1999. Robert Lepage, cinéaste avant-gardiste québécois élabore le découpage technique de Possible Worlds grâce à une toute nouvelle invention de son cru, le story-board 3D. Pour la première fois, après plusieurs années de tergiversations et de travail sur le dispositif, le cinéaste et homme de théâtre contourne un problème intrinsèque à cette étape essentielle de la pré-production cinématographique: la rigidité du story-board. Pour le metteur en scène qu'il est, habitué à visualiser le produit final au fil d'un travail évolutif avec la matière même, acteurs et décors physiques (ce qu'on appelle le «work in progress»), il est frustrant, pour se la représenter, d'emprisonner une mise en scène vivante dans un médium statique. Le story-board traditionnel, qui présente plan par plan le film en images fixes, ne permet pas de visualiser une scène dans son intégralité et, surtout, de partager une vision mouvante avec d'autres. Il ne peut illustrer ni les déplacements du profilmique, ni ceux de la caméra. Le story-board 3D, quant à lui, permet tout ça, et bien plus : grâce à ce nouvel outil, il est également possible de visualiser les différentes possibilités de mise en scène (éclairages, mouvements des personnages, mouvements de caméra, montage, etc.) de façon entièrement « virtuelle », comme on peut le faire au théâtre. Eurêka!

Trois ans plus tard, In Extremis Images, la boîte de production de cinéma indépendant de Robert Lepage, lance Anamorphoses [1] dans le cadre du Forum des Nouvelles Écritures de la 31e édition du FCMM. Mario St-Laurent, producteur délégué pour In Extremis Images, et Marc Beaudet, chargé de projet chez Turbulents, nous présentent ce site Internet sans précédent, qui, en prenant pour modèle à décortiquer le film Possible Worlds, se dédie entièrement à la démystification du processus de production cinématographique. Comble du bonheur, le site met également à la disposition des internautes un modèle réduit du story-board 3D tel qu'élaboré et employé par Lepage lors du processus de création du film. Le site, développé par les Turbulents, une petite compagnie formée de trois acolytes aux talents divers [2] (Marc Beaudet, Pierre-Benoît Lemieux et Benoît Beauséjour) à qui l'on doit également la réalisation du site Internet d'In Extremis Images, est le résultat de cinq mois de travail intensif de visualisation, de recherche, de rédaction et de programmation. Anamorphoses couvre, en plus de 1000 capsules d'information réparties sur 600 pages Web, le processus de création cinématographique, de la pré-production à la post-production. Ces capsules recèlent une multitude de photographies, d'illustrations et d'entrevues avec divers actants du processus de création du film de Lepage, regroupant ainsi de nombreux médiums pour le plus grand plaisir intellectuel et ludique de l'internaute. On s'attarde autant sur le processus du casting - illustrant, extraits vidéos des auditions à l'appui, pourquoi on a finalement choisi Tom McCamus plutôt que Randy Hughson [3] pour incarner le rôle de George aux côtés de Tilda Swinton - que sur celui de la distribution du film. Au passage, le site fait ainsi la lumière sur les multiples étapes de la production qui, pourtant intéressantes, demeurent généralement méconnues des profanes. « Je suis certain que 90% des gens qui vont visiter le site se savent pas ce qu'est un assistant-réalisateur, quel est son rôle, qu'est-ce que Jean Benoît, assistant-réalisateur de Possible Worlds a fait auparavant et quelle a été sa contribution au film », affirme Mario St-Laurent, producteur délégué chez In Extremis Images.

