Un écran bleu et une scène énigmatique. Entre les planches espacées d'une grange bancale, le visage d'une femme, déformé par l'incrédulité et l'abjection. Au clair de la lune imperturbable, les coups de pelle sur le dos de l'homme et ses murmures implorants, l'instant d'un souffle : " Gilberte… Gilberte… ". Puis, un air, presque rédempteur, un chœur de voix féminines qui s'élèvent alors qu'en gros plan, l'homme meurtri se relève péniblement, pour ne plus ramper sur le sol, avec les animaux.

Dès ses premières notes éthérées, le générique du Marais nous aspire malgré nous dans un univers où la réalité et le fantastique ne forment plus qu'un hybride étrange, un monde peuplé des spectres de notre imaginaire folklorique, de figures familières qui composent néanmoins, dans l'insolite, un univers étranger et innommable. Des plans successifs du marais en fondus enchaînés et des travellings languissants dévoilent d'emblée le caractère intemporel et insaisissable du film. Puis, un plan d'ensemble. Une rue de terre battue qui s'échappe d'un village, une forêt épaisse et, en arrière-plan, toutes transcendantes, les tours d'un palais telles que l'on en retrouve qu'en Europe de l'Est. Une voix s'élève, parmi le murmure de la foule des villageois : " Repentons-nous, expiez vos péchés! Seigneur pardonnez-moi, j'ai commis des horreurs. Nous sommes des pêcheurs repentons-nous… " On reconnaît l'homme de la toute première scène, Pépé (Gabriel Gascon). Le voile est ainsi levé, d'emblée, sur la notion du péché, de la mémoire et du passé, que l'on traîne comme autant de blessures incurables. Dans Le Marais, les fautes des personnages sont originelles, stigmatiques; elles sont de celles qui s'inscrivent dans les corps et qu'il nous faut expier toute une vie. Nguyen met ainsi en scène un "village de consanguinité", lieu maudit où le passé opaque des hommes est à l'image du présent, dissimulé, au propre comme au figuré, derrière un brouillard malsain et inquiétant. C'est en dissipant peu à peu ce brouillard et en installant chez ses personnages la double quête d'un passé signifiant et d'une existence au-delà de la contingence, que Nguyen tisse la trame du Marais.

Ulysse (Paul Ahmarani) et Alexandre (Gregory Hlady) mènent une existence tranquille, partageant une cabane en retrait du village, échouée à l'orée d'une forêt épaisse ou s'étendent les eaux bourbeuses d'un marais. Jusqu'au jour où Gilberte, une femme du village, disparaît mystérieusement. Qui a tué Gilberte? Et où est-elle disparue? Les doigts crochus et les regards torves se pointent sans hésitation vers les deux reclus, que l'on soupçonne de trafic louche avec les démons, gnomes et autres créatures sordides qui peuplent soi-disant les marais. Les hommes du village, aux visages bruns et sales et aux langues tout aussi corrompues, se rassemblent pour jaser et ajouter un peu plus à cette haine déjà effervescente des deux étrangers. Pendant ce temps, aux abords du marais, dans l'univers qui, comme scindé du village semble littéralement appartenir aux deux marginaux, Alexandre découvre le corps de Gilberte, traîné là par le véritable coupable du meurtre. Avant de le déposer dans le marais, il effectue sur le cadavre, à sa manière, les " derniers sacrements "; un rituel étrange évoquant notamment le coït, et impliquant des cris et des chants gutturaux. Quelques jours plus tard, le corps refait obstinément surface sous les pluies diluviennes, et devient présence incriminante pour Alexandre et Ulysse. Cependant, Nguyen trompe les attentes du spectateur en donnant un tout autre sens à la présence de ce corps et en reléguant à l'arrière-plan l'énigme entourant la mort de Gilberte au profit de l'enquête sur les origines d'Ulysse qu'Alexandre, explorateur et alchimiste, a recueilli quand il n'était qu'une masse remuante de chairs difformes.

Pour créer le personnage d'Ulysse, Nguyen affirme s'être inspiré d'une légende selon laquelle le Diable serait devenu figure du Mal après avoir été rejeté et envoyé aux enfers par Dieu à cause de son apparence mi-animale mi-humaine. Dans Le Marais, Nguyen reprend et transforme le motif du rejet et du corps anthropomorphisé. Au départ, Ulysse - un homme marginal de par sa sensibilité aux arts et à la nature - et l'homme-chèvre devaient être deux personnages distincts. Or, Nguyen a finalement opté pour un personnage qui incarnerait à lui seul toutes les caractéristiques de ces deux esquisses. Ulysse, personnage complexe, porte donc en lui le paradoxe de cette double nature tout en incarnant la victoire du corps humain sur le corps animal. Les avortons de cornes, bosses qui saillent de part et d'autre de son front, et son pied-bot, sont les seules traces visibles de ses origines douteuses. Or, ce ne sont pas tant ses difformités physiques que son attitude différente et marginale qui alimente la haine et la suspicion des villageois. Ulysse, tout comme Alexandre d'ailleurs, est en effet bien différent des hommes du village, bûcherons rustres régnant sur une société que nous devinons aisément machiste et patriarcale. Il incarne la position de l'artiste et ce qu'elle implique, menant une existence silencieuse en marge de tout, soumise à la contemplation émerveillée des choses les plus simples et au désir presque viscéral de créer et de transformer la matière pour lui donner un nouveau souffle. C'est ainsi qu'il sera emmené à reconstruire un corps de sirène pour le cadavre de Gilberte, un corps qui, pour elle comme pour lui, sera échappatoire. La hantise de son propre corps déjeté, qu'il parviendrait peut-être à oublier s'il n'était sans cesse alimenté par le regard plein de mépris de l'Autre, n'échappe ainsi jamais à Ulysse, qui sculpte des marionnettes difformes pour ne plus être le seul à habiter un corps tordu. Pour fuir la contingence de ce corps "intersticiel", Ulysse joue aussi les monstres dans un petit théâtre pour enfants, s'invente un masque qui puisse justifier ses blessures existentielles et les rendre normales aux yeux de tous, y compris lui-même. " J'suis fatigué d'être un monstre ", se confie-t-il un jour à Alexandre. Et Alexandre de lui répondre : " Tu es un comédien, Ulysse, un excellent comédien. "

