Phénomène marginal confiné aux sous-sols des banlieues, divertissement de masse où se verront exacerbés les mêmes éléments attractifs souvent reprochés au cinéma populaire, autant de prétextes qui longtemps auront relégué l'étude du jeu vidéo à une poignée de geeks, probablement les mêmes qui peuplaient ces sous-sols à l'époque de sa première éclosion, au début des années 80s. Totalement écarté jusqu'à très récemment des institutions sérieuses, si ce n'est pour appuyer les nombreuses campagnes de dénigrement grâce à de savantes études psychologiques, prouvant hors de tout doute que les jeux électroniques en question formaient une jeunesse meurtrière et irresponsable, le phénomène apparaissait comme tare ultime de la société de divertissement, excroissance culturelle aux effets secondaires néfastes. Le joueur, désormais dépourvu d'intérêt pour ses études, le travail, la réalité même, devient l'être asocial par excellence, junkie nouveau genre, victime d'une industrie naissante. Dans le domaine du divertissement de masse, le jeu vidéo aura finalement conquis la part du lion. Des premiers fabricants, peu sont encore dans la course pour réclamer leur part d'un marché qui dépasse les vingt milliards annuellement.

Le jeu vidéo s'inscrit pourtant dans une problématique plus large qui récupère à maints égards des considérations déjà formulés pour l'ensemble des moyens de représentation dans un registre fictionnel. Par conséquent, il ne faudrait pas mal jauger son importance, ce qui implique que son étude ne devrait pas être cloisonnée et faire table rase des réflexions antérieures ou insister sur une rupture dont le pierre d'assise serait l'interactivité enfin acquise. Le jeu vidéo n'est en fait qu'un à-côté, un aspect sans doute gênant de l'anticipée révolution qui titillait les futurologues et inquiétait les auteurs de fiction spéculative bien avant l'invention du premier ordinateur. Mais il est sans doute aussi un aspect privilégié dans la mesure où il se présente de manière beaucoup plus concrète et fait fi du discours éthéré qui accompagne cette révolution. Il n'hérite cependant pas moins de l'aura qui entoure les représentations numériques. La technologie connue du public sous l'appellation « réalité virtuelle » remet à l'ordre du jour le mythe de la reproduction totale du réel, qui entraînerait l'immersion complète de l'utilisateur. Dans cette acception précise de l'art total, le dispositif de représentation peut enfin s'effacer totalement et laisser place à une expérience multisensorielle, apte à reproduire la réalité en fournissant à l'appareil perceptif humain des stimuli qui reproduiraient fidèlement ceux fournis par l'environnement immédiat. Cette utopie première possède bien sûr un penchant dystopique qui n'est pourtant pas simplement son antithèse ; les deux versions considèrent la reproduction du réel comme une finalité imminente des dispositifs représentationnels. La version dystopique se distingue au niveau des conséquences de cette révolution ; la reproduction du réel ne peut qu'engendrer une aliénation massive de l'humanité qui dès lors ne pourra plus discerner le réel de la représentation [1].

À la suite de Ryan, et pour bien marquer la pérennité d'une appréhension qui autrement pourrait être conçue comme une invention de l'ère numérique, nous proposerons de subsumer la vision dystopique actuelle sous le concept englobant du syndrome Don Quichotte. Comme le note Schaeffer : « la vision dysphorique de l'avenir « cybernétique » est largement empruntée aux accusations traditionnellement formulées contre la fiction » [2]. Le protagoniste de Cervantès est un cas idéal dans la mesure où il exemplifie les deux critiques principales qui engendreront la polémique antimimétique depuis Platon : l'effet d'entraînement et la confusion réalité / représentation. En effet, Don Quichotte s'auto-proclame chevalier errant et accommode le monde environnement aux impératifs de sa quête. Cette aliénation est causée par son engouement pour les romans de chevalerie. Si un pauvre paysan peut faire abstention de la défaillance iconique d'une représentation langagière au point de subir une immersion à ce point aliénante, le cheminement des représentations numériques vers l'iconicité parfaite laisse supposer une transparence totale, sans conscience aucune du dispositif derrière la représentation, et par conséquent une immersion complète de l'utilisateur qui risquerait d'autant plus l'aliénation. La force immersive d'une représentation serait donc proportionnelle à son degré d'iconicité et l'immersion exclurait à priori toute conscience du médium de la part de l'utilisateur pendant l'expérience. Le point de vue de Gombrich résume bien cette conception : dans une représentation, selon lui, l'attention du sujet se porte soit vers le support, soit vers la chose représentée ; les deux aspects s'excluent et s'occultent mutuellement. Bien entendu, l'immersion ne peut être envisagée que lorsque l'attention du spectateur est dirigée vers la chose représentée. Notons au passage que cette opposition vient renflouer la polémique art noble / art populaire ; les représentations misant sur l'immersion sont souvent taxées d'illusionnistes et tendraient à manipuler le spectateur. L'état d'immersion est ici considéré comme un phénomène néfaste qui équivaut sensiblement à un état d'hypnose favorisant le lavage de cerveau, puisqu'il induit la passivité chez le spectateur, ne lui demande en somme que de gober sans réfléchir. L'activité intellectuelle semble endiguée par l'immersion et ne reposerait en somme que sur des procédés auto-réflexifs incrustés dans la représentation. Ryan ouvre une piste pour expliquer cette conception : « what can be said about immersion in a textual world except that it takes place? The self-explanatory character of the concept is easily interpreted as evidence that immersion promotes a passive attitude in the reader » [3].

L'objectif du présent travail consiste à mettre à l'épreuve cette conception, en dehors de toute approche polémique entretenue encore aujourd'hui sur les dispositifs de représentation et ainsi tenter de mieux saisir les phénomènes d'immersion dans le cadre pragmatique de la fiction. La transparence accrue des nouveaux médias numériques, via une interaction de moins en moins symbolique, une représentation navigable, confère-t-elle à ces derniers un pouvoir immersif inconnu à ce jour ? Nous poserons plutôt comme hypothèse de travail que, loin d'être irréconciliables, les phénomènes d'immersion peuvent s'accommoder d'une certaine conscience du médium, qui plus est, être renforcés par cette même conscience à un niveau bien précis. Phénomène complexe et pluriel, émergeant selon différentes modalités, l'immersion ne repose plus ici singulièrement sur une représentation illusionniste toujours plus fidèle au réel, mais requiert comme le souligne Murray une construction active de la part du spectateur utilisateur. D'emblée, précisons deux définitions génériques. Pour Ryan, l'immersion survient lorsqu'un sujet est confronté à un univers textuel dégageant une certaine autonomie, une logique qui lui confère une vie interne. Pour Schaeffer, le même terme désigne une variante de l'attention cognitive. Le trajet proposé exige cependant de grimper les échelons progressivement, à partir de l'idée reçue de l'immersion soulignée plus haut, c'est-à-dire une sensation de présence provoquée par un « gobage » perceptif, jusqu'aux définitions mentionnées. La perception d'un réel factice serait-elle la condition nécessaire et suffisante pour engendrer l'immersion ?

