Je pouvais voir le monde comme s’il était
un rideau placé devant mes yeux.

- René Magritte

L’intérêt surréaliste pour le rêve

Malgré l’influence évidente (et avouée) sur les artistes surréalistes des réflexions freudiennes sur les rêves, le rêve tel que les surréalistes le conçoivent, n’est pas exactement celui théorisé par Freud. “ Dans ce que dit Breton, on reconnaît mal les thèses freudiennes ” [1], il est donc normal que les surréalistes n’approchent pas le matériel onirique de la même façon que le psychanalyste. “ Breton parle de connaissance, Freud d’interprétation ” [2]. En fait, ce qui intéressera les surréalistes dans le rêve est moins sa signification que son inépuisable liberté d’association et de création, ils s’inspireront de “ son étoffe même, ses matériaux, sa mise en scène, son jeu, c’est-à-dire en fin de compte les images qu’il recueille, élabore ou délivre ” [3].

L’onirisme chez Magritte

Les surréalistes considèrent le rêve comme un prolongement concret de la psyché humaine, une mise en images de celle-ci - disons également une mise en réalité puisque une fois visible cette psyché devient matérielle, réelle (“ Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité[4]). L’angle avec lequel Magritte aborde l’image picturale est directement tributaire de l’approche surréaliste du rêve : “ de la pensée visible, exclusivement visible ” [5].

Déjà bien avant que l’on sente une réelle préoccupation face au visible (à sa représentation) et à la perception dans l’œuvre de Magritte, on pouvait y sentir cet onirisme caractéristique des peintres surréalistes (chez Dali, bien sûr, mais déjà chez De Chirico - considéré comme précurseur du surréalisme et grande influence de Magritte). On reconnaît déjà dans les premiers tableaux du peintre belge la légèreté, l’étrangeté et l’aspect halluciné du rêve. Peu surprenant qu’un tableau comme L’assassin menacé (1926) ait inspiré un auteur aussi axé sur la fabulation, la rêverie et la subjectivité de la perception que peut l’être Alain Robbe-Grillet (pour La belle captive). Tout aussi peu surprenant que l’on retrouve dans cette œuvre certains renvois au 7ième art (Le Cinéma bleu, 1925) - art que l’on peut aisément associer au rêve (et qui le fut très efficacement quelques années plus tard par Christian Metz). Aussi, très peu surprenant que la production de Magritte ait tenté les psychanalystes (bouclant la boucle, en quelque sorte). Pourtant, l’allusion directe au rêve demeure discrète chez Magritte ; on la percevra néanmoins clairement dans un tableau comme L’art de la conversation (1950) ; La clef des songes (1930) y faisant quant à lui référence par son titre (et de façon moins directe par l’association libre que le tableau propose, renvoyant ici aux mécanismes du rêve).

L’œuvre de Magritte est l’exemple parfait de la résolution du rêve et de la réalité proposée par Breton, la parfaite surréalité. “ Magritte récuse les deux [le monde visible et l’univers de l’énigme], mieux : il réalise l’indissociable union des deux risques : celui du monde familier, et celui de la pensée libre et ressemblante ” [6].

Magritte comme penseur de la perception

Au-delà des scènes oniriques, René Magritte développe dans son œuvre une brillante réflexion sur la représentation et la perception. Peu d’artistes visuels auront réussi cet exploit : développer un discours, lisible sans texte (ou avec une économie sévère de celui-ci) [7]. C’est étrangement la présence de texte dans cette œuvre qui attira le plus l’attention des penseurs (voir Foucault et son Ceci n’est pas une pipe). La trahison des images (1928/29) et La clef des songes (1930) étant probablement les deux tableaux de Magritte les plus analysés. Il est amusant de noter que l’intérêt qu’a suscité La trahison des images s’est vu reflété dans l’œuvre du peintre : celui-ci peignit par la suite bon nombre de tableaux lui étant redevables [Ceci n’est pas une pomme (1964) et Les deux mystères (1966) en sont pratiquement des suites comme on en voit au cinéma].


La trahison des images

La trahison des images confronte la réception des spectateurs et souligne la fausseté de la représentation ; La clef des songes résume en une image l’essentiel des enseignements de Saussure (l’arbitraire du signe linguistique versus la motivation du signe iconique).


