Le 29 juin 1896, à la fois dans les villes de Montréal et de New York, se tenaient les premières séances cinématographiques en Amérique du Nord et ce, six mois seulement après Paris, première ville où fut présenté le dispositif des frères Lumière. Ce fait rappelé, le mythe tombe : aucun retard historique n'existe au Québec par rapport aux États-Unis, le Cinéma faisant indiscutablement apparition au même moment. Ce ne saurait donc être une considération de prime naissance, dans l'un ou l'autre sens, qui pourrait expliquer la différence entre le cinéma québécois et américain. Il faut de toute évidence chercher ailleurs. Ainsi, pour découvrir ce qui constitue la spécificité des récits cinématographiques québécois, il faudrait plutôt interroger la tradition culturelle du Québec. C'est en questionnant celle-ci que l'on peut comprendre comment, dès son avènement au Québec, le dispositif cinématographique québécois a hérité d'une culture de l'oralité qui se ressent dans sa façon de raconter ses histoires.

Il ne s'agira ici ni d'inventorier les différences entre le cinéma québécois et américain ni de retracer le parcours historique du phénomène de l'oralité au Québec (il faudrait, pour cela, faire une étude multidisciplinaire qui serait, bien que fort captivante, hors de notre propos), il s'agira plutôt de soulever et d'interpréter les traces de la présence de cette culture orale qui transcende et marque le cinéma national québécois. Plus particulièrement, on tâchera de comprendre comment il est possible, par le « cinéma de l'oralité », d'entretenir une relation particulière entre l'auteur et les spectateurs, laquelle permet ainsi la création d'un lien social à plusieurs égards semblable à celui suscité par d'autres manifestations de l'oralité au Québec. Pour mener à bien cette entreprise, on définira d'abord le rôle et la fonction des différents actants de cet acte de communication. Ensuite, on tentera de circonscrire les implications de cet acte discursif entre réalisateur et spectateur. Par exemple, on pourra se poser la question suivante : Peut-on parler d'« interactivité », ou de dialogue, dans le « cinéma de l'oralité » ? Enfin, et par le biais du film québécois contemporain Quiconque meurt, meurt à douleur du cinéaste Robert Morin, on verra comment, par une stratégie narrative et monstrative, peut s'opérer cet échange entre le réalisateur et les spectateurs.

ÉNONCIATEUR ET ÉNONCIATAIRE

Ce qui permet de distinguer un cinéma oral d'un cinéma plus littéraire, c'est la manifestation explicite de la présence des interlocuteurs : l'énonciateur qui transmet le récit pour l'énonciataire. Le cinéma narratif, par sa forme plus littéraire, tente de masquer les marques de la construction du récit pour mieux intégrer le spectateur dans l'histoire et ainsi lui laisser croire que le récit se raconte de lui-même. Cette pratique qui permet au spectateur de mieux «fictionnaliser», pour reprendre l'expression de Roger Odin, c'est-à-dire qu'elle permet au spectateur de mieux entrer dans le récit, repose sur l'effacement des traces de l'auteur. De façon générale, on peut dire que le cinéma narratif de type littéraire (américain, français et même québécois) est davantage répandu sur les écrans. En ce sens, les habitudes de lecture des spectateurs convergent davantage vers un acte de spectature de type fictionnalisant. On peut ainsi dire que, par son habitude de spectature du cinéma narratif littéraire, le spectateur se positionne d'emblée de façon à être intégré au récit. Et ces films regardés, de leur côté, font en sorte de captiver le spectateur durant toute la durée filmique par une stratégie narrative bien définie : le déroulement du récit est souvent linéaire pour en faciliter la compréhension, on y favorise le point de vue du spectateur pour permettre l'adhésion au récit, les mouvements de caméra sont fluides pour créer cette impression de réalité, etc.

Si le repérage des traces de l'énonciation devient évident, cette facilité peut amener le spectateur à être déstabilisé dans ses habitudes de spectature. Bien que ce dernier ne soit pas dupe, sachant consciemment qu'il s'agit là d'une mise en scène, il n'a pas l'habitude de se sentir confronté à une présence aussi manifeste de l'énonciateur. Ainsi, lorsque les signes que l'on nomme déictiques ne sont plus camouflés, le spectateur prend conscience de la mise en scène du récit – ou se met soudainement à douter de la véracité de ce qu'il voit… Mais comment arrive-t-il à repérer ces signes ?