Au niveau strictement perceptif, est-ce qu'une reproduction fidèle du réel, sans marques énonciatives du médium quelles qu'elles soient, serait le vecteur ultime d'immersion, vers lequel tendraient les dispositifs de représentation ? À défaut d'avoir sous la main ces dispositifs qui combleraient éventuellement tout le spectre du sensible, nous devrons nous rabattre sur la représentation audiovisuelle. Au demeurant, les gants à retour d'effort ne sont pas encore au point et les dispositifs de réalité virtuelle misent principalement sur la reproduction tridimensionnelle de l'espace et du son. Mais peu importe les modalités perceptives reproduites, puisque la reproduction procède toujours de la même façon, c'est-à-dire par production de mimèmes, entendu à la suite de Schaeffer comme une unité de ressemblance dans une relation d'imitation. Significatif pour notre étude, le fonctionnement des représentations audiovisuelles implique une exagération de ces mimèmes. Comme le note Schaeffer :

« La motivation principale de tous les progrès dans le domaine des techniques cinématographique semble en effet avoir été - plus que le souci de « fidélité reproductive » - la volonté de saturer les films de mimèmes hypernormaux, au niveau de l'image (exagération des contrastes lumineux, de l'éclat ou des contrastes des couleurs, etc.) comme à celui de la bande-son (il suffit de penser au Digital Dolby caractérisé par une exagération systématique des effets de réverbération sonore et de l'amplitude des fréquences basses pour provoquer un effet de réel) » [4]

Le recourt aux mimèmes hypernormaux, loin d'être un simple effet de mode, nous renseigne en fait sur le mode de fonctionnement des représentations. Non soumis à une quelconque fidélité reproductive pour induire l'immersion, il tire profit des exagérations à différents niveaux. Les contrastes lumineux et le travail sur les couleurs engendrent une certaine schématisation de l'image qui répond à l'impératif de déchiffrement à travers un réseau de lignes de force. Les mimèmes hypernormaux constituent aussi un vecteur indispensable dans les phénomènes de transfert perceptif au cinéma. L'exagération, combinée à un choc visuel ou sonore, permet le bon fonctionnement des leurres préattentionnels qui font reculer le spectateur sur son siège avant qu'un frein moteur ne vienne inhiber la réaction physique. Ces réactions témoignent d'un effet de présence ressenti par le spectateur, mais d'emblée notons que cette présence ne peut être assimilée à l'immersion, du moins si l'on admet le critère énoncé plus haut : la non-conscience du médium. En effet, l'intervention d'un frein moteur ne peut qu'inévitablement équivaloir à un dur constat du statut feint et médiatisé de la représentation qui a engendrée le transfert perceptif. Ne te jette pas à l'extérieur de la salle en criant, c'est arrangé avec le gars des vues (mais tout de même, laisse toi avoir par le prochain leurre préattentionnel). La conscience du médium ne semble donc pas empêcher le bon fonctionnement d'une immersion au stricte niveau perceptif. Une représentation plus transparente eu égard au réel, lorsque introduite au public, ne manquera pas d'attirer l'attention, provoquant par la même occasion la visibilité des mêmes signes qui à priori sont considérés plus fidèles à la réalité qu'ils représentent [5]. Bien sûr, les mimèmes hypernormaux seront éventuellement intériorisés par le spectateur, mais l'exagération n'est pas simplement reléguée au second plan dans ce processus d'intériorisation ; « Ces exagérations ont souvent une fonction de compensation perceptuelle susceptible de favoriser l'immersion psychologique » [6]. Ils permettent en somme la création active du monde représenté par le spectateur en renforçant au niveau synesthésique les modalités perceptives qui ne sont pas directement suscitées par la représentation. Ainsi, des indices purement visuels de profondeur et de volume permettent la création mentale d'un espace tridimensionnel, qui acquiert ainsi une dimension quasi tactile, effet renforcé dans les dispositifs de réalité virtuelle ou encore dans les jeux-vidéo intégrant les mêmes moteurs 3D, puisque ces objets peuvent désormais être contournés par l'utilisateur [7].

Comme le suggère Schaeffer, combler la perception en soi n'est pas suffisant pour engendrer l'immersion. Ce seul critère évacue une dimension proprement cognitive. Afin de bien marquer l'insuffisance d'une immersion strictement perceptive, nous examinerons dans un premier temps quelques procédés présupposés plus immersifs justement parce qu'ils comblent la perception de l'utilisateur et lui permettraient de s'incarner dans un sujet percevant, son adjuvant diégétique. Le roman offre quelques exemples d'une narration à la seconde personne. Ce procédé peut effectivement offrir une alternative symbolique de la perception au lecteur qui, dans un premier temps, sera vraisemblablement apostrophé par la narration, s'identifiant au protagoniste au point d'assimiler les descriptions en tant qu'émanation d'un point de vue qui serait sien. Pour le dire en termes schaefferien (sans pour autant se limiter aux dispositifs fictionnels qu'il met en place ; lui-même avoue pleinement le caractère incomplet de sa catégorisation. Voir pp. 243-258) : ce vecteur d'immersion (simulation à la fois de la perception, d'actes mentaux, et substitution d'identité physique ; la particularité du procédé vient justement du fait qu'il simule symboliquement par l'intermédiaire du langage, misant sur son pouvoir d'évocation, et substitue l'identité du lecteur sans recourir à la personnification en acte, comme au théâtre) propose au lecteur une posture d'immersion qui est celle d'un sujet percevant. Si notre critère demeure toujours la perception, ce procédé devrait se positionner comme l'un des plus immersifs à un niveau strictement littéraire. En théorie du moins ; « the immersive power of the second person is often a short-lived effect. When the shock of the initial identification wears off, second-person fiction tends to be read like a third-person narrative » [8]. Ryan met ici de l'avant la persistance des schémas intériorisés par le lecteur, à savoir, en ce qui concerne le roman, la narration à la troisième personne. À la limite, la non-familiarité de ce procédé littéraire vient miner la puissance immersive envisagée d'après la posture d'immersion qu'il induit.