Tout au long du film, Nguyen privilégie l'utilisation des longs plans tournés en caméra fixe, laissant place à un investissement de l'image par le regard. Il en résulte d'un rythme lent et posé de l'action, qui fait notamment contraste avec une bande sonore aux accents plutôt effrayants, de laquelle s'élèvent des voix poignantes et dramatiques sur fond de grondement apocalyptique. Cette esthétique de la lenteur confère également aux gestes d'Ulysse et Alexandre une ampleur cérémoniale qui rend palpable l'impression de rituel. Ainsi, lorsque Alexandre expérimente une invention qui permet de couper la " tête " d'un œuf à la coque, chacun de ses gestes est fétichisé à l'extrême par une caméra qui partage (et encourage) la fascination du spectateur, de l'ouverture attentive de la boîte jusqu'à ce que l'homme la dépose dans l'armoire. Le motif du rituel revient ainsi à quelques reprises, notamment entre Alexandre et Ulysse, conférant une dimension spirituelle athée à la relation qu'ils entretiennent et les isolant encore plus du monde extérieur. Cette spiritualité incroyante fait également contrepoint au portrait acerbe que Nguyen dresse de la chrétienté. Celle-ci, à grands coups de fouet par-dessus l'épaule de Pépé, figure du Père rongé par la culpabilité, est encore une fois dépeinte sous l'angle de la répression et du fanatisme malsain. Le parricide, qui n'est pas sans rappeler le sort que connaît l'Église catholique au Québec, représente ici encore la seule délivrance possible à l'emprise inexorablement exercée par la figure du Père. Le triste sort d'Ulysse est profondément lié à cette Église impitoyable qui l'a rejeté enfant, dégoûtée par son corps déformé.

Le film, d'abord tourné en format 35 mm, a été transféré en numérique pour bénéficier du meilleur de ces deux mondes. Grâce à la colorisation, Nguyen crée un univers visuel à mi-chemin entre la réalité et le fantastique, un monde de couleurs vives et terreuses, de beauté et de laideur, de naturel et de surnaturel. Ainsi, alors que certaines couleurs sont ravivées, notamment celles des fleurs qu'Ulysse utilise pour décorer le cadavre de Gilberte, d'autres sont reléguées à divers tons de gris, effacées, symbolisant peut-être le monde de l'oubli. La manipulation de l'image n'est qu'un des nombreux procédés employés par l'auteur pour créer un univers à part entière. Le monde du Marais, unique, se distingue autant par le récit que par l'image de tout ce que l'on a déjà vu dans le cinéma québécois. Nguyen, qui a lui-même écrit le scénario de son film, utilise la puissance évocatrice des mots pour ajouter à l'ambiance féerique du récit. Ainsi, le facteur demande un jour : " Ulysse, pourquoi as-tu toujours les cheveux comme une botte de foin? ". Et Ulysse, de lui répondre le plus sérieusement du monde : " Ce sont les elfes. Quand je dors, ils jouent avec mes cheveux. "

Le tout premier long-métrage de Nguyen constitue un geste de création particulièrement audacieux. Rares, en effet, sont les films d'ici qui osent rêver un peu et s'égarer à l'extérieur de la sphère de la réalité palpable. Bien que l'histoire du Marais soit censée se dérouler en Europe de l'Est, le spectateur québécois reconnaît sans conteste le paysage d'ici et cela peut, s'il est de ceux qui ont mis leur imaginaire au rancart, en être agacé. Ces mêmes spectateurs, insensibles au climat fabuleux du film, réfuteront peut-être le côté fantastique du Marais, se limitant selon eux à la brève éruption d'un gnome et à l'apparition sporadique d'une sirène, qui, figure diaphane et éthérée flottant dans les airs, ne correspond pas à l'idée que nous nous faisons communément d'une sirène. Ceux qui voudront ainsi à tout prix situer Le Marais, que ce soit géographiquement, théoriquement, théologiquement, socialement ou symboliquement, n'aimeront sans doute pas, puisque Nguyen a choisi de créer un univers qui, bien que cohérent en lui-même, demeure innommable. Autant d'images fragmentées et fragmentaires s'y unissent, symptômes de l'imaginaire encore libre d'un jeune créateur : des personnages qui parlent un français aux accents étranges, des rituels qui s'apparentent aux arts martiaux sans en être, des chants gutturaux rappelant les chœurs amérindiens, un théâtre des bois et ses marionnettes tordues, des gnomes, des sirènes, des religieuses chastes, des filles de joie, des hommes et leurs péchés. L'hétérogénéité du film nie à la base tout effort de classification. On ne regarde pas Le Marais pour en tirer des conclusions univoques ou documentaires, mais bien pour le plaisir de se laisser dépayser.


Anne-Michèle Fortin
Octobre 2002 - Montréal