La figure de l'énonciateur, dans le cinéma de l'oralité, se repère par différentes marques qui renvoient à son intervention sur le récit. On retrouve ces traces de l'énonciation tant dans la façon de raconter que de mettre en scène. Dans le cinéma québécois, on retrouve cette présence d'oralité sous différentes formes et ce, depuis les débuts du cinéma. Par exemple, dès l'avènement du cinéma au Québec, on retrouve, par la figure du bonimenteur, une intervention de type oral. Présent dans la salle, devant les spectateurs, le bonimenteur intervenait par la parole pour commenter les images des vues présentées. Il agissait en tant qu'interprète lorsqu'il y avait des sous-titres à lire, mais surtout en tant qu'animateur de ces soirées; sa performance avait souvent plus de succès que les vues elles-mêmes. De plus, par sa façon de s'approprier les images et le discours, le bonimenteur ajoutait une couleur locale aux films américains ou français qui étaient présentés sur les écrans. Ainsi, les films pouvaient prendre une autre signification selon les commentaires du bonimenteur [1]. Pour le spectateur québécois, les images étrangères adaptées par un discours local (langue, accent, références, etc.) ont une fonction socialisante. Par l'intermédiaire de la parole, le spectateur s'approprie des images et constitue sa propre culture.

Un autre exemple de l'oralité dans le cinéma québécois, qui fait souvent figure de modèle, est le cinéma direct. Selon l'historien Germain Lacasse, « [ce] qui fit sa renommée n'était pas tant une capacité d'invention que l'héritage d'une vieille tradition qu'il renouvellera, celle du cinéma oral des débuts » [2]. Tant dans les œuvres documentaires que fictionnelles, la parole prend forme de lien social à travers le rapport de proximité entre les réalisateurs et les sujets filmés, qu'on pense seulement aux films Les Raquetteurs, Pour la suite du monde, À tout prendre et Le chat dans le sac. Ce rapprochement d'individus québécois, créé par l'intermédiaire d'une caméra et d'un microphone, permet aussi au public, d'une certaine façon, de renforcer son identité nationale.

D'autres exemples d'oralité dans le cinéma québécois sauraient venir appuyer l'existence de cette fonction socialisante qui habite de nombreux films québécois, mais là n'est pas la tâche de cette réflexion. Ce qu'il faut retenir de cette brève introduction au cinéma de l'oralité, c'est l'affirmation de la présence du réalisateur par une stratégie narrative renvoyant à l'acte discursif. Cette narration déictique de type oral participe à cette distinction du cinéma québécois face au cinéma hégémonique.

« CINÉMA DE L'ORALITÉ » : L'INTERACTIVITÉ EST-ELLE POSSIBLE ?

Dans une esthétique et une mise en scène qui laissent toute la place à la parole (plan séquence, prise de son direct, intrigue minimale, etc.), le cinéma de l'oralité définit ses propres règles et, par conséquent, exhorte le spectateur à renouveler sa position de lecture à chaque film. Plutôt que de construire le récit et les personnages de façon conventionnelle, tel que le prescrivent les règles de la narration classique, l'auteur invite le spectateur à opérer un regard distant et critique devant les images présentées. Il y parvient, comme le note Germain Lacasse ? se référant lui-même à Michel Larouche, en plaçant le spectateur en position d'attente :

Le spectateur ne peut anticiper un déroulement conforme aux règles d'un genre, mais doit plutôt observer le geste et la parole de celui qui raconte et attendre qu'il s'explique. Le spectateur est dans l'expectative, dans le même espace temporel que le narrateur; si celui-ci le distrait, ce n'est pas en pervertissant les lois du genre, mais en marquant davantage sa présence en pliant le récit à son discours et en détournant l'attention vers ses propres marques [3].

L'intention de l'énonciateur dans le cinéma de l'oralité n'apparaît pas être celle de capter le spectateur dans le film, mais plutôt de lui proposer de prendre une position extérieure au film, en retrait, pour en être critique. Il ne s'agit donc pas de lui imposer un point de vue, mais plutôt de l'inviter à développer sa propre opinion sur le sujet tout en étant conscient de son acte de spectature.

Cette affirmation explicite de la présence d'un énonciateur et, comme par voie de conséquence, d'un énonciataire, permet d'échanger par l'intermédiaire du film. Cette fonction socialisante du cinéma rappelle la tradition du conte folklorique. Cependant, le dispositif cinématographique ne permet pas au conteur et à l'auditoire de partager une communication interactive.