Ce premier exemple n'est cependant pas à l'abri de toute critique, précisément parce qu'il traduit la perception par un intermédiaire linguistique. Soit. Tentons l'expérience avec une représentation fondée sur des mimèmes strictement audiovisuels. Sans se lancer dans une discussion de fond sur l'adéquation entre la narration à la seconde personne et la caméra subjective au cinéma, retenons ce dernier procédé puisque lui aussi répond au critère qui nous intéresse pour l'instant : la capacité à combler la perception. À ce titre, la posture d'immersion est encore celle d'un sujet percevant, mais la caméra subjective ne tire pas profit de tous les vecteurs énoncés ci-haut ; la simulation d'actes mentaux n'est pas un des points fort de la seule monstration, en particulier lorsque cette dernière se sera limitée au même point de vue subjectif tout au long du film [9]. De tels exemples sont rarissimes dans l'histoire du cinéma et à défaut de cas plus récents et bien documentés, nous devrons nous rabattre sur l'exemple canonique : Lady in the Lake de Robert Montgomery (1947). Une fois de plus, il serait légitime d'attribuer à une telle procédure la capacité d'accroître l'impression de présence éprouvée par le spectateur. Dans les faits, les témoignages soulignent l'échec du film et de ce procédé au niveau de l'immersion. « First-person point of view allows the user to gain maximum immersion, but it is difficult to portray certain types of action, like a kiss or a punch. The spectator/user never gets to see the expressions and actions of the protagonist she embodies. [...] The lack of reaction shots of the main character has an alienating effect » [10]. Mentionnons à nouveau, pour expliquer l'échec immersif du procédé, sa non-familiarité. Mais McMahan souligne ici un facteur important : l'absence de plans de réaction, et suggère par la même occasion les avantages qu'offrent une multitude de postures d'immersion.

Pour faire le pont et mettre un peu plus en échec cette conception première de l'immersion, fondée sur la reproduction sensible du réel, nous proposons maintenant d'effectuer le cheminement inverse, c'est-à-dire de démontrer la force immersive de procédés jugés à priori moins immersifs parce qu'ils mettent en échec la perception. Prenons un cas extrême : le jump-cut. Arrêt senti de l'image mouvement, la force distanciatoire attribuée à ce procédé semble incontestable. Sa réhabilitation dans le cinéma de fiction par Godard n'est pas passée inaperçue, mais s'il est aisé d'admettre l'effet de rupture provoqué par les scènes hachurées de À bout de souffle [11], il serait beaucoup plus problématique d'associer définitivement le procédé avec cet effet. D'une part le spectateur contemporain s'est habitué soit à passer outre des coupes n'ayant plus comme finalité première de rendre le montage transparent, soit à consommer un film expressément pour ses effets déstabilisants tels leurres préattentionnels et mimèmes hypernormaux évoqués plus haut, auxquels nous pouvons maintenant ajouter le montage épileptique. D'autre part, nous pouvons maintenant mettre à l'épreuve des types d'immersion qui ne reposent pas strictement sur l'aspect perceptif. Même en faisant abstention de l'intention du réalisateur (qui irait certainement de pair avec les propos à venir, considérant son implication, au niveau conceptuel, dans le montage de The Limey et son intérêt pour Resnais, qui renvoient justement, pour répliquer à une affirmation faite un peu plus haut [12], à une simulation d'actes mentaux par un jeu sur la monstration), l'utilisation du jump-cut dans Traffic (Soderbergh, 2000) peut être envisagée à un niveau immersif et non distanciatoire.

La scène en question tourne autour du personnage de Michael Douglas. Le personnage a été introduit au spectateur par l'entremise de sa nomination à la tête du DEA. Au moment précis du film qui retiendra ici notre attention, par contre, s'adjoint au conflit officiel qu'il entreprend positivement un conflit personnel qui ralentira ses élans opportunistes et/ou patriotiques. Les deux conflits se soudent lors d'une scène qui a pour fonction narrative de confirmer une information sans doute déjà envisagée par le spectateur : les déboires de la fille de Hudson (Douglas) compromettent sa position et il tente d'étouffer l'affaire. L'avocat chargé de la besogne fait cependant réaliser à Hudson que sa fille n'est peut-être pas aussi clean qu'elle le lui a laissé entendre. Conjuguant toutes ses considérations, le spectateur est bien armé lors de la scène suivante qui nous présente Hudson en plan serré sur la banquette arrière, conduit à son prochain rendez-vous officiel. Il fixe l'extérieur, mais aucun plan subjectif ne vient préciser ce qu'il observe, précisément parce qu'il n'observe rien en particulier ; il est retiré, inattentif, et ressasse mentalement la mise en garde de l'avocat parmi tant d'autres préoccupations, sur lesquelles s'attardent vraisemblablement le spectateur au même moment ; le plan rapproché assume pleinement ici sa fonction psychologisante traditionnelle. Beaucoup moins classique, par contre, une voix-off (qui n'en est pas une : il s'agit de celle de Hudson) se fait entendre, discute de considérations strictement pragmatiques, qui réfèrent au travail du protagoniste. C'est à ce moment précis que survient le faux raccord.

La saute cherche-t-elle, ou plutôt provoque-t-elle, la mise à distance du spectateur ? Plusieurs réceptions pourraient être envisagées pour ce passage précis, mais nous nous centrerons sur un effet possible qu'il serait en mesure d'actualiser. Considérant les informations divulguées au spectateur et énoncées ci-haut, ce dernier bénéficie pour mieux recevoir le faux raccord d'un indice d'association créé par la narration : Hudson est inquiet et songeur, puis retombe subitement dans des considérations beaucoup plus concrètes et immédiates (son travail). Tirant profit de la fonction psychologisante du plan rapproché et de cet indice, la saute vient mimer le dur retour à la réalité éprouvé par le personnage. Le procédé est considéré à un niveau immersif précisément parce qu'il communique au spectateur, et c'est bien ce qui provoque les réticences, un effet déphasant vécu par le personnage, propulsé hors de son monde intérieur par des considérations plus pragmatiques. La narration tient pour rôle de faire sentir la vie intérieure tourmentée, crédible, autonome du personnage. À la suite de Ryan, nous pourrions évoquer ici une immersion émotionnelle [13]. Pour le dire en termes sémio-pragmatique : les rapports diégétiques focalisés autour du personnage de Hudson calquent les rapports entretenus par le spectateur avec la représentation filmique, créant ainsi, au moins potentiellement, une mise en phase. Sitôt admise la conception première de l'immersion introduite dans le cadre de ce travail, nous sommes confronté au paradoxe suivant : des procédés supposés plus immersifs en fonction de leur capacité à combler la perception mettent en échec l'immersion, mais plus significativement, des procédés qui briment la perception favorisent dans certains cas l'immersion psychologique [14]. Notons au passage les correspondances entre nos conclusions et celles de Jost en regard d'une théorie de l'énonciation au cinéma. Les marques énonciatives du dispositif cinématographique, dans l'acception première de cette théorie, brimeraient la capacité du spectateur à se concentrer sur la chose représentée - pour reprendre les termes de Gombrich - et ainsi endigueraient toute immersion. Jost présice qu'« Il n'est pas possible de repérer dans les films l'équivalent de ces indicateurs qui, dans la langue, renvoient au locuteur. Tel plan [ou procédé] « transparent » dans tel film sera repéré comme une trace de l'énonciateur dans tel autre » [15]. À défaut donc d'avoir isolé des techniques de représentation inexorablement immersives, force est de constater l'insuffisance du critère perceptif pour discuter in extenso des phénomènes d'immersion et de plonger dans une dimension proprement cognitive que nos remarques sur la non-familiarité de certains procédés auront introduite.

