoi nous y avons accès, une sournoise illusion. Ne rions-nous pas, par exemple, de la crédulité de Pridamant qui, dans l'Illusion de Corneille - justement! -, croit réels les faits et gestes des acteurs jouant dans la pièce de la pièce? …oubliant, du même coup, que nous rions nous-mêmes des faits et gestes d'un personnage… jouant dans une pièce!?

Nous pensons qu'il est possible, afin de mieux rendre compte de notre objet, d'ajouter au moins trois nouvelles mises en abyme à celles proposées par l'auteur du Récit spéculaire. Notre question de départ - se peut-il que nous soyons manipulés par les médias nous disant que les médias nous manipulent? - nous y incite d'ailleurs. Il y est fait mention d'un dire - les médias disent que les médias nous manipulent - , d'un faire - les médias font ce qu'ils dénoncent - et d'un contexte - les médias parlent de la manipulation des médias au moment même où ceux-ci, dit-on, nous manipulent. Nous proposons donc d'ajouter à la liste les mises en abyme « prédicative » (quand ce qui est dit du texte emboîté peut être dit du texte emboîtant), « performative » (quand le texte emboîtant fait ce que fait le texte emboîté) et « contextuelle » (quand le texte, mettant en son centre ce qui l'entoure, devient lui-même le texte emboîté d'un texte plus grand, en l'occurrence du texte médiatique, qui devient alors, pour ainsi dire, le texte emboîtant).

Après l'exposition des détails de notre réflexion, le film Wag the Dog (B. Levinson, 1998) me permettra de tirer au clair ces propositions et d'exemplifier mon hypothèse. Cependant, je n'ai pu résister à la tentation d'ajouter ici - afin de démontrer la pertinence et l'utilisation de telles propositions - la rapide étude d'une émission spéciale qui fit un certain bruit en son temps, le (faux) Bye bye de Radio-Canada animé par Véronique Cloutier en 2003.

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Il me faut d'abord tenter un mot - très (trop?) rapide - sur la « manipulation ». Suivant François Jost (La télévision du quotidien), on dira que, des modes « factuel » et « fictionnel », seul le premier peut manipuler, le second peut seulement induire en erreur. C'est le cas notamment quand le mode fictionnel emprunte au mo(n)de factuel - pensons à Zelig ou au X-Files. Dès lors, en s'assurant divers « ancrages », il arrive que le spectacle parvienne à faire croire au spectateur qu'il lui raconte la vérité.

D'un point de vue sémiotique, on définira la manipulation comme une opération liée au « faire-faire », en l'occurrence, au « faire-savoir » ou au « faire-croire ». Et puisque « la manipulation aboutit lorsque le destinataire interprète comme vrai ce dont le destinateur cherche à le persuader » (Greimas), j'ajouterai qu'il y a manipulation quand on tente de « faire-croire » à autre chose que ce qui est en réalité, voire, à autre chose que ce que l'on dit en réalité. Aussi peut-il y avoir manipulation toutes les fois où l'on pensera qu'un film dit ou fait une chose, alors qu'il en dit ou en fait une autre.

La mise en abyme n'est-elle pas déjà un des moyens les plus efficaces de manipulation? En faisant porter notre attention sur l'œuvre dans l'œuvre, l'œuvre spéculaire ne dévie-t-elle pas notre attention (justement) de l'œuvre elle-même? Voyons voir…

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Revenons à l'Essai sur la mise en abyme de Dällenbach. Celui-ci recensait trois « espèces » de mises en abyme selon ce que les œuvres mettaient « en leur centre » : les mises en abyme de l'énoncé, de l'énonciation et du code. Nous aurions ainsi une « mise en abyme de l'énoncé » chaque fois qu'un film dans un film « condense[rait] » le sujet du film lui-même (p. 76), une « mise en abyme de l'énonciation » chaque fois que nous verrions, à l'écran, le « producteur ou [le] récepteur » d'un film (p. 100) et une « mise en abyme du code » chaque fois que l'on rendrait « intelligible le mode de fonctionnement » du film (p. 127). Ce (trop) bref résumé étant fait, je me proposerais d'entrée de jeu de m'arrêter sur les passages plus problématiques de sa démonstration.

