« Il faut ensuite avoir fondamentalement quelque chose à communiquer au plan subjectif, et il est essentiel de le communiquer dans un langage qui ait la qualité esthétique, soit la beauté des lignes, des couleurs et des formes. Mais quelle ambition, parce que c'est un art global, un art total. » [1]

Quelle ambition, en effet. L'idée elle-même, par contre, n'est pas neuve. Wagner, au 19ème siècle, aspirait déjà à la création d'une œuvre dite totale, mariant musique, chant, théâtre, architecture et peinture. Le souhait formulé par René Huyghe [2], esthéticien français réputé, semble faire écho à l'œuvre d'un cinéaste britannique qui n'a de cesse de pousser aux limites de la compréhension une recherche formelle commencée en peinture : « Je crois que chaque artiste rêve de renouveler les formes qui l'on précédé, mais je pense que très peu peuvent prétendre y arriver. Nous sommes tous des nains qui grimpons sur les épaules des géants qui nous ont devancés… » [3] Quand les médiums artistiques deviennent, entre les mains d'un artiste curieux, des instruments de recherche, alors on peut dire sans craindre de se tromper que la synthèse des arts est proche. Elle est pour le moment sur l'écran, à défaut d'être à nos portes.

Né en 1942, le cinéaste britannique Peter Greenaway est un cas relativement complexe d'excentricité picturale reconvertie dans le septième art. D'abord attiré par la peinture, il viendra au cinéma par le billet du film expérimental à la fin des années soixante. Windows est un délire narratif contrôlé sous couvert de "home movie", The Fall, un exercice maniaque sur l'alphabet et l'identité alors que A Walk Through H nous entraîne dans des lieux fictifs figurant sur de vraies cartes… Ces courts, moyens et longs métrages réalisés entre 1975 et 1980 ont en quelque sorte servi de terrain de jeux à Greenaway qui a, au passage, appris à maîtriser les différentes techniques inhérentes au médium cinématographique. L'utilisation du terme jeux n'est pas fortuite puisqu'on retrouve dans les œuvres de Greenaway un côté très ludique, voire polisson, qui vient alléger un contenu aussi structuré que baroque, hermétique diront certains. « Toutefois, mes intérêts ne sont ni politiques, ni même critiques mais esthétiques, et ma position est ironique. » [4] Ses films trahissent toujours une formation de peintre et l'étude de quelques-unes des entrevues qu'il a accordées révèle toute l'importance qu'il accorde à ce médium et la nécessité qu'il éprouve à l'intégrer à sa démarche de réalisateur. En parlant des œuvres de Velasquez, du Caravage et de Vermeer : « …elles enrichissent, elles élèvent…elles sont ce type de peintures qui vous font croire que la civilisation a atteint quelque chose d'essentiel. Pour moi, le cinéma s'est rarement haussé à une telle sublimité. » [5]. Le plan, la géométrie, la perspective, le cadrage, la couleur, la distanciation du regardeur le fascinent… Greenaway est un cinéaste de recherche formelle.

Cet essai sera l'occasion pour nous d'approfondir l'idée de l'artiste comme instrument de synthèse des arts, la peinture, le cinéma, le théâtre et l'opéra en l'occurrence. À défaut de traiter un mouvement ou une philosophie artistique, l'hypothèse que la synthèse réside dans la démarche du créateur sera défendue. L'œuvre de Greenaway étant aussi riche qu'exigeante, la recherche tournera principalement autour d'un film, son plus touffu et, paradoxalement, son plus accessible : The Cook, the thief, His Wife and Her Lover, réalisé en 1989 [6].

Pour être en mesure de bien cerner le thème central, à savoir la synthèse, trois sous-thèmes seront développés : l'aspect technique du film, c'est à dire l'utilisation très pointue qu'il fait de la caméra (un pinceau?), puis la forme qui y est développée, notamment dans l'utilisation expressive de la couleur et les références (très nombreuses) à d'autres artistes, tant cinéastes que peintres que compositeurs et bien sûr son opinion sur la question de synthèse en guise de conclusion.