Le réalisateur n'a pas, comme le griot [dans la tradition orale africaine], l'avantage de recevoir les réactions et l'interaction spontanées de son auditoire. […] C'est que le réalisateur, quand il conçoit et structure son film, anticipe nécessairement, et pré-détermine à un certain degré, la réponse que fera l'auditoire à son film. [4]

Comme le remarque Abiyi Ford, l'acte communicationnel se produisant en différé, le réalisateur ne peut s'ajuster en fonction des réactions des spectateurs. Voilà une distinction majeure — celle de l'interactivité — avec la tradition du conte oral qui implique nécessairement une stratégie narrative particulière de la part du narrateur pour provoquer chez le spectateur une réflexion. En ce sens, on ne peut pas réellement parler d'interaction au cinéma, mais on conçoit tout de même qu'un type d'échange est possible et que celui-ci se réalise indirectement par le biais du film. C'est donc sur la mise à distance du spectateur que le réalisateur doit miser s'il désire engager un dialogue différé (dans l'espace et dans le temps) et, pour y parvenir, il devra recourir à différents éléments formels et scéniques.

ROBERT MORIN ET L’ORALITÉ

Un des héritiers contemporains de cette tradition orale dans le cinéma québécois est Robert Morin. Par son style particulier, souvent ambigu entre documentaire et fiction, Morin accepte de divertir le spectateur, mais il tente avant toute chose de le faire réfléchir, ou du moins, il essaie de ne pas le laisser indifférent. L’utilisation qu’il fait de certains procédés formels et scéniques lui permet de créer une relation particulière entre le film et le spectateur. Cette relation est teintée de provocation car Robert Morin prend le parti de provoquer le spectateur pour stimuler chez lui une réflexion sur la situation racontée. Tel est le cas dans le film Quiconque meurt, meurt à douleur où l’application de ces procédés crée une distance entre le spectateur et le récit.

Comme on l’a vu plus haut, la distance est un effet construit par l’auteur pour entretenir une sorte de dialogue avec le spectateur, tout juste comme le conteur qui suscite des réactions de l’auditoire par une constitution particulière du récit et des personnages. À ce propos, Morin, habile à susciter la distanciation chez le spectateur, s’exprime ici sur la construction de ses propres films :

Je veux bien raconter une histoire qui commence à A et qui finit à Z. Je veux bien essayer de faire quelque chose qui n’est pas ésotérique, c’est-à-dire quelque chose que les gens sans culture cinématographique peuvent suivre. Mais je n’arrive pas à me résoudre au traitement classique, champ-contrechamp. Il y a des limites aux compromis, à ce qu’on peut faire pour intéresser les gens, les rassurer. Je veux bien les rassurer sur le plan du contenu, mais pas sur le langage. Le langage a une responsabilité envers lui-même, c’est d’évoluer et d’accepter d’évoluer. C’est tout à fait faisable d’amener le spectateur petit à petit à décoder d’autres façons de raconter. [5]

Pour parvenir à causer des répercussions chez le spectateur, et ainsi à faire sortir celui-ci de ses habitudes de spectature conventionnelles, Morin utilise une stratégie narrative qui interpelle le spectateur. Dans son film Quiconque meurt, meurt à douleur, Morin refuse au spectateur la facile position de simple témoin. De fait, il le prend en otage et suscite son attention à l’aide d’un récit portant sur un phénomène bien réel : la toxicomanie comme échec social. Pour éviter que le spectateur détourne son regard de ces exclus – les toxicomanes mis en scène, Morin utilise différents procédés : la « performance en situation » par la construction du récit et des personnages, la caméra subjective qui propose un autre point de vue et une mise en scène différente ainsi qu’une esthétique créant l’ambiguïté entre les genres documentaire et fictionnel. C’est donc en approfondissant l’utilisation que fait Morin de ces divers moyens, exercice d’un langage qui interpelle sans cesse le spectateur, que l’on verra comment ce cinéaste perpétue la tradition de l’oralité dans son cinéma.

