Après la Seconde Guerre mondiale, au milieu des années quarante, l'on vit apparaître une vague cinématographique néo-réaliste. L'errance dans les décombres d'une société allait être à la base même de l'idée d'un regard porté sur les événements sans aucune possibilité d'action.  Quelques années plus tard, le regard du cinéaste fuirait, non plus les ruines des bombes, mais la décadence bourgeoise, celle de l'argent, qui avait créé la grande cité humaine, cette illusion de bonheur qui rendait l'homme minuscule, cet étouffement, cette nausée que seul le mouvement pouvait dissimuler.  En filmant cette désillusion humaine face aux fondations de la société actuelle, en filmant le regard sur ces mythes toujours plus hauts vers le ciel, le cinéaste abordait son art selon une vision contemporaine du monde et du cinéma.

Dans son film The Million Dollar Hotel, le cinéaste d'origine allemande Wim Wenders, allait relancer sa perception même de l'errance. Cette vision s'approprie à la fois le mouvement et l'incertitude du corps, à même le regard de la caméra qui, tel un spectre dans un monde étrange (en l'occurrence celui des hommes), va rechercher dans la ville un fragment de vie, un ridicule de beauté. Celui-ci, bien que totalement éphémère, apporte, dans cet univers de géants en béton et en or, une fuite par la poésie, par la puissance du mouvement.  Afin de bien démontrer cette réincarnation de l'errance par la caméra dans ce film de Wim Wenders, nous allons en premier lieu démontrer quelques enjeux majeurs de l'errance dans son cinéma contemporain : sa vision de l'automobile, son rapport face à la mort, son amour de la différence par le regard, son espoir et sa désillusion.  Ces connaissances face à l'errance contemporaine dans le cinéma nous permettront enfin d'aborder la restructuration de l'errance dans The Million Dollar Hotel. Cette réorientation cinématographique étant véhiculée par la remise en question du cinéaste face à son passé, par l'intériorisation du mouvement dans le film et par la réappropriation par la caméra de la structure de l'errance. 

Puisque le cinéma contemporain est très vivement relié au cinéma que l'on pourrait dire d'auteur, le fait de relier plusieurs films dans une même perspective cinématographique, en l'occurrence celle de l'errance, ne nous apporte que l'idée d'une base sur laquelle plusieurs cinéastes se rejoignent, bien que, par une approche, une vision, extrêmement différente du cinéma.  L'errance dans le cinéma ne se définit pas nécessairement par un style ou par une thématique bien particulière et définie. Elle se caractérise, bien au contraire, par une fuite, par un éclatement de genre visant à déconstruire les possibilités de l'homme dans un monde aussi pathétique où l'homme devient un mythe. Un peu comme dans le cinéma de Pierre Perrault qui, à la fin de sa carrière cinématographique, filme des oumigmagues comme s'il filmait des Indiens ou des gens de l'Ile-aux-Coudes.  Cette approche de l'homme dans sa tentative d'éloignement du réel, que l'on pourrait appeler quotidien ou routine, est à la base même de l'errance dans le cinéma contemporain.  Il ne s'agit plus seulement de filmer un voyageur désabusé, mais de filmer la désadaptation de l'être dans des perspectives sociales et culturelles urbaines.  Ce rapport contemporain avec l'homme en tant qu'être pensant, critiquant, se rapproche de l'errance en tant que mouvement de la pensée. Ce mouvement relance l'idée, non plus de l'idéalisation du monde, mais de l'idéalisation de la personne, de l'individu pour ce qu'il est, c'est-à-dire une « fin en soi » [1], et non plus ce qu'il est devenu, c'est-à-dire un corps mou en expansion, un univers personnel centré sur son nombrilisme et sur ses possibilités d'auto-Big Bang, une vision concentrée sur soi de l'infini, ce qui est totalement ridicule si l'on considère l'identification urbaine à la masse qui sévit depuis l'industrialisation sociale.