Voyons d'abord l'aspect technique du film : la caméra, ou plutôt l'usage qui en est fait. On est à des lieues du cinéma commercial, tant par la mise en scène, en apparence (techniquement parlant) très épurée, que dans la facture générale du film, facture d'une richesse étourdissante. Greenaway n'a recours à aucun mouvement de caméra tape-à-l'œil, pas plus qu'à un montage clipé comme c'est aujourd'hui presque toujours le cas. Il est fascinant que des décors aussi chargés où se déroule un conte moral d'une telle sauvagerie nous soient montrés avec une telle économie de moyens. Nous entendons par économie le fait que Greenaway utilise exclusivement les travellings latéraux et des montées verticales - en excluant bien sûr quelques gros plan obligés - sans plongée/contre-plongée ou angle de prise de vue insolite. Un minimum d'effets pour un maximum d'impact. Et la synthèse dans tout ça ? La démarche de Greenaway est, que l'on y adhère ou pas, des plus singulière. C'est en son sein que la synthèse s'opère : « Quand on fait du cinéma, le moment le plus passionnant c'est celui de l'élaboration conceptuelle : les processus intellectuels et affectifs se rejoignent en une sorte d'extase, qui est proprement incommunicable. » [7]

Il ne faut pas se leurrer, rien n'est ici accidentel. Le choix technique "limité" mentionné précédemment n'est pas la marque d'un réalisateur paresseux, au contraire. Tâchons de bien comprendre notre bonhomme. Greenaway avoue avoir une grande admiration pour Antonioni, cinéaste italien ayant expérimenté plus souvent qu'à son tour (Blow-up et Zabriski Point, surtout). Le premier est fasciné par les chorégraphies visuelles orchestrées par le second qu'il élève au rang de modèle. Pourquoi alors se limiter à des mouvements finalement horizontaux et verticaux quand les possibilités sont si vastes ? Pourquoi raconter une histoire très visuelle en ayant recours qu'à deux types de mouvements ? Chez Greenaway, chaque film est l'occasion d'explorer une idée formelle et The Cook… ne fait pas exception. Qui a développé tout un système plastique reposant principalement sur la notion de verticalité/horizontalité ? Mondrian, bien sûr. Raisonnement culotté ? Comment se nomme le restaurant où toute l'action se déroule ? Le Hollandais, en français dans la version originale anglaise [8]. Le peintre est d'origines néerlandaises - l'actuelle Hollande étant la plus riche région des Pays-Bas - et le mouvement artistique qu'il contribuera à fonder, De Stijl, est le plus souvent associé à ce pays par opposition au constructivisme russe et au Bauhaus en Allemagne ayant évolué en parallèle.

Est-ce dire que le film de Greenaway est une œuvre néo-plastique ? Techniquement, oui. Quand on connaît toutes les possibilités techniques offertes par le septième art aux réalisateurs curieux, ou souffrant d'un mauvais scénario (ça n'est ici bien sûr pas le cas), on peut légitimement s'interroger sur les motivations de Greenaway. Le clin d'œil à Mondrian est évident, les décors monochromes venant nourrir cette référence. Technique et forme sont donc ici intimement reliés.

Mais au fait, qu'en est-il de la forme à proprement parler chez ce cinéaste touche-à-tout ? Certes, il ne faudrait pas réduire sa démarche à un simple exercice de style mêlant peinture et cinéma, Greenaway allant beaucoup plus loin dans la fusion des médiums. Le théâtre et l'opéra occupent ici une place de choix. Le film s'ouvre sur des dalmatiens fouillant des déchets. Il s'agit bien sûr d'un clin d'œil amusant au film A Zed and Two Noughts (1985), indice que l'auto-citation aura sa place dans le film. On ne s'attarde guère car la caméra a tôt fait d'amorcer son ascension. Une verticale parfaite nous laisse voir la structure (De Stijl) métallique sur laquelle repose le décor où l'action se déroulera. C'est une scène. Nous sommes au théâtre. Un chant céleste s'élève, des personnages costumés façon 17e siècle apparaissent… Serions-nous à l'opéra ou alors dans une peinture de Rembrandt (encore un hollandais…) ? Toutes ces réponses sont bonnes. Nous sommes dans un film de Peter Greenaway, cinéaste aimant brouiller les pistes, cinéaste cultivé, cinéaste épris d'art sous toutes ses formes… cinéaste se plaisant à fondre les médiums en un amalgame aussi riche que complexe. Les faits sont là, éloquents : voici une œuvre faisant techniquement - et explicitement - référence à Mondrian, visuellement à Rembrandt (outre les costumes masculins, notez la murale dans la salle à manger) dans un décor d'opéra semblant se prolonger à l'infini, à l'instar des nombreux drapés ; un film interprété de façon quasi théâtrale par des comédiens pourtant chevronnés et habillés par nul autre que Jean Paul Gaultier. Ne parlions-nous pas de synthèse ?