La première chose qui peut déranger, à la lecture de l'essai, c'est que Dällenbach (qui s'intéresse essentiellement à la littérature) énumère des exemples de mises en abyme qui mettent en leur centre, tantôt des œuvres écrites (lettre, poème, nouvelle), tantôt des œuvres décrites (tapisserie, peinture, pièce musicale) - donc, qui ne partagent pas la même « matière de l'expression » (Ch. Metz, L. Hjelmslev). Ainsi, quand il parle, lors de l'étude de la « mise en abyme du code », de l'aspect « littéral », « signifiant » ou disons « matériel » des œuvres emboîtées, en l'occurrence des paniers, des robes ou des métiers à tisser (qui réfléchissent le fonctionnement du texte), ce ne sont pas tant ces « œuvres » (sinon d'art du moins artisanales) qui génèrent une mise en abyme que la description qu'on en fera. En effet, on aurait pu dire mille choses du panier présent dans Passage du poète de Ramuz (qu'il est jaune, en osier), c'est cependant le fait qu'il soit « tressé » - comme le texte qui le contient - qui sera retenu. Ainsi, ce n'est plus tant ce dont on parle (le « sujet ») qui génère la mise en abyme que ce qu'on en dit (le « prédicat ») : comme le texte qui le contient, le panier est tressé, la robe est entrelacé, le métier est assemblé (pp. 125-127). C'est pourquoi je propose, chaque fois que ce qui sera dit de l'œuvre emboîtée pourra être dit de l'œuvre emboîtante, de parler de « mise en abyme prédicative ». Il y aura donc mise en abyme prédicative chaque fois que ce que l'on dit de l'œuvre emboîtée pourra être dit de l'œuvre emboîtante.

Le deuxième passage problématique concerne la « mise en abyme énonciative ». Une fois encore, je distinguerai une autre mise en abyme là où Dällenbach ne semble en voir qu'une. Et si celle que je viens de nommer était liée au « dire », celle que je nommerai sera liée au « faire ». Dällenbach offre alors des exemples dans lesquels un élément d'importance, absent de sa définition (laquelle fait uniquement mention du producteur et du récepteur), surgit. D'abord, citant le passage de l'Odyssée dans lequel Ulysse assiste au récit où Demodokos raconte la prise d'Ilion, il est question des « larmes » que celui-là verse et qui « attestent », comme par la bande, l'inspiration divine « d'Homère [lui-même] et de l'Odyssée. » (p. 114) Ensuite, lorsqu'il est question de la parabole racontée par le prêtre à Joseph K. dans le Procès de Kafka, Dällenbach demande : « Comment […] réagit-il à la parabole? » et ajoute : « Le commentaire du prêtre [« ne te hâte pas de juger »,] « ne s'appliquerait-il pas [aussi] au lecteur? » (p. 112.) On remarque qu'il est chaque fois question du but poursuivi par l'œuvre, de l'effet qu'elle produit sur le personnage. Tantôt, elle le fait pleureur, tantôt, elle le fait douter. Or, l'œuvre elle-même - l'œuvre que nous lisons, que nous regardons - est elle aussi susceptible de poursuivre un but, de produire sur nous un effet. Aussi, si l'œuvre emboîtante poursuit le même but que l'œuvre emboîtée, ou si elle a, sur nous, un effet semblable à celui qu'elle a sur les personnages, il y aura ce que je propose d'appeler une « mise en abyme performative ». Il y aura mise en abyme performative chaque fois que l'œuvre emboîtante fera ce que fait l'œuvre emboîté

Enfin, je tirerai ma troisième mise en abyme, non d'une équivoque à l'œuvre dans l'ouvrage de Dällenbach, mais dans un article de Christian Metz, « La construction » en abyme « dans Huit et demi, de Fellini » inséré dans le tome I de ses Essais sur la signification au cinéma (1968). Le propos se résume en ceci : que Huit et demi (je souligne) « parl[e], dans un film, de ce film même en train de se faire » (p. 225). Ceci le mène cependant à une équivoque : « Le personnage du cinéaste Guido, écrit Metz, représentant de Fellini dans le film, ressemble à son créateur comme un frère […] » . (p. 224). Vingt-cinq ans plus tard, dans l'Énonciation impersonnelle ou le site du film (1991), Metz persistera (je souligne toujours) : « C'est l'histoire d'un cinéaste, Guido ([…] bien sûr, Fellini lui-même), qui est en train de préparer un film » (p. 103). N'y aurait-il donc ici de mise en abyme qu'à condition de considérer un élément « paratextuel » ou « parafilmique »? Pour qui ne connaît Fellini (autant que faire se peut), Guido ne représente en rien « Fellini lui-même ». Il n'incarne qu'« un » cinéaste. Quand Metz avance que Guido « ressemble » à Fellini « comme un frère », il faut, pour accepter une telle proposition, recourir au contexte. Or, si l'on s'accorde pour dire que le « contexte » constitue aussi un « texte », il serait alors possible de soutenir que le film lui-même est ce qui est mis « en abyme » de cet autre « texte » plus large et diffus qu'est le contexte. Je propose donc de parler de « mise en abyme contextuelle » chaque fois que ce qui « entoure » le film est mis « au centre » du film (et ne prendra sens qu'en fonction de cet « entour »).