Pour engager l'appareil cognitif, un dispositif de représentation se doit d'élever une structure conventionnée, intériorisée et facilement reconnaissable par l'utilisateur. Cette structure médiatise le rapport cognitif au monde à défaut de pouvoir reproduire ce rapport dans toute sa complexité. C'est dans cette optique qu'on peut parler d'effet de réel. Il s'agit en effet de créer l'adhésion non pas en imitant le réel, mais bien le discours dominant sur ce réel. Les romans qui récupèrent le discours historique sembleront inévitablement mieux ancrés dans une certaine réalité. La représentation numérique en constante évolution est à ce titre un objet privilégié pour l'étude de tels effets ; elle rend prégnante le processus par lequel les représentations acquièrent leur crédibilité, et ce à plusieurs niveaux. L'image de synthèse ne manque pas, encore aujourd'hui, d'attirer l'attention parce que trop propre, trop lisse, trop « parfaite ». Supposons la reproduction imminente du réel perceptible par l'imagerie synthétique. Comme ce fut le cas pour les images en mouvement, la puissance mimétique accrue du dispositif ne provoque pas une immersion psychologique en soit, mais profite aux phénomènes de leurres préattentionnels à travers une conscience toujours aiguë du médium. Dans la présente transition du photographique au synthétique, les infographistes auront misé sur la familiarité du spectateur avec le premier paradigme pour pallier les lacunes figuratives du second. Bien qu'à la base notre perception ne les subissent pas, ou du moins pas de la même manière, l'image de synthèse a bénéficié récemment de l'intégration toujours plus fidèle d'effets tels reflets de lentille et flous provoqués par un mouvement rapide, conséquence directe de la vitesse d'obturation des caméras. L'adhésion est renforcée par la présence de mimèmes perceptifs propres au dispositif de représentation visuelle le plus répandue ; la caméra et ses « défaillances » ont été parfaitement intégrées et sont reconnues par le spectateur, lui permettant de réactiver le fonctionnement cognitif approprié.

En théorie, l'image de synthèse peut présenter un événement sous des angles jusqu'alors inimaginables pour des praticiens qui composent avec la matérialité de leur appareil de captation. Mais les jeux-vidéo, bénéficiant en grande majorité d'un moteur 3D qui restitue l'action en temps réel, se sont montrés réticents à exploiter les possibilités de ces moteurs. Prenons l'exemple du jeu de sport : la plupart se limitent strictement à calquer la présentation télévisuelle. Thierry Lounas note : « Se rapprocher de la télévision, c'est de toute évidence chercher à être un peu plus réaliste, en ajoutant à l'effet de réalité (la perfection du dessin) un effet de réel, qui est un effet de reconnaissance et qui consiste à s'aligner sur la représentation la plus répandue, celle de la télévision » [16]. On intègre ici des mimèmes discursifs (discursifs en ce sens qu'ils renvoient à une structure conventionnelle intériorisée) propres à la captation du réel. Ces effets de reconnaissance jouent à plusieurs niveaux : représentation, captation, mais également au niveau fictionnel. La fiction a mis en place une structure conventionnelle qui sert d'alternative symbolique à l'implication émotive et temporelle de l'utilisateur. Ce genre d'implication joue un rôle clef pour engendrer une immersion psychologique profonde.

Le jeu d'aventure graphique a depuis ses débuts mis à profit un effet de reconnaissance fictionnel, entre autre en misant sur le dialogue pour développer une histoire autour d'un protagoniste incarné par l'utilisateur. Ce genre en particulier mise sur la résolution d'énigmes via un répertoire d'action plus élaboré que celui offert dans les genres orientés vers l'action, ce qui implique, du moins pour les concepteurs initiaux, de mettre en place une interface d'interaction lourde ; le répertoire d'action (regarder, prendre, utiliser, ouvrir, parler, etc.) est affiché à l'écran, parfois de façon iconique. Le joueur doit amasser des informations qui l'orienteront pour utiliser au bon endroit les objets trouvés au fil de sa quête, et qu'il garde en permanence « sur » lui. Traditionnellement, un écran d'inventaire est accessible au joueur en tout temps pour lui indiquer les objets qu'il a en sa possession. Cette interface est manipulée par le joueur à l'aide d'une souris et d'un pointeur-écran. Considérant l'idéal de transparence qui persiste parmi les créateurs de jeux-vidéo [17], cette interface met de l'avant, comme le précise Ryan, le conflit entre immersion et interaction. En effet, l'immersion fictionnelle et l'interaction constituent pour plusieurs une paire irréconciliable, un binôme impossible à résoudre : « I believe that on a fondamental level, storytelling and interactivity are exclusive to one another » [18].

À ce titre, l'exemple de Grim Fandango (LucasArts, 1998) est tout à fait symptomatique de la course à la transparence. À défaut de mieux, on récupère des conventions cinématographiques pour donner l'impression d'une interaction naturelle : aucune interface à l'écran, jusqu'au pointeur à disparu, le protagoniste contrôlé à l'aide des flèches sur le clavier, le répertoire d'action classique pris en charge par deux touches (l'une pour regarder, l'autre pour prendre/utiliser/parler). Le « plan » s'en sort ainsi moins encombré. L'immersion spatiale n'est pas fondée sur les possibilités du moteur 3d à offrir une représentation navigable [19]. Un lieu donné est « pré-découpé » d'avance et chargée en bloc dans la mémoire vive, ce qui permet de varier l'échelle des plans et de gérer leur alternance de façon instantanée, en fonction des déplacements du joueur, et fluide, par l'entremise du raccord de mouvement. On substitue à un fort sentiment de présence un effet de reconnaissance. À cette récupération de mimèmes discursifs de présentation s'ajoutent une série de mimèmes proprement fictionnels : on a substitué à l'écran d'inventaire un gros plan sur le veston du protagoniste, à partir duquel le joueur peut faire défiler les objets en sa possession ; lorsqu'il déplace son adjuvant dans la scène, le joueur est informé des éléments avec lesquels il peut interagir par un raccord de regard. L'information pertinente est ainsi communiquée au joueur. Certains moments du jeu lui demandent de résoudre une énigme par l'entremise d'un montage alterné et induisent une immersion temporelle en créant le suspense. Séquestré dans la salle des moteurs de son propre bateau par des agents à ses trousses, le joueur apprend par une voix-off qu'on le coulera de toute façon avec une bombe. Il devra trouver le moyen de se sortir de cette situation à l'aide des deux ancres du bateau (qu'il peut contrôler à partir de la salle des moteurs), mais surtout d'un montage alterné lui indiquant la position relative des deux ancres sous le bateau. L'information pertinente est distribuée de manière typiquement cinématographique, et cette divulgation lui permettra éventuellement d'accrocher les deux ancres ensemble, première étape qui le mènera vers son salut.