La couleur est l'une des clefs de voûte de cet univers tarabiscoté. L'emploi que Greenaway en fait est très particulier, c'est-à-dire qu'il l'utilise davantage comme un peintre que comme un cinéaste, sans souci de réalisme. La cuisine est verte, la salle à manger est rouge et la salle de bain est blanche. Monochrome jusque dans les éclairages et les tenues d'Helen Mirren. Oui, si elle est dans la cuisine, sa robe sera verte, mais dès qu'elle aura franchi le seuil de la salle à manger, elle sera rouge. En ce sens, Greenaway viole allègrement une convention tacite du cinéma mainstream recherchant avant tout l'authenticité (sic). Or voilà, il fait preuve d'intégrité dans sa démonstration. Car que pouvons-nous tirer du film sur un plan, disons, philosophique ? C'est tout simplement l'illustration du combat entre la connaissance et la médiocrité qui nous est montrée. Les personnages sont des symboles : le voleur (Michael Gambon), représentant la médiocrité, tuera l'amant, représentant la connaissance, mais sera à son tour vaincu par sa femme-caméléon [9] ayant goûté au savoir. Le cuisinier (Richard Bohringer) ? C'est le spectateur silencieux qui prendra finalement parti. Arrêtons ici l'analyse cinématographique puisque c'est la démarche synthétisante qui nous intéresse ; le but étant simplement de montrer que chaque choix formel a un sens et qu'il s'inscrit dans un univers très structuré où rien n'est fortuit.

Greenaway est un artiste refusant de dissocier sa production cinématographique de sa production picturale. Pour lui, les deux vont de paire, l'une venant nourrir l'autre et vice versa : « C'est précisément par son aspect éphémère que le cinéma relève de la tradition - vieille de 2000 ans - des arts plastiques occidentaux. » [10] C'est un créateur utilisant toutes les ressources dont il dispose, ou plutôt toutes les ressources l'intéressant, qu'il juge pertinentes dans le cadre d'un projet X. La peinture est une ressource. Il puise dans son œuvre, mais aussi dans celle des autres, les idées qui seront plus tard développées sur pellicule. C'est par l'amalgame de références théâtrales, littéraires, picturales et cinématographiques que s'opère une fusion. Certes, Greenaway admire Antonioni, mais fait aussi référence à Hitchcock par l'emploi du faux plan séquence, nous faisant voyager avec fluidité d'une pièce à l'autre. Le Maître avait expérimenté à grands frais avec ce procédé en 1948 pour le film Rope… d'après une pièce de théâtre. Les discours se rencontrent, se mélangent et on assiste à la naissance d'un nouveau paradigme qui ne vivra peut-être que le temps d'une œuvre, ici d'un film. Éphémère. Greenaway n'aspire pas, du moins le croyons-nous, à donner des réponses ; il explore des pistes, invite à la réflexion. C'est un penseur-cinéaste… entre autres choses. Les citations "culturelles" nourrissant son œuvre ne sont pas là pour épater la galerie (ou lui donner des maux de tête), elles semblent plutôt être pour Greenaway une nécessité ; un lexique complexe où l'on s'en va puiser les termes essentiels à la composition d'un discours. D'autres les ont inventés, jadis, mais ils sont toujours là, vestiges faiseurs de sens.