CONSTRUCTION DU RÉCIT ET DES PERSONNAGES

L’orchestration de la mise en scène relève d’une double performance, celle des comédiens, mais aussi celle du cinéaste. Morin construit son film comme le conteur son récit, c’est-à-dire comme « un objet essentiellement dynamique en perpétuelle évolution et qui naît et se développe sous les pressions exercées par la performance du conteur avec son auditoire » [6]. Pour captiver l’intérêt des spectateurs tout en provoquant chez eux une réflexion, la prestation de Morin doit « [prendre] forme par l’utilisation de matériaux narratifs tirés de l’armature dramatique du conte et le recours au talent de conteur pour les agencer et les exposer avec succès » [7].

Le sujet du film Quiconque… aurait très bien pu être celui d’un reality show, tel qu’on les voit depuis quelques années sur les écrans de télévisions. En effet, le film de Morin met en scène un caméraman qui, pour l’émission de télévision Justice en direct, filme une scène de descente policière dans un appartement d’un quartier pauvre de Montréal. À l’intérieur de la piquerie se trouvent huit toxicomanes. La situation tourne en leur faveur et ils prennent en otage deux policiers et le caméraman. Par le biais de la caméra de télévision, les toxicomanes livrent leurs opinions, leurs histoires personnelles et leurs rêves déchus et c’est au public de décider s’il continue à les « mettre en danger » ou à ne plus les voir comme les déchets d’une société…

C’est à partir de cette armature dramatique de base que Morin construit le récit. Le voyeurisme étant devenu « très tendance » depuis quelques années, Morin confronte le spectateur à son propre désir de s’insérer dans la vie intime des quidams. Cependant, cette fois-ci, la rencontre entre spectateurs et sujets filmés ne se fera pas sans heurt. Parce qu’il montre l’événement de l’intérieur selon le point de vue des toxicomanes, accordant ainsi la possibilité à ces quelques individus, minorités rejetées par la société, de passer leur message et de rejoindre le public par le biais d’une fiction, le spectateur aura l’impression, plus que jamais, de ne pas contrôler le déroulement de cette rencontre.

Pour incarner les personnages, Morin fait appel à de vrais toxicomanes. Dans une entrevue accordée à la revue 24 images, Morin explique sa façon de mettre en scène les comédiens non professionnels :

En fait, je me demandais s’il n’y avait pas moyen de faire une espèce de lien entre le direct et la fiction, s’il n’y avait pas moyen d’aller plus loin en mélangeant les approches. Je me demandais s’il était possible de faire du docu-drame qui ne soit pas cucul, ou du ‘ reality show ’ qui ne tombe pas dans le ’ freak show ’. Et j’aimais l’idée de ne pas me contenter de filmer les gens, mais de les embarquer aussi comme coscénaristes. Parce que les faire se projeter dans un rôle, ça semblait la plus belle façon de pénétrer leur univers, de voir comment ils se voient, comment ils se rêvent… […] Artaud disait que le plus grand acteur était toujours la personne qui racontait sa propre histoire… [8]

L’implication des comédiens dans la mise en scène et le scénario leur a permis de s’exprimer dans leurs propres mots et ainsi de véhiculer leur message. Émergeante de cette implication, la relation entre les acteurs, narrateurs délégués et les spectateurs est explicite car c’est visiblement pour susciter l’attention des seconds que les premiers saisissent l’occasion de prendre la tribune. De façon claire, cette expérience à laquelle le spectateur est convié a une fonction nettement socialisante puisque par l’entremise du film, les toxicomanes invitent le spectateur à côtoyer leur univers et à comprendre un peu mieux pourquoi ils sont marginaux. Et cette invitation ne ressemble en rien à une visite guidée. De fait, on ne prend pas le spectateur par la main afin de lui faire doucement visiter l’enfer de la drogue, on lui colle plutôt la face directement dessus à l’aide de gros plans incisifs sur des scènes-chocs : injection de drogue, manque d’héroïne, déchéance jusqu’à la végétation, etc.

Cette expérience de l’autre par la performance d’acteurs crée un lien social entre l’auditoire et les figures représentées. La performance offerte, parce qu’elle se rapproche très justement de l’univers réel des toxicomanes, crée un sentiment d’inconfort chez le spectateur. C’est par le naturalisme inhérent aux différentes scènes que Morin accroche le spectateur; il interpelle chez ce dernier une attention presque perverse en l’insérant dans l’intimité de ces individus, tout en lui donnant un sujet propre à créer chez lui ce malaise qui habituellement lui ferait détourner le regard.