Ces trois nouvelles mises en abyme étant posées, je me permettrai, en m'en tenant toujours très près des propositions de Dällenbach, d'y apporter quelques nuances. Il me faut en effet revenir sur les mises en abyme prédicative et performative. On a donc affaire à celle-là, ai-je soutenu, chaque fois que ce qui est dit du film emboîté peut être dit du film emboîtant et à celle-ci chaque fois que le film emboîtant fait ce que fait le film emboîté. Mais il est possible que ce qui soit dit ou fait ne puisse pas s'appliquer à l'œuvre emboîtante, comme il est tout aussi possible que ce que l'on dise ou fasse, puisse s'appliquer, mais soit négativement valorisé à l'intérieur même de l'œuvre.

Dällenbach remarquait lui-même que l'histoire emboîtée pouvait ne pas réfléchir l'histoire emboîtante, mais plutôt son contraire. S'attardant à une nouvelle de Goethe, il constatait que le texte emboîté était une « antithèse de la thèse posée (…) par le récit premier. » (p. 77 n. 1). Ailleurs, il remarquait aussi que l'œuvre emboîtée était susceptible d'être axiologisée, c'est-à-dire qu'elle pouvait faire l'objet d'« autocritique » (p. 115) ou d'« auto-glorification » (p. 115, n. 1). C'est dire qu'elle est susceptible d'être louangée ou dénoncée, valorisée ou dévalorisée… Ainsi, chaque fois que l'on tiendra des propos négatifs sur l'œuvre emboîtée et que l'on pourra également appliquer ces propos à l'œuvre emboîtante, je parlerai de « mise en abyme contre-prédicative » et chaque fois que l'œuvre emboîtante fera ce que fait l'œuvre emboîtée qui aura pourtant reçu une appréciation négative, je parlerai de « mise en abyme contre-performative ».

On aura alors compris que, comme l'on peut dire de ces œuvres ce qu'elles disent des œuvres que pourtant elles dévalorisent, et que, comme ces œuvres font ce que pourtant elles dénoncent, il y aura tout lieu de parler de manipulation.

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Voyons maintenant en quoi ces mises en abyme permettent de rendre compte de la manipulation à l'œuvre dans certains films contemporains qui ont dénoncé la manipulation des médias. Je m'intéresserai d'abord au film Wag the Dog qui a l'avantage de contenir, à lui seul, les trois mises en abyme que j'ai répertoriées.

Le film (il n'est peut-être pas inutile de le rappeler) raconte l'histoire du bras-droit du président des États-Unis - un « spin doctor » - (Robert de Niro) entreprenant, de concert avec un producteur d'Hollywood (Dustin Hoffman), de réaliser, pour le bulletin de nouvelles, une fausse guerre en Albanie afin de détourner l'attention du public (et des journalistes) d'un scandale sexuel ayant eu lieu à la Maison-Blanche impliquant le président et une jeune femme. On s'en souviendra, plusieurs avaient comparé ce film au scandale Clinton-Lewinski qui sévissait au même moment.

Établissons la chronologie. Le film sort sur les écrans aux États-Unis en décembre 1997. En janvier 1998, le nom de Monica Lewinski apparaît pour la première fois dans les journaux alors que le président Clinton subit déjà un procès (celui de Paula Jones). Au même moment, il demande que l'Irak ouvre son territoire aux inspecteurs de l'ONU. Le 28 janvier 1998, les journaux comparent déjà la situation au film! Quelques mois plus tard, après un intenable suspense, en août 1998, Clinton avoue sa relation « inappropriée » avec Mme Lewinski et, trois jours plus tard, autorise des bombardements au Soudan et en Afghanistan. Puis, le 18 décembre 1998, c'est en Irak qu'il ordonne des frappes, alors que l'on parle d'un procès devant Sénat…