« Notre projet commun consisterait à développer nos différentes formes artistiques en les combinant. Le rêve fait par Wagner de l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk), c'est le cinéma qui l'a réalisé. C'est la forme artistique la plus complète, la plus élaborée, puisqu'elle a recours aussi bien au langage, qu'à la musique, aux images et aux sons. » [11]

Nous sommes-nous égarés ? Le cinéma en soi, quel qu'il soit, est-il forcément art-synthèse ? Le choix de se pencher précisément sur un cinéaste, en occultant donc les autres, suggérait implicitement que pour nous, tous les réalisateurs ne peuvent prétendre à la synthèse. Faisions-nous erreur ? Question d'appréciation, sans doute. Il faut prendre parti comme le cuisinier de l'histoire. Pour nous, The Cook, the Thief, His Wife and Her Lover est une œuvre, The Sound of Music est un produit de studio. La recherche formelle est omniprésente dans l'un et exempte l'autre. Là réside peut-être l'une des différences majeures entre le cinéma d'auteur - voire d'art et d'essai - et le cinéma dit commercial. Ne levons cependant pas trop vite le nez sur le second, il a quand même son rôle à jouer : « Je suis un paradoxe vivant. Un cinéma d'auteur comme le mien n'existe que parce qu'il est subventionné par l'effort hollywoodien. Les gens vont d'abord voir les films hollywoodiens. Et s'il s'y ennuient, ils cherchent autre chose, et c'est moi qu'ils viennent trouver. » [12]. Comme il serait agréable qu'en définitive, l'Histoire donne raison à la morale du film de Greenaway : Hollywood (le Voleur) supplantée par le cinéma marginal (l'Amant). Il faudrait pour cela que les spectateurs aient le bon sens de la Femme de l'histoire…

François Lévesque
Montréal, 2004

1 - René Huyghe dans Paroles de l'art de Normand Biron, page 59.

2 - Né en 1906, René Huyghe est nommé conservateur au Louvre dès 24 ans. Il y deviendra sept ans plus tard conservateur en chef des peintures. Il a depuis dirigé de nombreuses revues artistiques, publié quantité d'ouvrages de référence, fondé la Fédération internationale du film sur l'Art, est membre de l'académie française et a été président du Conseil des Musées nationaux en France.

3 - Peter Greenaway dans Voir, hors série #1, Nos 100 films préférés, page 63.

4 - Peter Greenaway dans Peter Greenaway de Daniel Caux, page 92.

5 - Idem, page 119.

6 - Résumé apparaissant sur la jaquette du film : " L'histoire se déroule au restaurant Le Hollandais, géré par Richard (le cuisinier) et régulièrement visité par son propriétaire, le prétentieux et cruel Albert Spica (le voleur). La principale cible des abus verbaux de Spica est Georgina (sa femme) qui s'éprend de l'un des clients du restaurant, Michael (son amant). Une passion clandestine se développe entre Georgina et Michael, passion qui est silencieusement observée par le cuisinier… mais qui sera bientôt découverte par l'outrancier voleur! "

7 - Karine Saporta/Peter Greenaway, page 127.

8 - À noter qu'aucun des personnages n'est Hollandais…

9 - Comme chacun sait, le caméléon change de couleur pour s'adapter à son environnement et ainsi échapper à ses prédateurs.

10 - Peter Greenaway dans Karine Saporta/Peter Greenaway, page 121.

11 - Idem, page 141.

12 - Ibid.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages pertinents :

BIRON, Normand, Paroles de l'art, Montréal, éditions Québec/Amérique

CAUX, Daniel, Peter Greenaway, Paris, éditions DIS, VOIR, 1987.

CIXOUS, Hélène, Daniel Dobbels et Bérénice Reynaud, Karine Saporta/Peter Greenaway, Paris, éditions Armand Colin, 1990.

DÜCHTING, Hajo, Delaunay, éditions Taschen, 1994.

GREENAWAY, Peter, Papers, Paris, éditions DIS, VOIR, 1990.

GREENAWAY, Peter, 100 allégories pour représenter le monde, Paris, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1998.

PASTOUREAU, Michel, Bleu, Paris, éditions du Seuil, 2000.

PINEL, Vincent, Écoles, genres et mouvements au cinéma, Paris, éditions Larousse, 1998.

SPROCCATI, Sandro, Guide de l'art, Paris, éditions Solar, 1992.

TRUFFAUT, François, Hitchcock/Truffaut, Paris, éditions Gallimard, 1997 (réédition).