Hors-jeu

En introduisant ses fameux entretiens, Truffaut définissait de la sorte le travail d'Hitchcock :

L'art de créer le suspense est en même temps celui de mettre le public «dans le coup» en le faisant participer au film. Dans ce domaine du spectacle, faire un film n'est plus un jeu qui se joue à deux (metteur en scène + son film) mais à trois (metteur en scène + son film + le public), et le suspense, comme le cailloux blanc du «Petit Poucet» ou la promenade du «Petit Chaperon rouge» devient un moyen poétique puisque son but est de nous émouvoir davantage, de nous faire battre le coeur plus fort [1].

Dans le mesure où pour Truffaut, «loin d'être une forme inférieure de spectacle (...), [le suspense] est, en lui-même, le spectacle» [2], c'est sans difficulté qu'on appliquera à tout le cinéma narratif cette référence au jeu. Comme je l'ai noté ailleurs [3], bien que cette analogie apparaisse très féconde, elle reste encore inexploitée. Certes, les critiques de cinéma ne se gênent pas pour marquer la relation en renvoyant notamment d'une part aux jeux de piste que les spectateurs sont invités à jouer dans tel film ou au jeu du chat et de la souris joué par tel cinéaste, ou en soulignant d'autre part la dimension ludique de la mise en scène ou du récit. De même, devant l'énorme part du marché gagnée par l'industrie du jeu interactif, ce sont les revues spécialisées - telles que le dernier numéro hors série «Aux frontières du cinéma» des Cahiers du cinéma en 2000 - qui consacrent actuellement un certain nombre d'articles à la relation entre le cinéma et le jeu vidéo. Mais à la différence des études littéraires qui ont abordé le jeu et les jeux de la fiction romanesque [4], les études cinématographiques n'ont pour ainsi dire pas encore vraiment posé cette analogie. Elles semblent n'avoir recours à cette dernière qu'en de très rares occasions. Sauf un ouvrage analysant les films d'Hitchcock - qu'il est difficile de ne pas considérer comme un grand maître du jeu - à partir des théories du jeu [5], on se contente de références fugitives à la dimension ludique des récits filmiques. Au plan théorique, il n'y a pratiquement que les réflexions narratologiques d'André Gardies pour faire exception et proposer un certain nombre d'observations fort pertinentes [6].

Il est pourtant aisé de définir les traits et les principes constitutifs de l'activité ludique instituée par le cinéma narratif. Comme toute fiction dira Jean-Marie Schaeffer, il s'agit d'une feintise ludique partagée [7]. Aller au cinéma est une action libre qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, qui se déroule avec ordre selon des règles données, qui est sentie comme «fictive» et située en dehors de la vie courante et qui est néanmoins capable d'absorber totalement le spectateur [8]. Les films fictionnels et narratifs peuvent alors être considérés comme des parties-jeux. Inspirées des travaux de Roger Caillois dans son célèbre ouvrage Les jeux et les hommes [9], celles-ci sont réparties entre deux pôles: un pôle ludus-ilinx favorisant le plaisir gratuit de la vitesse et du vertige - largement représenté par les films américains à grand spectacle qui déferlent sur les écrans en période estivale - et un pôle ludus-agôn qui nécessite que le spectateur se creuse les méninges afin de comprendre une intrigue. Cette répartition montre qu'il est nécessaire d'accorder plus d'importance à des notions telles que la captation audio-visuelle, le plaisir gratuit, l'enjouement vertigineux et la répétition des intrigues, toutes des notions trop souvent évacuées de l'étude du cinéma narratif. En insistant sur les défis auxquels souhaite être confronté le spectateur, on traite ainsi de manière savante du «fun» (Huizinga) provoqué par le cinéma narratif.