Cette stratégie de mise en scène rappelle le cinéma direct, notamment les films de Perrault, influencé par la tradition orale. Dans son texte « La Civilisation orale traditionnelle », François Baby démontre comment le cinéma de Perrault s’articule de la même façon qu’un conte folklorique :

Une des forces de Pierre Perrault, c’est d’abord de trouver pour chacun de ses films un sujet actiogène fort qui est de nature à amener les personnages qui s’y trouvent à pouvoir et à devoir performer à deux niveaux ou sur deux plans : En vivant ou en revivant pour les besoins du film certains fragments de leur vécu [et] en relatant ce vécu. [9]

On se rappellera, dans Pour la suite du monde, que Perrault et son équipe ont permis de faire renaître la tradition de la pêche aux marsouins en réanimant ce désir profondément enfoui chez les habitants de l’Île-aux-Coudres. La reprise de cette activité comme sujet de discussion a permis de capter par les images et les sons l’intimité de ces gens. Morin utilise la même stratégie pour construire son récit et toucher l’intimité des toxicomanes. Cependant, il tire parti d’un récit fictif qu’il propose aux comédiens. Le prétexte de la mise en scène conduit ceux-ci à se transformer en personnages, tout en construisant leur jeu sur leur propre vécu. En étant confrontés à une situation spécifique, laquelle suscite chez eux ce désir de crier qui ils sont, les masques de leurs personnages finissent par révéler leur vraie nature. Cette mise en scène qu’a instiguée Morin provoque une montée dramatique de la part des comédiens : lorsque Yellow provoque Mado en lui demandant ce qu’elle a subi, pourquoi elle en est rendue là et qui elle est, pour le bon savoir des téléspectateurs, Mado crie en larme : « Chus rien ! ». Cette dramatisation volontaire aurait sûrement à voir avec une fonction thérapeutique possible par le truchement de la mise en scène : si « le sujet retenu pour le film [est] fondamentalement et intimement relié au vécu des 'personnages' du film. […] Ce lien intime entre le sujet du film et le vécu de ses participants crée donc pour eux la possibilité de performer » [10]. Devant autant d’intensité, le spectateur ne peut rester indifférent et par conséquent participe activement à l’écoute de leur vécu.

L'UTILISATION DE LA CAMÉRA SUBJECTIVE

On retrouve dans le cinéma de Morin (films et vidéos) la présence récurrente de la caméra (La Réception, Windigo, Requiem pour un beau sans cœur, Yes Sir Madame !, Quiconque…, etc.) qui renvoie à la présence de l’auteur et affirme la mise en scène d’un point de vue. L’affirmation de cette subjectivité par l’implication directe d’une caméra (bolex, vidéo ou de télévision) agit comme médiateur entre les sujets filmés et les spectateurs. Si l’indifférence persiste de la part du spectateur envers les sujets filmés, Morin fait littéralement tomber les filtres en utilisant des adresses directes à la caméra. L’implication du caméraman - instance de monstration - dans le récit permet de transgresser les conventions cinématographiques du regard à la caméra, d’autant plus que ce regard est permis dans un contexte télévisuel. Dans le cas de Quiconque… c’est justement à l’institution télévisuelle, notamment à celle du reportage-choc, que les personnages s’adressent. C’est au « gars de la T.V. », à une institution qui a le rôle d’informer et même d’éduquer le public, que la critique des personnages se rapporte, tout comme le mentionne le personnage de Yellow : « On veut que pour une fois, elle montre les vraies affaires ». En apostrophant le caméraman de cette émission de télévision, les personnages veulent du même coup rejoindre le public qui regarde ces émissions. Ils portent donc leurs accusations contre le regard indiscret de ces émissions de reportage qui viennent capter des images des toxicomanes lorsqu’ils ont le front collé au sol, ce qui traduit d’emblée un jugement qu’ils regrettent.

L’utilisation du zoom, la présence de halos dans le cadre, les adresses directes au caméraman et la voix de celui-ci sont des indicateurs de la présence du monstrateur. Le point de vue subjectif pourrait, dans le cadre d’une narration classique, permettre au spectateur d’être intégré à l’histoire de façon plus « passive », d’entrer dans la peau de Sylvain, le caméraman, et ainsi fusionner avec l’image présentée. Or, bien au contraire, Morin renverse les règles des genres canoniques en refusant au spectateur cette facilité d’identification aux personnages et au récit et lui impose plutôt un regard critique devant ces images. Ainsi, le spectateur se distancie de ce regard subjectif pour mieux cerner le récit et adopter une attitude réflexive plutôt que passive.