Là où Anamorphoses, selon Mario St-Laurent et Marc Beaudet, se distingue des autres sites Internet traitant de la création cinématographique, c'est par son point de vue de l'intérieur sur chaque étape de la production. Anamorphoses nous montre l'avant, l'après et le pendant, le work in progress¸ focalisant sur l'évolution d'une idée et sur l'incidence du travail de chacun des actants de la chaîne de production sur l'évolution de cette idée. Ce faisant, le site expose également les choix auxquels le réalisateur est confronté au fur et à mesure que l'œuvre cinématographique prend forme. On a également, au fil de la création du site, intégré beaucoup de contenu qui ne se rapporte pas directement au film de Lepage, que ce soit sur JUMP, un programme d'aide aux jeunes en mathématiques fondé par John Mighton, ou sur Brecht ou Tarkovski, dont les travaux ont influencé la vision de Robert Lepage. L'internaute qui navigue sur le site passe ainsi successivement de la théorie à la pratique, participant de façon virtuelle à la complexité et à la versatilité de la création cinématographique.
Pour faciliter l'accès à un volume si imposant et éclectique d'informations, le site est divisé en sept grandes sections dont chacune résume une étape-clé de la production cinématographique. En optant pour une mise en pages dépouillée (mais non simpliste), les créateurs s'assurent que la forme ne l'emporte pas sur l'information véhiculée. Tout effet « tape- à-l'œil » est donc évacué. C'est dans le contenu que ça se passe. Et ça se passe très bien. Pour mettre à la disposition de l'internaute un volume impressionnant d'informations tout en s'assurant qu'elles demeurent aisément accessibles, Pierre-Benoît Lemieux, à la direction artistique, opte finalement pour une configuration en pop up. Toute l'information disponible est alors rendue visible et l'internaute peut surfer d'une page à l'autre sans perdre son chemin.

La cerise sur le sundae, le clou du spectacle, c'est bien entendu la huitième section du site, soit le module interactif, qui se veut également être une plate-forme d'échanges pour les internautes. On y retrouve bien sûr le story-board 3D, mais également un forum de discussions pour les internautes les plus fervents. En téléchargeant Shockwave Macromedia et le plugiciel Flash, le plus commun des mortels peut s'improviser monteur. Il n'a qu'à choisir parmi la banque de scènes en 3D mises à sa disposition, puis à placer la caméra à l'endroit désiré en segmentant les plans comme bon lui semble avec pour seule contrainte la durée assignée à la scène. Non seulement peut-il avoir une vision et la réaliser, mais, parallèlement au désir exprimé par Lepage avant la création de cet outil révolutionnaire, il peut également la partager avec les autres internautes. Ce n'est certes pas Final Cut Pro, mais l'outil donne une idée concrète du travail de découpage des scènes et ouvre la voie à d'autres initiatives du genre, qui viseront peut-être elles aussi, à l'heure où la vidéo numérique rend la création accessible à tous, la démocratisation du cinéma.

Anamorphoses est présentement accessible en anglais et en français, et sera prochainement traduit en espagnol. On espère bientôt une « distribution internationale » du site, qui ne serait sans refléter le ton universel de l'œuvre de Lepage, lui-même bourlingueur assidu. D'ici là, les créateurs d'Anamorphoses attendent avec appréhension la réaction des publics québécois et anglais plus particulièrement (Robert Lepage est assez connu chez nos cousins Britanniques, où il a beaucoup œuvré dans le domaine du théâtre). Une chose est certaine, c'est qu'un tel site donne une nouvelle visibilité au cinéma indépendant québécois. Si le site se base a priori sur l'œuvre de Robert Lepage, il n'est pas sans mettre en relief une nouvelle industrie du cinéma en effervescence et qui, avec des budgets inférieurs à ceux des producteurs mainstream américains ou européens, génère des œuvres audacieuses qui se démarquent par une perception visionnaire et universelle de la création, et qui, somme toute, n'ont rien à leur envier.


Anne-Michèle Fortin
Octobre 2002 - Montréal



1 - www.anamorphoses.com

2 - Aidés pour l'occasion de nombreux collaborateurs, dont Mylène Myriam Chollet, rédactrice des quelques 1000 capsules du site (pour un total de 40 000 mots!) et William Paul Sullivan, spécialiste du logiciel d'animation Macromedia Flash MX, pour ne nommer que ceux-ci.

3 - Randy Hughson avait incarné le personnage de George sur les planches à Toronto dans une prestation saluée par les critiques.