Dans son oeuvre en général, Wenders approche l'errance dans la ville par son rapport avec l'automobile qui, non plus vue comme un moyen de transport visant la réussite d'un trajet bien précis, apporte plutôt l'élément de base de la fuite du personnage.  Dans Les ailes du désir, la voiture est le lieu de rencontre des anges qui célèbrent le souvenir de l'instant, du «maintenant», si précieux à l'homme qui se rentre la tête dans le mur. C'est un lieu d'abandon du sacré et de louange de la rencontre du regard et du mouvement.  Dans L'ami américain, cette même automobile devient le cercueil de l'individu qui voit et touche la mort à chaque instant. Ce seul salut du ciel se moque de lui et le lance à la poursuite d'un rêve éphémère. Celui de l'argent et du bien être de ceux qu'il aime, ou bien tout simplement le rêve de l'aventure et de l'intensité du dernier soupir d'un homme autrefois prit dans un cadre, un cadre qu'il fabriquait lui-même dans un but d'isolation suprême, dans un but monétaire : la survie du corps et la noyade de l'esprit.  Le véhicule qui transporte l'errant devient chez le cinéaste une étoile filante, un spasme jouissant et regardant, toujours libre, toujours critique de l'éternel et de la soif du monde capitaliste.  Dans une voiture, le regard de Wenders se libère de toute contrainte, sa caméra prend tous les angles possibles sous son aile, ses personnages deviennent des tout-puissants minuscules, des êtres dans un flot d'illusions.

Dans les films de Wenders, la mort prend tout son sens.  Dans L'ami américain par exemple, l'homme qui, dans la maladie, reconnaît toutes ses possibilités de mourir, reprend le contrôle de sa destiné en fuyant toutes conventions sociales.  L'homme mort devient dans son dernier souffle de vie un errant magnifique, un « clochard céleste » pour employer l'expression de Kerouac, grand écrivain de l'errance américaine et père de la génération « Beatnik ».  Cette fuite de l'idéalisation sociale suite à une connaissance de la mort, peut-être connaissance unique dans l'état actuel des choses, devient, dans le cinéma de l'errance de Wim Wenders, un coup de poing à la gueule de la bourgeoisie inhérente à l'homme, mais, de laquelle il se libère ou se plaint, sans jamais y rester indifférent.  La mort qui suit l'errant dans les rues devient ce symbole qui pousse l'être à fuir, cette délivrance qui ne permet à l'individu-regard aucun repos ou désir de repos.  En observant les créations de l'homme, l'être devient la proie de ses réactions face à la cupidité et l'ironie d'un monde inutile. Cet univers en dépression ne peut rendre l'individu qu'il a créé aussi libre que les idéologies, les créations, les rythmes de pas sur un trottoir; que toute vision de l'individu qui observe, qui juge et qui cherche à suggérer une manière différente de voir les choses.

C'est ce «voir autrement» qui, dans le cinéma de l'errance de Wim Wenders, devient la possibilité de faire face à l'immensité des villes.  L'auteur suggère l'idée de voir comme un ange et de vivre comme un homme.  Ces anges qui, dans Les ailes du désir, posent leur regard sur les êtres qui les entourent illustrent ce regard nouveau, un regard épuré du quotidien, libéré de toute contrainte sociale, un regard qui jouit de sa vue, qui s'élève devant la majesté d'un mur, d'un corps, d'une possibilité humaine face à l'inexistence.  L'ange qui devient homme goûte, touche et sent la vie : la vie merveilleuse dans son rapport avec l'instant, la vie qui offre beaucoup plus que richesse, sagesse et mort prématurée, sans avoir jouit de l'immensité des sensations humaines en profitant du corps comme « portes de la perception » [2] qui, une fois caressées deviennent infinies.  Le regard sur les choses prend chez Wenders l'importance de la conscience du personnage en errance. Celui-ci est sans connaissance du caractère incroyable de la bêtise humaine et ne peut trouver de possibilités critiques à l'existence, cette foire des hommes qui, depuis Descartes, cherche à s'émouvoir de l'enfantement par éprouvette, de l'éclatement nucléaire, de la machine à vapeur, de cette science, à la fois magnifique et horrible, offrant à l'être la raison et la destruction, le cinéma et l'atomisation.  C'est par le « voir autrement », conscience des deux côtés de la médaille, que l'errant, chez Wenders, devient un ange, un mort, un homme, un infini en beauté, un infini pris dans l'étau de la raison du plus fort, du plus riche, du mieux armé, de celui ayant plus d'amis, plus de bombes; il est pris dans le rêve de l'Ouest, rêve pourri, rêve de jeunesse éternelle.