[Les] regards et les paroles dirigés vers la caméra révèlent ce qui habituellement est caché, la caméra et le travail qu’elle accomplit; ils imposent également une ouverture au seul espace irrémédiablement autre, à l’unique hors-champ qui ne peut être transformé en champ, la salle qui fait face à l’écran ; ils en arrivent ainsi à opérer un déchirement dans le tissu de la fiction, par l’émergence d’une conscience métalinguistique – ‘ nous sommes au cinéma ’ – qui, en dévoilant le jeu, le détruit. [11]

Il n’y a donc plus de frontière entre le spectateur et les sujets filmés. Le dialogue est possible en s’adressant aux spectateurs, « en le regardant et en lui parlant de l’écran, comme s’ils voulaient l’inviter à participer à l’action » [12]. L’autre qui est à l’écran n’est plus un ' il ' impersonnel, il affirme sa subjectivité et implique, par ses interventions, la présence d’un spectateur. Par ce « geste d’interpellation : [il met] en cause quelqu’un en affirmant le reconnaître et en lui demandant de se reconnaître en tant qu’interlocuteur immédiat » [13]. Leur présence est complémentaire et donc nécessaire l’une à l’autre. Cette complémentarité débouche sur une double subjectivité ou plutôt sur une « intersubjectivité » [14], comme la nomme Émile Benveniste, dont la fonction permet d’opérer une « interaction » entre les deux partis. Ce mode communicationnel repositionne la réception du spectateur qui doit alors prendre conscience de sa lecture et être plus attentif aux énoncés des personnages puisqu’il fait, dans ce cas-ci, partie intégrante du récit.

DÉTOURNEMENT DES CONVENTIONS : AMBIVALENCE DE LECTURE

Sollicité par les personnages de façon directe (par les adresses à la caméra) et indirecte (par la performance du jeu d’acteur), le spectateur participe activement à la réception du film. De plus, dès la première scène du film, on installe le doute dans son mode de lecture en brouillant les marques d’énonciation. Le jeu naturaliste des comédiens et l’utilisation d’une caméra subjective sont des éléments formels et scéniques qui viennent corroborer l’ambiguïté de lecture propre à ce film. À la lecture de ces signes d’énonciation qui collent à une réalité envisageable, le spectateur peut se demander s’il s’agit d’un documentaire ou d’une fiction. À cela, l’esthétique de Quiconque… répond en relevant davantage du documentaire ou du reportage télévisé par la mise en scène d’une perquisition filmée dans le cadre d’une émission de télévision, mais le générique de fin, lui, avec les noms d’acteurs, confirme au spectateur qu’il s’agit bel et bien d’une fiction. Outre cette inscription formelle de fin de projection, aucun indice ne permet au spectateur de discerner le vrai du faux.

Cependant, l’instinct fictionnel du spectateur suscite chez lui un questionnement : est-ce que j’assiste à une « mort en direct » ou à une mise en scène ? Cette performance du réalisateur, qui tente de confondre l’auditoire en ne donnant pas de consigne de lecture précise, crée aussi un effet de distance par ce va-et-vient entre un mode de lecture documentarisant et fictionnalisant. L’utilisation ludique des règles de l’institution du film de fiction et du documentaire démontre que Morin possède son propre langage pour dialoguer avec le spectateur.

Roger Odin affirme que pour caractériser le type de lecture que le spectateur fait du film, il faut « se fonder, non pas sur la réalité ou la non-réalité du représenté, mais sur l’image que le lecteur se fait de l’Énonciateur » [15], donc de celui qui est à l’origine du récit filmique. Comme on l’a vu précédemment, l’armature du film est profondément ancrée dans le réel par la «performance en situation» des comédiens. Par conséquent, l’image que le spectateur se fait de l’énonciateur, dans ce cas-ci les narrateurs délégués, demeure confuse. Dans le film Quiconque…, la stratégie narrative de Morin est justement de solliciter le doute chez le spectateur entre une lecture documentarisante et fictivisante. Le spectateur, surtout s’il ne connaît pas l’œuvre et la manière de travailler de Morin, se demande si le discours est d’origine fictive, dans lequel cas il positionnera sa lecture en mode fictivisant, ou si l’instance d’origine est réelle, il construira sa lecture sous le mode documentarisant.

Dans un entretien pour la revue 24 images, Morin explique son rapport entre le documentaire et la fiction.