Dans l'ensemble, nous pouvons supposer que Grim Fandango capitalise beaucoup plus au niveau de l'immersion fictionnelle à travers sa récupération de mimèmes fictionnels proprement cinématographiques qu'il ne gagne en immersion au niveau stricte de sa plus grande transparence d'interaction ; après tout, les mimèmes fictionnels orientent cognitivement l'utilisateur par un effet de reconnaissance, de la même façon l'interface « lourde » des premiers jeux d'aventure graphique aura été intériorisée par les joueurs, la transparence défaillante ne prévenant pas ainsi l'état d'immersion psychologique. Les interfaces complexes peuvent être assimilées en bloc et ainsi n'occuper qu'une unité dans la mémoire de travail. Même si le résultat à l'écran est trop rapidement assimilé à une rupture constante, les possibilités d'action accrues offertes par ce genre d'interface renchérissent en somme sur l'implication cognitive globale de l'utilisateur qui aura fourni l'effort de s'accoutumer. Même lorsqu'ils offrent des interfaces plus « transparentes », les logiciels demandent généralement à l'utilisateur de s'habituer via un ou plusieurs tutorials, c'est-à-dire une séance d'entraînement et de familiarisation [20] avec les commandes. Avant de tirer les conséquences de notre exploration des phénomènes d'immersion au niveau perceptif et cognitif, il est essentiel de nuancer notre propos. L'étude de certains procédés et des effets de reconnaissance jusqu'à maintenant semble indiquer le primat absolu de la familiarité et des conventions sur tout à priori. En fait, ce point de vue est difficilement admissible : admettre le tout-convention revient à dire, au niveau de la représentation, que ces conventions auraient pu être tout autre ; l'évolution du mimétisme serait ainsi inconcevable. Ryan pose le problème de façon plus concrète : donnez à voir à des Égyptiens de la huitième dynastie une peinture composée selon les règles de la perspective ; admettraient-ils la plus grande fidélité reproductive de ce procédé, ou alors sa nouveauté conditionnerait-elle négativement sa réception ? Nous pouvons supposer qu'à terme, comme les premiers spectateurs se sont accoutumés aux images en mouvement, les utilisateurs pourront profiter pleinement des représentations synthétiques tridimensionnelles et ainsi mettre de côté leur aspect attractif. Pour l'instant, ces représentations capitalisent sur des effets de reconnaissance à défaut d'offrir une plus grande transparence, accessible via la modélisation de l'espace.

Jusqu'à maintenant, nous avons séparé un peu artificiellement la perception et la cognition pour tenter d'y déceler les vecteurs d'immersion. Le temps est venu de se commettre à quelques remarques sur l'appareil perceptivo-cognitif de l'être humain, notamment en ce qui concerne le fonctionnement conjoint des modes de traitement bottom up et top down. Avant de mieux cerner leur dynamique, nous pourrions tenter une définition de chacun au niveau élémentaire, séparément donc, puisque ces définitions recoupent les phénomènes étudiés jusqu'à maintenant. Le mode de traitement ascendant, bottom up, désigne la perception réflexe et renvoie aux effets de leurres préattentionnels évoqués en première partie. Le mode descendant top down, quant à lui, désigne le traitement cognitif à partir de schémas intériorisés, notamment les effets de reconnaissance abordés en second lieu. À ce stade, nous devrions être en mesure de constater qu'aucun mode de traitement ne possède l'hégémonie sur les phénomènes d'immersion. Démonstration. La perception bottom-up comble effectivement les sens et situerait l'attention du spectateur utilisateur du côté de la chose représentée, pour reprendre l'expression de Gombrich, et permettrait ainsi son immersion perceptive. Premier bémol : l'attention suscite principalement la voie top-down. Deuxième bémol : sans schémas intériorisés pour guider son attention, le spectateur utilisateur doit déployer un niveau de concentration élevé qui brimera à terme son désir d'implication ; sur l'échelle des degrés d'absorption avancée par Ryan (p. 98), la concentration est tout en bas. Cependant, la voie top down ne peut faire abstention de la concentration. Une représentation fictionnelle qui suit à la perfection les schémas intériorisés par le spectateur, donc qui fait foi d'une grande familiarité pour celui-ci, facilite inévitablement sa compréhension et lui permet de ne s'attarder qu'à la diégèse. Mais l'immersion psychologique n'est pas si facile à maintenir : une trop grande adéquation avec les schémas intériorisés fait faux bond à la représentation, qui perd ainsi en autonomie et ne peut plus simuler une vie intérieure crédible.

Les deux modes de traitement fonctionnent donc de façon conjointe en permanence. Notre rapport au monde ne se constitue pas exclusivement à partir d'une présence perceptive, mais requiert un ensemble de schémas spatiaux (scènes), temporels (scripts), et affectifs qui seront constamment renfloués et modifiés au cour de notre existence. Même au niveau perceptif, la décomposition en cartes des scènes selon différents aspects (couleurs, luminosité, etc.) n'encodera pas une copie parfaite mais des mimèmes marqués idiosyncratiquement par nos affects. L'appareil perceptivo-cognitif gère et discrimine ainsi l'information pertinente, l'intègre dans ses schémas dans le but de faciliter son interaction subséquente avec le monde environnant. Notre présence au monde relève en fait d'une immersion interactive, aussi contradictoire que cette expression puisse sembler (cf. note 18) ; l'interaction y est médiatisée, mais de l'intérieur [21]. L'intermédiaire de nos schémas intériorisés permet de mieux gérer les informations perceptives ; l'instinct de conservation nous contraint à déjouer le réel et force ainsi une implication constante avec le monde environnant, à travers une activité hypothético-déductive. Exactement comme le personnage de Hudson dans Traffic, notre attention n'est pas toujours focalisée sur l'instant présent ; l'esprit divague sur des considérations actuelles fondées sur son expérience et qui lui permettent d'envisager ses actions futures. La présence immédiate au monde est toujours assaillie par cette activité hypothético-déductive qui en retour s'étoffe à partir de cette présence immédiate ; c'est cette implication même de l'appareil perceptivo-cognitif avec le monde que nous appelons immersion interactive. L'efficacité de l'immersion fictionnelle vient du fait qu'elle offre une alternative symbolique au fonctionnement habituel de l'appareil perceptivo-cognitif ; par l'intermédiaire de ces trois composantes, à savoir le lieu, les personnages et l'action (setting, characters, plot), la fiction engendre l'immersion (spatiale, émotive et temporelle), c'est-à-dire, pour reprendre la définition de Schaeffer, une variante de l'attention cognitive fondée sur les schémas spatiaux, affectifs et temporels.