On aura remarqué que nous avons là tous les éléments d'une « mise en abyme contextuelle ». Ce contexte médiatique, qui tapissait les journaux de l'époque, n'était-il pas le « texte » au centre duquel venait s'inscrire, comme « en abyme », cet autre « texte » qu'était le film? En ayant pour point de départ une « assertion fondée sur […] une rumeur » (Jost, La télévision du quotidien, p. 35), en ayant recours à des personnages (le président des États-Unis), des lieux (la Maison-Blanche, l'Albanie) et des événements (scandale sexuel, guerre au Moyen-Orient) « factuels » ou fortement « référentiels », le film y est allé de divers ancrages qui n'ont pas manqué de « réussir » (comme disait Jost) et de nous placer devant une mise en abyme aux fallacieuses conséquences. En effet, plusieurs journaux avaient parlé d'un film qui levait enfin le voile sur la vérité.

La Presse parla d'un film qui « met[tait] à jour les ficelles par lesquelles des experts en communication arrivent à manipuler l'opinion publique », le magazine Séquences d'un film illustrant « l'emprise de la politique-spectacle sur nos sociétés », le 24 Images d'un film faisant le « portrait grinçant du rôle des médias dans la manipulation de l'opinion publique », etc. Bref, en mettant en son centre ce qui l'entourait, le film créait l'illusion de dévoiler l'aspect caché du spectacle médiatique.

Mais le film nous plaçait également devant une « mise en abyme contre-prédicative ». Dès le départ, un carton d'introduction nous dit : « Dans les coulisses de nos grandes démocraties, ceux qui tirent les ficelles ne sont pas toujours ceux que l'on pense… ». Puis, le film illustre la vilenie d'un cinéaste prêt à mentir à la population. Ce film, projeté en plein scandale, nous mettait donc en garde contre les cinéastes produisant des films… en plein scandale! Ce qui était dit du cinéaste dans le film ne pouvait-il pas être aussi dit du cinéaste du film? Qui était donc ce « tireur de ficelles »?

Le film, enfin, nous plaçait aussi devant une « mise en abyme contre-performative ». Souvenons-nous que, dans le but de détourner l'attention du public dudit scandale, on créait des informations télévisées au sujet de faux bombardements effectués en Albanie. Mais, ce faisant, le film lui-même ne détournait-il pas des vrais délits l'attention du public et des journalistes qui avaient alors réduit les bombardements effectués au même moment au Moyen-Orient à une simple… diversion? Ignacio Ramonet, dans La Tyrannie de la communication, résume bien la situation de l'époque :

« La disproportion entre l'événement supposé et le harcèlement des médias devint telle que certains soupçonnèrent M. Clinton d'avoir inventé de toutes pièces les crises contre Bagdad, en février et en décembre 1998, pour dévier sur l'Irak et M. Saddam Hussein la puissance maléfique des médias. » (p. 27, je soul.)

Détournant l'attention du public dans le film, le film n'en détournait pas moins la nôtre. Levant le voile sur la spécieuse diversion dont on pouvait être victime, le film ne faisait-il pas ce qu'il prétendait dénoncer? Et de quoi détournait-il l'attention? Le film, en nous disant qu'un président pouvait détourner l'attention d'un scandale en créant une (fausse) guerre, venait-il nous divertir du scandale dont le vrai président était victime au même moment? Ou bien le film, en nous disant qu'un président pouvait créer une (fausse) guerre pour détourner l'attention d'un scandale, venait-il plutôt nous divertir de la guerre qu'il entreprenait au même moment? D'une façon comme de l'autre, le film faisait bien ce qu'il donnait l'impression de dénoncer.

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Cela étant dit, une question demeure : Pourquoi ces apories sont-elles pratiquement passées inaperçues? Pourquoi la presse a-t-elle, presque d'une seule voix, salué la franchise d'un tel film? Nous aurions peut-être un début de réponse dans le rôle qu'on nous a fait jouer. Avançons ceci…

Ce que j'ai autrement nommé la « spectacularisation du spectacle » entraîne forcément avec elle la « spectacularisation des coulisses ». Celles-ci sont ce à quoi le spectateur diégétique n'a pas accès, tout en étant ce à quoi nous, spectateurs (extradiégétiques, faut-il le spécifier?), avons accès. Ainsi, ce film nous plaçait et dans la confidence et en position de supériorité. Dès lors, nous étions toujours « au-dessus » de ce public crédule qui, contrairement à nous, avalait ce qu'on lui montrait.