Malgré cette désillusion face à la conception sociale du monde, ce cinéaste de l'errance propose tout de même un certain espoir existentiel qu'il relie à l'individu.  C'est de cet espoir qu'il s'agit dans le documentaire Buena Vista Social Club.  En filmant des êtres libres, des musiciens, à la fois proches de la mort, mais conscients de cette perspective, et célébrant la vie ridicule qui s'offre à eux, ridiculisant à grand bruit de tambour et de piano, de trompette et de guitare, chantant l'espoir de faire trembler les murs en carton de leurs favelas, de créer un monde de musique aussi simple que grandiose, aussi musical qu'éphémère, un monde qui s'offre et qui ne bouscule plus, peut-être par épuisement.  Cet espoir, qui fonde l'errance dans l'homme, unique et seul, est à la base du cinéma de Wenders qui voit chez l'être humain le symbole de la toute-puissance. Il est incroyable : capable de jouir et de bâtir ainsi que de chanter et de prier, non plus un Dieu, mais un fragment de l'existence, un moment bien précis, un clignotement de l'oeil, un baiser, la perte d'une armure ou la possibilité de la caresse sur un corps.

Cette désillusion de l'idéal qui rend l'homme l'égal de l'ange, ce sentiment de perte de quelque chose qui, chez ce cinéaste, devient, pour emprunter les termes de Denys Arcand : « Le confort et l'indifférence », sont les clés du cinéma de l'errance, cinéma du regard et de la fuite, cinéma de la recherche d'un bonheur autre que celui dont on nous fait rêver, sans aucune autre solution.  Wenders, en filmant l'errance, filme la perte de l'identification à quelque chose de plus grand d'un point de vue social. Mais il filme ainsi un second niveau d'identification possible pour l'individu. Par l'errance, il filme le rattachement de l'être à quelque chose de beaucoup plus humain.  L'homme errant refuse l'image pour le regard, il rejette l'absolu pour l'infini, il prône l'altérité et le désordre qui bousculent la stabilité et relancent le mouvement, l'infini jusqu'au prochain contact.

Dans son film intitulé The Million Dollar Hotel, Wim Wenders restructure sa vision de l'errance vers l'idée de l'observation brute, portant le regard de la caméra errante sur ces choses inutiles, mais magnifiques par leur caractère éphémère. Sa redéfinition de l'errance, si chère à son cinéma des années soixante-dix, passe donc par une remise en question personnelle et cinématographique des bases de sa perception du monde, des objets et des corps.  L'impossibilité de s'en sortir que Wenders ressentit dans la création de son oeuvre de l'errance le conduisit à voir la fuite de ce refus de l'état actuel des choses par une intériorisation du mouvement.