La condition humaine

Certains autres tableaux, cette fois-ci avec absence de texte, m’apparaissent toutefois proposer une réflexion plus intéressante et complexe. La période 1935-37 est particulièrement riche en exemples : La clairvoyance (1936), Le faux miroir (1935), Éloge de la dialectique (1936), La reproduction interdite (1937), La condition humaine (1935) sont toutes des toiles confrontant un possible réel à sa représentation, défiant les lois de la perception. Je m’arrêterai plus en détail sur mes deux favorites :


Le faux miroir

Le faux miroir ne présente qu’un œil dans lequel est reflété un ciel parsemé de nuages. L’œil est lui-même intéressant comme sujet : un si gros plan d’un œil, impersonnel, renvoi davantage à l’idée de regard qu’à l’organe qui le pose. Le regard, tout autant que la toile elle-même, est la condition de la spectature - sans regard, comme sans toile, Le faux miroir ne pourrait être vu. C’est donc la condition de son existence que la toile semble présenter (en plaçant le spectateur dans un duel de regards l’obligeant à repenser le sien et l’objet de l’autre : lui-même - car c’est sa propre image qui devrait se refléter dans l’iris représenté et non ce ciel bleu, de là le faux miroir), mais ce n’est pas tout à fait le cas. Le faux miroir est aussi un faux regard : le tableau, qui semble proposer un hors-champ et une réalité propre n’est qu’une image (comme toujours chez Magritte, l’image se dénonce d’elle-même), les nuages traversent la pupille, ils font partie de l’œil (et du champ). Qu’une image qui semble contenir la condition de sa propre existence et dissoudre l’espace de son spectateur, mais finalement qu’une image qui...


La reproduction interdite

La reproduction interdite présente quant à elle un homme, vu de dos et se tenant devant un miroir, et un livre posé sur le rebord de ce qui paraît être un foyer. Dans le miroir, le reflet de l’homme est en fait un double de celui-ci, toujours vu de dos, alors que celui du livre est normal, présentant le reflet inversé de son titre. On se demande devant ce tableau en quoi consiste l’interdit : un portrait ne présentant que le dos de son sujet est une infraction aux règles du genre (l’identité du sujet, ici M Edward James, se trouve niée, ce qui va à l’encontre des fonctions du ‘portrait’), mais encore, un miroir reflétant ainsi le dos de la personne qui s’y regarde nie l’existence de sa face (et, par extension, l’existence même de la dite personne). Donc, on revient à la problématique précédente, M James n’existe pas dans cette toile, il n’y a que l’image de M James, et le miroir ne peut tout simplement pas refléter un hors-champ qui supposerait l’existence d’autre chose que ce que contient son cadre (ce qui explique que le miroir puisse refléter le livre correctement - puisque sa couverture fait partie de l’image - ainsi que l’absence de profondeur de la pièce : derrière M James, la pièce n’est qu’un aplat). “ Il est évident qu’une image peinte [...] ne cache rien, alors que le visible tangible cache immanquablement un autre visible ” [8]. Plus pernicieux, le tableau place M James comme spectateur de la toile le représentant, “ son regard voit ce qu’il ne peut voir (son propre dos) ” [9] et le miroir comme représentation. En associant le miroir à la toile, Magritte en questionne la fiabilité : l’image est fausse, l’image que l’on a de soi ne peut que l’être, M James ne pourra donc jamais se voir lui-même autrement qu’en représentation.

Il faut demeurer prudent avec l’œuvre de Magritte, lui qui considérait Sens et Impossible comme étant synonymes, qui désirait “ obtenir une image qui résiste à toute explication ” [10] et qui a toujours refusé les analyses de ses tableaux n’apprécierait sans doute pas l’effort de lecture ici faite. Reste que l’image mentale, la perception de l’imperçu, traverse cette œuvre de façon indéniable et qu’il est pratiquement impossible de ne pas chercher l’Impossible devant l’une de ses toiles.


Marc-Antoine Duhamel
Luxembourg - 2002


1 - Abastado, Claude. Le surréalisme, Librairie Hachette, France, 1975, p.81

2 - Ibid, p.83

3 - Bréchon, Robert. Le surréalisme, Librairie Armand Colin, Paris, 1971, p.38

4 - Breton, André. Manifeste du surréalisme. Coll. Idéees, N.R.F., pp.22-23

5 - Paquet, Marcel. Magritte, Taschen, Bonn,1993, p.76

6 - Jongen, René-Marie. René Magritte ou la pensée imagée de l’invisible, Facultés universitaires St-Louis, Bruxelles, 1994, p.69

7 - Un seul autre exemple me vient à l’esprit : Barbara Kruger.

8 - Magritte, René. Cité dans Jongen, René-Marie. Op. cité. p.96

9 - Jongen, René-Marie. Op. cité. p.196

10 - Magritte, René. Cité dans Jongen, René-Marie. Op. cité. p.8