Pourquoi l'illusion fut-elle si forte? Pourquoi les médias y ont-ils cru? Pourquoi, alors que l'on attirait notre « attention » sur le médium, n'avons-nous pas fait « attention », justement, au médium? Avançons encore ceci…

Ce détournement d'attention vient peut-être que celle-ci n'est pas fixée (pour s'exprimer ainsi) sur le signifiant du spectacle spectacularisant mais sur le signifiant du spectacle spectacularisé en tant que signifié du spectacle spectacularisant. Si l'on en croit Metz qui, dans Le signifiant imaginaire (1977), disait que « le film de fiction c'est celui où le signifiant [s'emploie] à s'ouvrir immédiatement sur la transparence d'un signifié. », qu'il est « négation du signifiant, tentative pour le faire oublier », il faudrait peut-être conclure que diégétiser le médium qui, dit-on, manipule pour mieux faire oublier celui grâce auquel on peut le dire et peut-être le faire, est peut-être la meilleure façon de créer cette grande illusion!

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Je tiens, en terminant, à préciser que ce film n'est pas un cas isolé. Plusieurs films - ou émission de télévision - auraient pu faire l'objet de ma démonstration et exemplifier ces trois nouvelles mises en abyme. D'ailleurs, à l'époque où je mettais en place ce dispositif (décembre 2003), il me fut donné de voir le (faux) Bye bye de Radio-Canada. J'ai constaté alors qu'il fourmillait d'effets spéc(tac)ulaires - diversement recensés d'ailleurs par les critiques qui en ont suivi la présentation - et regroupait, lui aussi, les trois mises en abyme que je venais de proposer (et dont l'évidence d'ailleurs servira ici mon propos). Et si ce Bye bye mettait « en abyme » bon nombre d'émissions de télévision, reste maintenant à savoir si ce qu'il dénonçait pouvait être dit de lui, s'il faisait ce qu'il dénonçait et quels effets avait la reprise, en son centre, des éléments de son contexte. Je vais vite.

S'en prenant aux émissions produites par Quebecor Media, dont on critiquait l'aspect « convergent » et « propagandiste », rappelons (pour ceux qui n'ont pas bonne mémoire) ou disons (pour ceux qui ont trouvé mieux à faire) que l'émission elle-même, produite par le « clan Cloutier » - et mettant en scène la fille, le « chum », la « mère », le « grand frère » et le « beau-frère » - était évidemment passible de la même critique. Qui plus est, nous aurions pu lui reprocher, comme elle le reprochait à l'empire Quebecor, de tirer profit des vedettes diversement « staracadémisées » qui n'ont pas manqué de venir faire leur numéro sur le coup de minuit.

Certains se souviendront, ou apprendront, qu'en se moquant des appels téléphoniques à « une piasse [sic] » pour un concours « arrangé d'avance » (on faisait référence à Occupation double, si je ne m'abuse), tout en offrant au vrai public du faux Bye bye l'opportunité de participer à un concours (à 75¢ l'appel cependant), on s'est également prêté à ce qu'on ridiculisait. De la même façon, on a souligné l'impudence avec laquelle Quebecor (toujours) se servait de ses différents tremplins (télé, radio, journaux) pour (auto)promouvoir ses vedettes, dans une émission qui n'en faisait pas moins la promotion des différents « produits » Cloutier (Natasha St-Pier, René Simard, etc.).

Enfin, en tissant des liens entre l'émission et son contexte (en l'occurrence publicitaire), on a fait du (faux) Bye Bye le centre, non seulement dévoilant, mais validant, la réussite du producteur (maintenant) déchu. Les « premières fois » évoquées par Véronique Cloutier au volant de sa Suzuki pendant les pubs (« son premier baiser », « son premier travail », etc.) devenaient ainsi le début d'un récit dont l'émission elle-même était la flamboyante apothéose, la preuve incontestée de la réussite. La revue de fin d'année s'« abymait » donc dans une pub de voiture et l'éclairait de ses artifices.

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À l'heure de l'hypermédiatisation et de la convergence, il est important d'affiner nos outils et de scruter minutieusement les diverses productions médiatiques s'offrant à nous. Si la mise en abyme a été, tant qu'elle fut confinée à la sphère littéraire, un procédé troublant l'entendement, il nous faut maintenant prendre garde, avec sa sournoise apparition dans les médias de masse, qu'elle ne trouble notre regard.


Jean-Marc Limoges
Montréal - juillet 2005