Dans sa remise en question cinématographique qui prend place dans The Million Dollar Hotel, Wenders est porté à rejeter la fondation même de son idéologie de l'errance.  L'automobile qui, dans ses oeuvres précédentes,   était le symbole de la puissance du mouvement devient dans ce film une sorte de huis clos où les personnages demeurent dans l'ombre de leur semblant de pouvoir. Elle y devient un confessionnal, lieu d'altérité suprême de l'aristocratie qui se laisse bercer dans un but séducteur, mais aussi réducteur. C'est un véhicule où tout peut être dit, où tout prend son sens, malgré une certaine absence de celui-ci à première vue. L'automobile devient à l'image de la défaite de l'errance, il ne s'agit plus d'une évocation de la liberté de mouvement et de regard sur l'immensité, mais d'une forme de protection contre l'univers qui tourne autour et qui souffre par et pour la ville. Cet univers des êtres fous et émerveillés, du monde qui perd son sang, le temps d'une histoire que Wenders veut bien nous raconter.  Cette réorientation symbolique montrée par le cinéaste dans ce film démontre la fin d'une étape de l'errance sociale, mais aussi une redécouverte de celle-ci dans l'acte créateur même.  Wenders élabore déjà, par le rejet de l'automobile par rapport à l'errance, un refus de l'image même de l'errance des années soixante et soixante-dix qui est tombée sous le joug de l'immobilité et qui ne peut plus, sous sa forme traditionnelle, satisfaire les besoins du libre penseur.  Cette remise en question qui prend place dans le film peut aussi se ressentir par la perception qu'en offre Wenders par son nouveau point de vue face à la mort.  Après avoir pris conscience, par son regard errant sur le monde, de la fragilité du temps qui coule et fait couler avec lui les plus solides constructions de l'homme, Wenders rejette sa perception optimiste face à la mort et l'altérité d'un autre monde parallèle possible.  Son film, The Million Dollar Hotel, commence par le suicide de Tom Tom, acte d'innocence et d'incompréhension, à première vue, et non plus ce geste de délivrance face à un univers qui englobe et qui rase l'individu perdu dans ses propres conceptions de la vie pourtant si simple.  La mort ainsi apportée à l'errant, comme une idée qui lui passe par la tête en souriant du coin des lèvres, relance l'indifférence et la désillusion de Wenders par rapport à ce qu'il semblait considérer comme la dernière ouverture à la liberté de mouvement, la liberté de l'acte suprême qui, dans The Million Dollar Hotel, devient un geste banal et ordinaire, un geste de la normalité des choses. C'est cette approche de la normalité du côté insoutenable des événements de notre ère que Wenders apporte dans sa nouvelle conception de la mort. Il voit une fin désabusée dans cette mort, comme une idée, comme une autre des créations humaines. La fin est comme un gratte-ciel qui vrombit vers un ciel impur, rempli d'une beauté bleue qui semble fausse, d'une illusion portée encore plus loin que le bout de la route.  Cette maturité du cinéaste qui commence à voir plus loin que l'errance (l'on pourrait dire du cinéaste qu'il devient errance) se bute à la prise de conscience de la fatalité liée à la différence.  Cette fatalité autrefois louangée dans le cinéma de l'errance devient, dans The Million Dollar Hotel, une réalité insoutenable pour Wenders, ou, du moins, une façade à laquelle il ne veut plus s'identifier.  Ce refus de la fatalité, ce « voir au-delà du destin créateur », prend sa place dans le film selon une idéalisation apportée par Wenders du « freak », de la bête de foire qui devient, le temps d'un film, toute la réalité d'un monde burlesque et sans espoir autre que de voir la beauté du « rien » qui pend sous nos pieds, la perfection accumulée sous le ridicule et la misère.  En filmant le fou et le monstre comme s'il filmait l'immensité d'un décor urbain, Wenders apporte à sa vision du cinéma de l'errance une nouvelle utopie, ou du moins une nouvelle subjectivité liée à l'espoir de voir, dans le plus ignoble, ou le plus con des êtres, une profondeur incroyable, une immensité par en dedans qui ne peut qu'imploser ou bien laisser aller son flux vers une altérité de l'Intérieure.