« la fiction résulte de l'interaction de plusieurs composantes plus « élémentaires » ayant chacune sa dynamique propre, [...] elle trouve son assise dans la façon dont elle réalise l'intégration de ces composantes. Comme celles-ci ont des dynamiques en partie divergentes, il faut cependant s'attendre à ce que cette intégration ne soit pas celle d'une structure donnée une fois pour toutes, mais plutôt celle d'un équilibre dynamique, d'une homéostasie fluctuante et potentiellement instable. » [22]

Cet équilibre dynamique implique, d'une part, que le monde fictionnel dégage l'impression de vie intérieure cohérente (selon ses propres postulats narratifs) soulignée par Ryan dans sa définition, et d'autre part un va-et-vient constant entre différentes postures d'immersion, différents degrés d'absorption diégétique qui calque le mouvement exercé par la conscience lors de son rapport premier au monde (plus ou moins attentive au monde, plus ou moins retranchée dans ses divagations, plus ou moins focalisée sur l'intériorité de son partenaire dans une discussion, etc.) « La variabilité des modalités de la posture d'immersion est un des facteurs les plus importants de la richesse cognitive des fictions artistiques » [23]. L'être humain possède dès l'enfance la capacité d'enrichir ses jeux fictionnels en alternant plusieurs personnifications ou même en adoptant une posture narrative ; il change de vecteur d'immersion pendant le jeu. Le déphasage qui survient lors de ces changements de posture contribue à terme à l'immersion globale, puisque c'est l'accumulation de ces postures qui permet une interaction médiatisée avec la diégèse. Le spectateur utilisateur met à profit les schémas qu'il utilise dans son interaction première avec le monde pour s'impliquer dans la fiction, et son implication oscille entre le temps de la fiction et l'ici-maintenant de sa réception, lorsqu'il ressasse mentalement les différents points de vue et autres informations.

« Bien que le degré d'immersion fictionnelle soit toujours inversement proportionnel à l'attention accordée à l'environnement perceptif actuel (à l'exception bien sûr des perceptions qui sont le vecteur de l'immersion), cela n'implique pas une coupure entre le monde des stimuli mimétiques et le répertoires des représentations mentales issues de nos interactions passées avec la réalité actuelle. Tout au contraire : les mimèmes resteraient radicalement opaques s'ils n'étaient couplés en permanence avec les traces mnémoniques de nos expériences réelles. Cela signifie notamment, et trivialement, que toute réactivation de mimèmes ne peut que se fonder sur le répertoire de représentations dont dispose le récepteur, sur son « monde ». [...] il ne peut y avoir de réactivation mimétique que pour autant que les espacements de qualités qui opèrent comme grille de reconnaissance mimétique chez le récepteur ne sont pas trop différents de ceux dans le cadre desquels le créateur à créer les mimèmes. » [24]

La fiction constitue une alternative efficace du rapport qu'entretient notre appareil perceptivo-cognitif au monde précisément parce qu'elle offre un espacement de qualité constant (conventionné) entre nos représentations fonctionnelles, pragmatiques, et nos représentations fictionnelles, fondées sur des mimèmes discursifs intériorisés et ainsi facilement réactivables. À condition bien sûr que la représentation fictionnelle ne constitue pas une entité trop facilement assimilable et prévisible, qu'elle offre suffisamment de « blancs » à combler par l'utilisateur [25]. Nous sommes maintenant en mesure de proposer une définition : l'immersion est une variante de l'attention cognitive (Schaeffer), c'est-à-dire une implication active de l'appareil perceptivo-cognitif dirigée vers une représentation qui suscite également différentes postures d'immersion par l'intermédiaire d'un univers apte à faire croire à son autonomie, à sa vie intérieure (Ryan).

Jusqu'à maintenant, nous avons démontré que l'immersion implique des phénomènes complexes que l'opposition première entre conscience du médium et attention portée sur la chose représenté ne peut expliquer adéquatement. Si l'intériorisation des mimèmes facilite effectivement l'immersion, elle n'occulte pas pour autant le médium ; ces mimèmes discursifs de type fictionnel constituent en fait une structure alternative symbolique, spécifique à un dispositif donné et réactivant le fonctionnement cognitif approprié pour faire entrer l'utilisateur en interaction avec la représentation. L'utilisateur oscille entre diverses postures d'immersion, différents degrés d'absorption diégétique, pour mieux faire travailler son appareil perceptivo-cognitif. Lorsque l'équilibre des composantes de la fiction offre un espacement de qualité adéquat (ni trop grand, ni trop faible) en fonction des schémas intériorisés, elle permet une « immersion interactive » similaire à celle qu'engage cet appareil avec le monde réel. Les leurres préattentionnels agissent, malgré la nécessaire distance provoquée par le frein moteur qui leur succède inévitablement, en tant qu'instigateurs d'un effet de présence qui compense pour la non-matérialité de la représentation, et renforcent ainsi une variante de l'implication psychologique, vitale lorsque confronté à la matérialité du réel [26]. Dès lors, l'appréhension grandissante envers le syndrome Don Quichotte serait-elle fondée, considérant la mise en place de ces structures symboliques visant à engager la conscience dans une activité hypothético-déductive analogue à son fonctionnement premier ? Évidemment pas. La fiction est par dessus tout un opérateur cognitif de feintise ludique partagée, c'est-à-dire une modalité innée pour l'homme et plusieurs autres mammifères de traiter le « pour de faux », « pour de vrai ». « C'est par l'efficacité de ce blocage dû à la croyance (consciente) que nous nous trouvons dans un cadre fictionnel qui nous permet de laisser opérer sans risques les leurres préattentionnels qui induisent la posture représentationnelle ou perceptive indispensable à l'immersion » [27]. Cette conscience première de la fiction nous permet d'entrer sans risque en collaboration avec la représentation et ainsi de renforcer l'immersion.