La frontière entre les deux ne m’a jamais semblé très claire. J’emploie ces termes-là parce que ce sont les seuls qui existent, mais, au fond, je ne vois pas vraiment de différence entre les deux. Même dans un documentaire classique, les gens jouent leur propre fiction. Et même les fictions les plus triviales documentent un aspect de la réalité. Le but de ce que je fais, c’est d’ailleurs de distiller le doute dans l’esprit du spectateur, doute sur la forme, doute sur le fond. [16]

Dès les premières scènes du film, le spectateur peut comprendre par la présence explicite du caméraman dans l’image que les images qu’il voit ont été tournées dans le cadre d’un reportage. Le système stylistique employé par Morin renvoie donc aux caractéristiques des documents de reportage telles que décrites par Roger Odin :

« - au niveau de l’image : flou, bougé, travellings cahotants, panoramiques hésitants, coups de zoom, ruptures brutales dans le déroulement des plans et dans l’enchaînement des séquences, longs plans-séquence, éclairage déficient, grain de la pellicule [ici vidéo]
- au niveau du son : timbre spécifique du son direct (par opposition au son de studio : absence de résonance), bruit, structures linguistiques de la parole “vive”…
- au niveau de l’image et/ou du son : adresse au cameraman (les personnages filmés regardent le cameraman, l’interpellent, le prennent à parti…)
». [17]

Selon Odin, ces marques d’énonciation produisent un « effet reportage ». Lorsqu’ils s’inscrivent dans un film de fiction, ces déictiques génèrent l’illusion que le caméraman vu à l’écran a capté ces images et ces sons dans une situation réelle. Par conséquent, la lecture du spectateur peut être ambiguë. Rappelons que les scènes présentées à l’écran relatent la prise d’otage de policiers et d’un caméraman par des toxicomanes. L’ambivalence entre réalité et fiction lors de cet événement et les conséquences qui suivent cette prise d’otage peut créer un sentiment d’inconfort chez le spectateur. Philippe Gajan, de la revue 24 images, explique ce sentiment d’inconfort : « Ce malaise naît de l’impossibilité pour le spectateur de se retrancher derrière une certitude, celle de pouvoir se dire : ‘c’est une fiction’ ou bien ‘ceci est la réalité’ » [18].

Le documentaire et la fiction ne font pas que partager le même film, ils s’entremêlent et forment un genre : docu-fiction, docu-drame, documentaire fictionnalisé (Gilles Marsolais les définit clairement dans son texte Les mots de la tribu [19]). Ici, il ne s’agit pas de rattacher Quiconque… à l’un ou l’autre de ces genres, mais bien de tenter de répondre à cette question : Pourquoi confondre les genres et qu’est-ce que cela apporte au propos? De même, on se demandera si le film aurait eu le même impact et le même lien avec l’auditoire s’il eut été une 'pure' fiction ?

La fiction absorbe le spectateur dans un univers irréel et répond à des besoins de l’imaginaire du spectateur. La fonction principale du film de fiction conventionnel est souvent celle du divertissement, du spectacle. Bien que la narration du film de fiction tente d’absorber le spectateur dans son récit par le seul fait d’y croire, une distance s’opère avec l’histoire par l’affirmation consciente, de la part du spectateur, que ce qui se passe à l’écran est fictif et ne le touche pas directement. Bien entendu le spectateur va suspendre son incrédulité et va « battre au même rythme que le film », selon l’expression d’Odin, mais tout en sachant que cela n’est que mise en scène et que les héros s’en sortiront indemnes, voire millionnaires (ex. Trainspotting).

Pour certains, le documentaire peut sembler froid et distant par le désir d’objectivité. Les témoignages des sujets filmés sont souvent faits sous forme d’entrevue, ce qui peut laisser le spectateur indifférent face à ce sujet qui n’attire peut-être pas d’emblée son intérêt. « Bien sûr le documentaire peut amener quelque chose, mais je me dis que ça n’existe pas le vrai documentaire, parce que tout nous documente sur tout. Quiconque documente autant les piqueries que le documentaire d’Anne-Claire Poirier » [20] affirme encore une fois Morin.