D'autre part, puisque le spectateur doit d'une manière ou d'une autre se plier à des règles en acceptant de prendre part à une partie-jeu filmique, j'ai proposé un système composé de quatre règles constitutives : celles de l'attention, de la signification, de la configuration et de la cohérence. Du cinéma au genre, et du genre au film, ce système sera appliqué de façon plus spécifique. Il ne faut pas oublier que le jeu à trois - metteur en scène + son film + le public - est à la fois basé sur la compétition - le réalisateur cache ses cartes pour mieux surprendre le spectateur - et la coopération - il faut mettre le public «dans le coup» comme disait Truffaut. Le système de règles revêt plusieurs dimensions qui favorisent l'étude du cinéma narratif et de l'activité du spectateur : une dimension cognitive par le processus cyclique qu'il nécessite, une dimension ludique par la conduite et l'interaction qu'il institue, et une dimension narrative par le champ de possibles qu'il ouvre et ferme tout à la fois. À travers cette régulation, l'activité perceptive et cognitive se transforme en pure tâche ludique. On ne le répétera jamais assez, surtout face à la relation de plus en plus étroite entre Hollywood et l'industrie du jeu vidéo, le spectateur demeure un spectator ludens.

Tel que le souligne Daniel Ichbiah, «de toutes les disciplines, celle dont le jeu [vidéo] est le plus proche demeure le cinéma» [10]. En ce sens, bien que fort pertinente, l'utilisation de la notion de jeu afin de mieux cerner le cinéma narratif implique toujours un recul certain. Les films de fiction narratifs sont immuables et l'activité du spectateur, aussi active soit-elle, n'affecte pas le déroulement et le cours de l'intrigue. Le réalisateur ou maître du jeu contrôle de façon plus directe l'action - mais notons que l'action est aussi largement réglée d'avance et programmée dans un jeu vidéo - et la production d'inférences du spectateur. La résolution de l'énigme ou la découverte de la clé du mystère s'effectue toujours au second degré. Cependant, on s'accorde sur une chose en ce qui concerne l'avènement de l'hypertexte et de la fiction interactive : la lecture de ces derniers devient un jeu. Alors, pour descendre au premier degré de l'activité ludique, il est nécessaire d'étendre la portée de l'étude des jeux vidéo qui transforment littéralement le spectateur en joueur.

Reprenant à leur compte la problématique qui vient d'être exposée ici de façon succincte, les textes de ce dossier d'Artifice en ont prolongé la réflexion et développé leur propre perspective [11]. Il n'y a pas l'ombre d'un doute, ils prouvent que cette analogie entre le cinéma et le jeu demeure une avenue de recherche fort prometteuse.


Bernard Perron
Professeur de cinéma
Université de Montréal
Montréal - septembre 2002


1 - TRUFFAUT, François. Hitchcock/Truffaut. Édition définitive, Gallimard, Paris, 1993, p. 11.

2 - Idem.

3 - PERRON, Bernard. «Un indice pour ouvrir le jeu», Cinémas, Cinélekta 3, Vol 10 No 1, 1999, p. 93-110.

4 - Voir par exemple ces articles : BRUSS, Elisabeth S. «The Game of Literature and Some Literary Games», New Literary History, Vol 9 No 1, automne, 1977, p. 153-172. RATH, Sura P. «Le jeu et les jeux de la fiction romanesque. Un nouveau paradigme de la critique», Diogène, No 136, octobre-décembre, 1986, p. 128-142; et SUITS, Bernard. «The Detective Story : A Case Study of Games in Literature», Revue canadienne de littérature comparée, No 12, juin, 1985, p. 200-219. On se référera aussi au fameux ouvrage de Michel Picard : La lecture comme jeu, Éditions de Minuit, Paris, 1986.

5 - LEITCH. Thomas M. Find the Director and Other Hitchcock Games, The University of Georgia Press, Athens et London, 1991.

6 - «Le pouvoir ludique de la focalisation», Protée, Le point de vue fait signe, Vol 16, No 1-2, hiver/printemps, 1988, p. 139-144 et L'Espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, Paris, 1993.

7 - SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Seuil, Paris, 1999.

8 - J'emprunte ici littéralement à l'une des définitions du jeu de Johan Huizinga dans Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, Tel., Paris, (1938) 1951, p. 34-35.

9 - CAILLOIS, Roger. Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Nrf., Paris, 1958.

10 - ICHBIAH, Daniel. La saga des jeux vidéo, Edt Générales Premier - Poche, Paris, 1997, 353.

11 - Textes rédigés dans le cadre du séminaire de maîtrise «Questions de narration» - Bernard Perron, Université de Montréal, hiver 2002.