Au fond, que la conscience du médium et l'attention portée vers la chose représentée se chevauchent ou s'excluent n'a pas vraiment d'importance, puisqu'on ne peut envisager l'immersion sans que chacun joue son rôle dans une fiction mimétique. Ryan conçoit sans problème leur concomitance : « This medium-aware immersion is less contradictory than it appears at first sight [...] media users remain fully conscious of contemplating a representation, even when this representation seems more real than life » [28]. Le syndrome Don Quichotte et autres dystopies occultent profondément le fonctionnement cognitif des représentations en cherchant les preuves de leurs allégations du seul côté de la reproduction toujours plus parfaite du sensible. À partir de notre question initiale, à savoir si les représentations numériques et par extension les jeux-vidéo provoquent un état immersif jusqu'alors inconnu, nous pouvons maintenant tenter une réponse. La représentation navigable géré par les moteurs 3D temps réel est effectivement très immersive au niveau spatial et induit des leurres préattentionnels d'une persistance rarement éprouvée au cinéma. Cependant, une immersion psychologique plus profonde n'y est pas toujours de mise, du moins au niveau de l'immersion fictionnelle. Les jeux-vidéo ont effectivement intégrés des mimèmes fictionnels issus du cinéma et de la littérature, mais peu auront réussis à donner une impression de vie intérieure convaincante. Le jeu d'aventure graphique et le film interactif sur cédérom, épisodes de récupération parmi d'autres, sont en déclin. Même au cinéma, le « nouveau spectateur » (Odin) semble ne plus mettre à profit l'immersion fictionnelle (soyons chic : ce n'est pas strictement de sa faute s'il ne profite plus de ce type d'immersion). Les jeux comme les films misent sur le vertige, les leurres préattentionnels, créant ainsi, et se limitant souvent à, de fortes amorces à une immersion psychologique. Mais cette tendance condamne-t-elle les jeux à ne jamais être aussi immersifs que ne le permettait l'alternative fictionnelle ? Aucunement. Plusieurs jeux d'action au récit minimum impliquent profondément le joueur au niveau cognitif en proposant des ennemis à l'intelligence artificielle moins prévisible et un répertoire de stratégie extensif. La variante fictionnelle de l'immersion psychologique n'est qu'une variante parmi d'autres qui sont présentement en développement, en phase d'intériorisation.

Cependant, le récit interactif a été à ce point théorisé depuis quelques années qu'il serait surprenant de ne pas voir surgir de nouvelles formes de récit. Le mythe de reproduction du réel ne s'arrête pas à créer un semblant de sa dimension sensible ; c'est la structure même du réel, ses conditions d'actualisation, qu'on cherche à mettre en boîte. Pour le dire en terme schaefferien : on cherche à faire passer la représentation de l'imitation-semblant à l'imitation-réinstanciation ; de l'illusion à la simulation complète du réel, qui permettrait enfin de réconcilier l'immersion et l'acception la plus radicale de l'interaction (cf. note 21). Bref, sortir des alternatives symboliques et fictionnelles. Cependant, modéliser le réel pour permettre un déploiement imprévisible de la simulation/représentation implique plutôt de calquer les schémas intériorisés des types de déploiements temporels associés au réel ; scripts qui, malheureusement pour les partisans de la non-linéarité absolue, se nourrissent bien souvent de ceux de la fiction.


Carl Therrien
Montréal - avril 2002

 

1 - Il est intéressant de noter que l'imaginaire populaire a été bombardé par le cinéma de cette vision dystopique. En effet, la quasi totalité des scénarios construits autour des représentations numériques dévient inévitablement vers la dystopie : The Matrix en est sans doute la représentation la plus fidèle, mais en fait l'aliénation des protagonistes demeure le moteur central dans eXistenZ, engendrée par le jeu vidéo ; dans The Lawnomower Man, où Jobe est littéralement numérisé par un dispositif de réalité virtuelle ; dans Total Recall, dont l'intrigue initiale repose sur l'ambiguïté entre le réel et les souvenirs intégrés numériquement dans la mémoire du héros ; jusqu'au film Tron qui, l'un des premiers à traiter du sujet et à présenter au spectateur des images de synthèse en quantité, s'il ne met pas directement en scène une confusion réalité / représentation, repose néanmoins sur l'incapacité du protagoniste à sortir des « entrailles » de l'ordinateur.

2 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p.12

3 - RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 11

4 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 158

5 - On pourrait mentionner l'arrivée des images en mouvement : « every technological breakthrough that increases the transparency of signs also increases their visibility. Cinema, for instance, is a fuller representation of the real that still pictures, but the spectators who flocked to the early films of the brothers Lumière were undoubtedly more fascinated with the new medium than with what it represented » RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001,p.351.

6 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 99

7 - « The ressources of digital imaging make it possible to produce a visual display of such intricate texture and shading that the user feels as if he could reach out and caress the objects » RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 56

8 - Ibid., p. 138

9 - La question mériterait une réflexion plus poussée, mais notre propos ne nous permet pas d'approfondir sur cet aspect pour l'instant.

10 - McMAHAN, Alison. « The effect of multiform narrative on subjectivity », in Screen, Vol. 40, no 2 (été 1999), p. 150

11 - Quoique, sans considérer l'intention de Godard ou l'effet de surprise, causé par l'usage intensif du faux raccord, à la sortie du film, nous pouvons facilement envisager une réception qui s'accoutumerait du procédé au fil de la projection.

12 - Voir note 9, dans le corps du texte.

13 - « Narratorial omniscience and the techniques of internal focalization allow a greater intimacy with the mental life of fictional characters than with the thoughts or emotions of real-life individuals ». RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 149. La scène analysée recourt d'une certaine façon au faux raccord pour accentuer la focalisation interne.

14 - À des fins purement démonstratives, nous avons choisi un exemple problématique dans la mesure où une multitude de réceptions différentes peuvent survenir lorsque confronté à ce procédé dans ce contexte précis. Nous espérions ainsi démontrer que même dans des cas limites, un procédé brimant la perception comme le jump-cut n'est pas toujours garant d'une mise à distance. Il est intéressant de noter que le même procédé revient à trois reprises dans le film, toujours autour du personnage de Douglas, toujours lorsqu'il vient de vivre un choc émotif. À l'appui de notre thèse, l'un des faux raccords survient pendant un plan subjectif : la vision de Hudson subit une saute qui exprime le va-et-vient de sa conscience chargée émotivement, plus ou moins attentive au monde environnant. Le personnage semble passer par plusieurs « postures d'immersion », ce qui ne va pas sans lui conférer une certaine crédibilité et permet au spectateur de mieux expérimenter l'immersion émotionnelle. Nous reviendrons sur ces considérations, mais pour l'instant proposons un exemple moins problématique puisque admis et utilisé abondamment au cinéma, toujours afin de démontrer la non-pertinence du seul critère perceptif pour concevoir l'immersion : le hors-foyer. En effet, le plan flou est l'alternative la plus répandue pour exprimer les états seconds ressentis par certains personnages ; ce procédé est d'ailleurs utilisé dans Traffic pour créer une mise en phase avec la fille de Hudson, défoncée à l'héroïne.