Le mélange entre le documentaire et la fiction peut répondre à la fois à ce désir d’imaginaire et à celui d’information du spectateur. Cependant, il n’offre pas au spectateur la rassurante conviction que ce qu’il voit et entend est «arrangé avec le gars des vues», pour reprendre le ton des propos du film. En ce sens, la stratégie narrative de l’ambiguïté du mode de lecture déstabilise la réception du spectateur. Cet effet de distanciation implique une relation particulière entre le film (et son énonciateur) et le spectateur. Ce mode de lecture centrifuge (par opposition au mode de lecture centripète qui captive le spectateur dans le récit) nourrit l’imaginaire du spectateur par son désir intrinsèque de se faire raconter une histoire, mais aussi le documente sur un milieu qu’il a rarement l’occasion de visiter de l’intérieur. Confronté à cette ambivalence, il en revient tout de même au spectateur de déterminer la part de réel et de fiction selon son propre point de vue.

CONCLUSION

L’utilisation de certains procédés formels et scéniques permet de créer une relation particulière entre le film et le spectateur. Dans Quiconque meurt, meurt à douleur, l’application de ces procédés crée une distance entre le spectateur et le récit. Cette distance est un effet construit par l’auteur pour entretenir une sorte de dialogue avec le spectateur. Robert Morin choisit ainsi de provoquer le spectateur pour stimuler chez lui une réflexion sur la situation mise en scène :

Pour moi, l’histoire idéale, c’est celle que le spectateur complète. Or, le cinéma, c’est surtout pas ça : on te donne toujours tout. Une des choses que j’ai essayé d’explorer depuis que je fais des vues, c’est de laisser des trous, des zones d’ombre qui obligent le spectateur à deviner un certain nombre de choses..

Cette citation de Robert Morin témoigne de ce désir d'« interagir » avec le public. En ce sens, la relation particulière entre la performance du réalisateur et les réactions du public correspond à une forme moderne de la tradition de l’oralité. Il serait intéressant de poursuivre l’exercice en ajoutant d’autres exemples de cette stratégie narrative dans le cinéma de Robert Morin. On pourrait y repérer ces mêmes traces de résistance à un cinéma plus hégémonique qui lui ne permet pas, selon Morin, de faire réfléchir le spectateur.


Bethsabée Poirier
Montréal, Juillet 2005

1 - À ce sujet on pourra se référer à l'ouvrage de Germain Lacasse sur les bonimenteurs : Le bonimenteur de vues animées. Le cinéma « muet » entre tradition et modernité, Québec/Paris: Nota Bene/Méridiens Klincksieck, 2000.

2 - Germain Lacasse. « Le cinéma oral au Québec », à paraître dans S.-A. Boulais et al., L’Écriture Cinéma au Québec, Canada, Archives des lettres canadiennes, 2003, p.10.

3 - Ibid, p.12-13.

4 - Abiyi R. Ford. « Du coin du feu à l’écran. Vers la synchronisation du cinéma africain à la culture africaine », dans Victor Bachy et al., Tradition orale et nouveaux médias, OCIC et FESPACO, Bruxelles, 1989, 147.

5 - R. Morin. « Entretien avec Robert Morin », 24 images, no 91 (printemps 1998), p.30.

6 - François Baby. « Pierre Perrault et la civilisation orale traditionnelle », dans Michael Dorland et al, Dialogue Cinéma canadien et québécois, Montréal, Médiatexte Publications et Cinémathèque québécoise, 1993, p.126.

7 - Ibid., p.128.

8 - R. Morin « Entretien avec Robert Morin », 24 images, no 102 (été 2000), p.6-8.

9 - François Baby, Op. cit., p.131.

10 - Ibid.., p.131.

11 - Francesco Casetti. « Les yeux dans les yeux », Communications (Énonciation et cinéma), no 38, 1983, p. 79.

12 - Ibid, p. 79.

13 - Ibid, p. 79.

14 - Émile Benvéniste. «De la subjectivité dans le langage», dans Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Paris, Tel, Gallimard, 1966, p. 266.

15 - Roger Odin. « Film documentaire, lecture documentarisante », dans Cinémas et Réalités, St-Étienne, CIEREC, 1984, p.264.

16 - R. Morin, « Entretien avec Robert Morin », 24 images, no 102 (été 2000), p.8.

17 - Roger Odin. Op. cit., p.273.

18 - Philippe Gajan. « Entretien avec Robert Morin », 24 images, no 91 (printemps 1998), p.31.

19 - Gilles Marsolais. « Les Mots de la tribu », Cinemas, vol. 4, no 2, 1994, p.133-150.

20 - R. Morin. « S’entêter à faire réfléchir. Entretien avec Robert Morin », dans Hors Champ.


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