C'est d'ailleurs vers cette intériorisation que Wenders relance sa perception du mouvement. Dans The Million Dollar Hotel, le corps de l'acteur n'est plus pris dans un mouvement de fuite ou d'errance car il devient lui-même mouvement.  En chorégraphiant les moindres gestes de ses acteurs qui se balancent ou restent frigides, le cinéaste en vient à créer dans ce film une vision charnelle de l'errance cinématographique.  Cette prise de possession du corps par le réalisateur démontre sa nouvelle conception de l'errance. Face à celle-ci, autrefois sans réponse, il démontre maintenant sa toute-puissance et ses capacités à combattre et à dire non à une perversion ambiante de son monde. Il ne fait plus que réfuter, il ébranle et critique, tout en essayant d'y apporter autre chose, une autre possibilité : celle du corps, de la chair, des sensations, du plaisir de l'oeil et ce, malgré toute cette merde en présence, ce ridicule au pouvoir qui s'étend depuis des siècles vers rien.  Ce contrôle du corps, dans The Million Dollar Hotel, représente cette intériorisation de l'errance qui est à la base de l'évolution de Wenders en tant que cinéaste, mais surtout en tant qu'être humain qui essaie de voir dans la souffrance la possibilité de nouvelles expériences.  C'est en poétisant cette souffrance dans laquelle il baigne malgré lui que Wenders redirige vers l'intérieur son errance cinématographique.  Cette approche en beauté du commun, des moeurs en splendeur de l'humanité, devient dans ce film une propagation du caractère merveilleux du regard qui se pose sur la pauvreté, sur les gens et sur la ville. Cette dernière devient, dans ce film, un univers complet, sans aucun besoin externe autre que le spectateur. Celui-ci regarde sans prétention, il éprouve et se laisse émouvoir, non pas par ses propres connaissances, mais par l'ensemble qui lui est présenté. Cette illusion réelle du monde qui devient histoire, par cette approche toute en grandeur et en fragilité qui, dans le film, prend l'étoffe d'un oeil qui se pose, qui cherche, qui caresse le temps, le corps et l'idée même de la vue pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une opportunité de voir et d'en souffrir, de regarder et d'en jouir. Car finalement, ce que Wenders nous offre, ce n'est rien d'autre que cette poésie du commun qui devrait être à la base même de la perception du monde quotidien : la beauté du fragment.  Mais comment se retrouver dans ce balancement pervers qui laisserait le spectateur moins têtu à la surface?  Wenders répond à ce problème par l'utilisation de la voix off dans le film.  Cette voix off, celle de l'idiot Tom Tom, transporte, tel un guide, le spectateur dans l'univers qui se crée et s'ouvre à lui. Cet univers tout en profondeur offre le regard, et, aussi, par la voix de l'acteur, une présence à laquelle s'identifier. Cette présence est elle aussi éphémère. Avec elle, le moment devient pureté. Le fou qui se balance dans le vide et auquel le spectateur s'accroche, le temps d'un saut vers un néant qui n'est plus qu'un souvenir d'une passion qui dure, soit la passion de Tom Tom pour cette femme nihiliste, ou celle du spectateur pour son propre voyeurisme.  Ce moyen de nous captiver par la voix qui erre dans un espace-temps pris dans de la pellicule devient une façon de voir l'errance vers une solution interne, de la fuite vers l'intérieur, vers la voix qui s'impose tout en laissant place au regard.  C'est en poétisant les corps et les moeurs des délaissés du monde moderne ainsi que la voix du suicidé (voix de la présence dans la tête et dans l'image) que Wenders aborde le mouvement si cher à son rapport avec l'errance de l'intérieur, un mouvement pris dans l'histoire, dans le regard, dans l'oreille, dans le fantasme du voyeur assis dans une salle noire de cinéma.  C'est ce mot que Wenders filme : « cinéma ». Un mot avec lequel il joue, mais aussi un mot qui l'amène à réfléchir sur son monde et surtout à en décrire un reflet bien précis, celui de sa passion du mouvement.