15 - JOST, François. «La narratologie. Point de vue sur l'énonciation», in Cinémaction, # 47, Cerf-Corlet, Paris, 1988, p. 63

16 - LOUNAS, Thierry. « Jeux-vidéo et télévision, tirs croisés », in Les Cahiers du Cinéma, no 526 (été 1998), p. 77

17 - On pourrait mentionner Peter Molyneux, innovateur réputé à la tête de Lionhead Studios (Black & White) qui n'y va pas de main morte : « The new revolution in gaming is to simulate real life ». Récemment, une des têtes dirigeantes du studio Cryo Interactive affirmait même qu'il attendait avec impatience l'avènement d'un dispositif branché directement sur le système nerveux des joueurs pour leur offrir des expériences ludiques inégalées.

18 - TALIN, cité par RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 244. Notons au passage les correspondances entre cette conception et le constat premier de la théorie de l'énonciation évoqué plus haut : les marques d'énonciation, comme l'interaction obligatoirement médiatisée, portent l'attention de l'utilisateur sur le médium et ainsi le ferait sortir de son état d'immersion. Ryan souligne d'ailleurs le problème des films interactifs sur dvd : l'image doit s'arrêter pour offrir un choix au spectateur (p. 278).

19 - Apte à révéler au joueur la « sixième face » du hors-champ, c'est-à-dire le revers autrement invisible du décor et des objets, au fil de ses déplacements ; bref, les éléments de la représentation peuvent être contournés, d'où son potentiel au niveau de l'immersion spatiale souligné par Murray.

20 - Le même Black & White mentionné plus haut (Lionhead Studios, 2001) offre à l'utilisateur la transparence ultime en terme d'interface : la main du joueur est diégétisée à l'écran et contrôlée à l'aide de la souris, créant ainsi une adéquation entre le mouvement réel et le mouvement représenté à l'écran. Cependant, il ne peut se passer d'un tutorial assez lourd pour familiariser le joueur avec toutes les autres actions qu'il devra effectuer à un niveau symbolique.

21 - Pour Ryan, le mythe de l'art total vise justement à réconcilier immersion et interactivité. En somme, ce n'est qu'une autre façon de dire que l'art total se doit de reproduire le réel. Les nouveaux médias permettent de participer plus activement, d'interrompre la représentation, ce qui en soit suffit pour leur appliquer la première définition de l'interaction mise de l'avant par Ryan : l'interaction réactive. Cependant, ils ne parviennent pas encore à mettre en oeuvre l'interactivité dans sa définition la plus radicale : « the user's involvement is a productive action that leaves a durable mark on the textual world, either by adding objects to its landscape or by writing its history ». RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 205. En fait, nous pourrions argumenter que l'alternative fictionnelle au fonctionnement cognitif telle que développée dans les médias « traditionnels », si elle ne permet pas la production d'objets nouveaux et d'une histoire concrètement différente pour chaque utilisateur, engendre néanmoins une interaction susceptible de mettre à profit des schémas qui varient d'un utilisateur à l'autre, et se rapproche peut-être ainsi un peu plus de la définition la plus complète de l'interactivité.

22 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p.136

23 - Ibid. p. 258. Ryan abonde dans le même sens : « Continuous presence becomes habit, habit leaves to invisibiliy, and invisibility is as good as absence. For immersion to retain its intensity, it needs a contrast of narrative modes, a constantly renegotiated distance from the narrative scene, a profile made of peaks and valleys ». RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 137

24 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 183

25 - La référence à Iser n'est pas gratuite ; sa description de l'interaction texte-lecteur recoupe à plusieurs égards notre réflexion. À défaut de fournir un résumé complet de sa pensée, notons tout de même la correspondance de son « point de vue vagabondeur » (wandering viewpoint), concept qui incorpore des points de vue intra et extra diégétiques, avec notre étude des changements de postures d'immersion : « Every articulate reading moment entails a switch of perspectives, and this constitutes an inseparable combination of differentiated perspectives, foreshortened memories, present modifications, and future expectations. Thus, in the time-flow of the reading process, past and future continually converge in the present moment, and the synthetizing operations of the wandering viewpoint enable the text to pass through the reader's mind as an ever-expanding network of connections. This also adds the dimension of space to that of time, for the accumulation of views and combinations gives us the illusion of depth and breadth, so that we have the impression that we are actually present in a real world .». ISER, Wolfgang. The Act of Reading. A Theory of Aesthetic Response, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1978, p. 116

26 - À noter que les leurres préattentionnels, et les mimèmes de façon générale, jouent un rôle similaire aux accessoires de jeu, chez les enfants notamment. Une poupée, par exemple, n'est pas une représentation fidèle mais un accessoire qui facilite l'immersion psychologique et l'entrée dans le jeu par l'abondance de mimèmes hypernormaux ; ces derniers remplissent une fonction d'amorce, de déclencheur.

27 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 190. Au fond, Hitchcock disait exactement la même chose il y a bien longtemps : « Rien de plus agréable que le sentiment de la peur provoqué par une lecture et un spectacle, quand on est soi-même installé dans un bon fauteuil où l'on ne risque rien ». Cité par René Clair, in Cinéma d'hier, cinéma d'aujourd'hui, Éditions Gallimard, Paris, 1970, p. 322

28 - RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001, p. 351

 


Bibliographie

Monographies

ISER, Wolfgang. The Act of Reading. A Theory of Aesthetic Response, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1978.

MURRAY, Janet H. Hamlet on the Holodeck, The MIT Press, Cambridge, 1997.

RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001.

SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999.


Articles

CIMENT, Michel, NIOGRET, Hubert. « Entretien, Steven Soderbergh. Jouer avec le temps », in Positif, no 461-462, pp. 82-86.

GOLDFARB, David. « Peter Molyneux : Prime Mover », in I.D., Vol. 47, no 4 (juin 2000), pp. 52-53.

JOST, François. «La narratologie. Point de vue sur l'énonciation», in Cinémaction, # 47, Cerf-Corlet, Paris, 1988.

LOUNAS, Thierry. « Jeux-vidéo et télévision, tirs croisés », in Les Cahiers du Cinéma, no 526 (été 1998), pp.76-77.

McMAHAN, Alison. « The effect of multiform narrative on subjectivity », in Screen, Vol. 40, no 2 (été 1999), pp. 146-157.