C'est cette passion pour l'acte d'errance même qui amène Wenders à prendre possession du mouvement de sa caméra, présence de son regard dans le film, de son oeil qui berce l'image à des fins non plus seulement esthétiques, mais archéologiques. Il entreprend une fouille dans un univers qui se cache, mais qui a pourtant tellement à offrir à la vision d'un regardeur en puissance, du spectateur de cinéma.  Dans cette réappropriation de l'errance par le dispositif filmique même dans The Million Dollar Hotel, Wenders démontre une extrême conscience de la mise en scène.  Chaque plan devient une prise de position dans le cadre, face à la fixité d'une ère supposée représenter la vitesse et la mécanisation des moeurs. Wenders devient, par ses choix de positions dans l'espace, une source d'errance, une errance non plus seulement par ce qui est montré, mais surtout par les moyens utilisés par le cinéaste pour les montrer.  Sa caméra devient une présence, un élément du décor qui, tel un ange, ou un Dieu, regarde pour un moment des êtres fragiles et merveilleux.  Wenders aborde ce film avec toutes les possibilités d'un créateur absolu, il cadre et décadre, centre et s'éloigne, car il en a le choix.  Ce contrôle absolu de son errance dans l'espace devient un regard qui se promène dans l'histoire, dans l'univers créé, dans la ville qui y trouve toute sa splendeur.  Wenders, aidé de sa caméra, regarde son monde qu'il fixe, qu'il illumine, qu'il observe comme s'il s'agissait de son dernier coup d'oeil.  La ville, dans ce film, devient le remède qu'il cherchait dans la fuite, chaque brique s'accroche à lui, chaque mur le retient et lui, léger comme une plume, continu son mouvement, sans s'arrêter, sans ralentir sauf s'il croit avoir trouver quelque chose.  Cette manière de photographier qui autrefois le repoussait, cette manière de s'agripper à des détails qui deviennent des images, est représentative du désir du réalisateur de montrer ce qu'il voit, la présence des choses et de la ville même. Cette dernière s'exprime sous les assauts citadins, sous le joug de la durée, qui la cache, mais si l'on a le talent nécessaire, la présence se livre d'elle-même et on l'appelle et la prend sans s'arrêter. Cette recherche de l'oeil cinématographique devient, sous la maîtrise et la passion de Wenders, une danse, une pulsion qui apprivoise l'errance et fait d'elle un mouvement pur.  La caméra devient donc, dans le film, l'extension du cinéaste, l'extériorisation de sa vision du monde et de l'errance qui s'amuse à s'étendre, à rire et à jouir de sa façon de voir les choses.  Wenders s'ouvre ainsi à une nouvelle perception du monde, une perception qui optimise ses craintes pour voir au-delà de l'errance qui rejette et la montrer qui cherche le bien dans le mal, qui cherche la beauté sous la surface en tristesse des choses.  C'est de cette quête de la verticalité du plan même, de cette profondeur dont il est question dans The Million Dollar Hotel.  L'élévation du plan jusqu'au niveau de l'oeil, l'extrême conscience du regard qu'il offre et qu'il expose à la gueule du monde, comme s'il criait : « regardez-moi! », « j'ai réussi! », « j'ai trouvé! ».  Cette élévation est à l'image de la nouvelle errance de Wim Wenders, une errance dans le plan, vers le haut, l'errance du détail qui fait de The Million Dollar Hotel un grand film contemporain, un film qui ne fait qu'offrir et dont le spectateur devient, face à tant d'intensité, quelque peu errant, un errant confortable, bien assis sur son siège de cinéphile, mais qui doit tout de même chercher par où se laisser aller.

C'est en transposant à sa caméra la vision de l'errance cinématographique contemporaine, en intériorisant sa perception du mouvement grâce à une remise en question face à son oeuvre passée, que Wim Wenders arrive à faire d'un film extrêmement visuel et perceptif une oeuvre de mouvement, d'errance, une suite logique et mature à ses films passés, une suite qui s'appelle The Million Dollar Hotel.  Un film où l'individu filmé n'est plus simplement errance, mais où le cinéaste est un regard qui cherche, se pose et se regarde lui-même en tant que partie d'un tout bien plus grand et monstrueux que la petitesse de notre champ de vision.  Wenders s'approche et s'éloigne le temps de raconter l'histoire, mais surtout de montrer cette histoire, de l'offrir à l'oeil de celui qui veut bien devenir errant pour un film

Bertrand Busson
Montréal, 2004

1 - L'évolution créatrice, Henri Bergson

2 - Le mariage du ciel et de l'enfer, William Blake

BIBLIOGRAPHIE

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