Le détail. Presque rien, un accroc quasi imperceptible sans arrêt sur image, noyé dans une continuité photogramatique, mais qui fait tomber autant de mythes profitables à certains que d’hypothèses demandant sans cesse d’être retravaillées par d’autres. Bien sûr il ne s’agit pas simplement de s’interroger dans une perspective réductionniste afin d’obtenir des certitudes, mais d’ausculter la manière dont les contemporains d’un phénomène, puis ses premiers historiens, enfin les générations subséquentes ont considéré ce phénomène. Ainsi pourrions-nous toujours faire un beau bouquin de trois cents pages, un remake du petit catéchisme version cinéma, avec ses réponses autant que ses questions à mémoriser ; ce serait peut-être délaisser un champ d’étude plus important, à savoir comment fait-on l’histoire.

L’effort consiste non pas tant à témoigner d’un peu d’ouverture eu égard aux fausses certitudes. C’est la légitimité des questions qu’il faut cerner, comprendre, ébranler. C’est alors seulement qu’on peut envisager l’étape suivante, qui consiste à saisir, dans la masse protéiforme que constitue le cinéma des premiers temps, une pratique, à la limite une seule vue animée, et de voir en quoi elle vaut pour elle-même, ce qu’on peut en retirer en dehors des chemins privilégiés par la suite, en fonction d’une série culturelle spécifique. Dans ce contexte d’intermédialité palpable, et comme une partie grandissante de la production des premiers temps est soustraite à l’oubli, il est plus aisé d’entrevoir les aspects de cette production pour ce qu’ils ont à révéler, sans mettre de côté ce qui pourrait être jugé non pertinent en fonction de cet art noble à suivre, le cinéma. C’est un peu le parcours qui sera proposé dans ce texte, à partir de la conférence Syncopes, taches, détails. L’accroc et le raccord qu’a prononcé Livio Belloï lors d’un colloque sur le cinéma des premiers temps à la Cinémathèque Québécoise, en mars 2000.

Belloï s’est attardé à Stop Thief et à Fire de Williamson (1901). On se concentrera ici sur le premier, pour des raisons évoquées par Gunning et reprise pas Bruce Hodsdon :

«Gunning points out that the decline of the non-continuous style and the rise of the multi-shot chase film coincided with the rise of the separate picture theatre ('the nickelodeon') and the decline in the importance of vaudeville theatre.» [1]

À souligner : l’importance donnée au film à poursuite, qui est directement associé ici avec l’émancipation du cinéma de ces tableaux attractionnels vaudevillesques, et indirectement avec la narrativisation des vues animées. C’est qu’à l’autarcie monstrative qui caractérisait la production avant 1905 (même dans les quelques cas d’une certaine pluriponctualité, qu’on devrait plutôt taxer d’uniponctualité multiple), la mise en scène de poursuites plus élaborées [2] que celle, disons, de L’arroseur arrosé, introduira le crosscutting, le montage alterné de vues du poursuivi et du poursuivant, et donc un rapport entre les plans qui sous-tend leur communication plutôt que leur indépendance. Les révélations de Belloï à propos du deuxième segment de Stop Thief seront la base d’extrapolations visant à mettre en perspective une certaine façon de faire l’histoire, tout en étant porteuses d’une remise en question de notions fondamentales, tels le plan et la continuité.

C’est un figurant au bas de l’image qui a attiré l’attention de Belloï ; par son clignotement subtil, il repère une collure lors de sa disparition, puis une autre lorsqu’il réapparaît. Cette saute peut s’avérer difficile à voir dans la mesure où nous sommes habitués à passer outre les nombreux défauts occasionnés par la dégradation de la pellicule, qui provoquent maints types d’accidents visuels. Il ne peut l’insérer dans les catégories de sautes qu’on retrouve habituellement lorsqu’on étudie le cinéma des premiers temps : il ne s’agit pas de sautes ayant pour but la transformation, repérées en grand nombre dans les féeries ou films à truc mélièsiens et ses émules ; encore moins à des fins de commutation, pratique qui scande les films catastrophes où l’on doit remplacer le corps d’un comédien par un pantin juste avant le drame ; elles ne marquent pas non plus dans le cas présent une nécessité d’ellision, avec pour exemple canonique les arrêts de tournage effectués par les opérateurs Lumières pendant la prise d’une actualité en public, lorsqu’un badaud se jette aléatoirement devant le cinématographe pour en obstruer complètement le champ de vision.

Dès lors, le deuxième segment uniponctuel de Stop Thief appelle la reconsidération. Si un historien avait accrédité le film quelques décennies plus tôt, qu’il aurait, par le meilleur des hasards lors de la seule projection auquel il ait assisté, remarqué ces accrocs, à quoi aurions-nous pu nous attendre de la part de chercheurs plus enclins à valider leur rôle qu’à s’attarder consciencieusement à la pratique étendue et non sélective du montage ? Après tout, théoriquement parlant, on nous montre ici le poursuivi, survient une coupe puis ce sont les poursuivants qui se précipitent dans le champ. Williamson, inventeur du crosscutting ? Ces propos teintés d’ironie reflètent le malaise encore bien actuel autour du plan, et comme le note Noël Burch:

«Il convient de distinguer entre les deux sens du mot «plan», selon qu’il s’agisse du tournage et du montage : dans le premier cas, un plan est délimité par deux arrêts de caméra, dans le second, par deux coupes ou changement de plan. En fait, il faudrait deux mots, mais aucune langue ne les propose, à notre connaissance.» [3].

Or même avec ces précisions, le problème reste entier ; on ne peut affirmer avec certitude si l’on a affaire à un plan dans ce deuxième segment de Stop Thief, et ce autant au niveau du tournage que du montage.

Williamson aurait-il opéré un arrêt de tournage entre le moment où le bandit quitte le champ jusqu’à ce que ses poursuivants s’en approchent, pour peaufiner ensuite en coupant/collant ? Auquel cas, nous sommes confrontés à une multitude de plans dès le tournage. Aurait-t-il tout simplement escamoté une scène qu’il avait saisie en entier, d’un seul plan au tournage mais de trois, scindés par deux coupes, au montage ? Peut-être alors faudrait-il préciser notre définition du plan, et par extension, du montage alterné dans un film à poursuite. Ce qui fait défaut ici, et ce n’est pas une bien grande révélation, c’est que le cadre ne change pas [4]. Auriez-vous trituré votre pellicule entre chaque photogramme, monsieur Williamson, qu’aucun historien n’aurait pu vous consacrer père du montage ; votre scène est traitée uniponctuellement (pourquoi pas grand-père alors). Mais hypothétisons un quelconque aléa de tournage qui aurait fait varier l’objectif de quelques degrés seulement, après le passage du voleur. Quand on pense à la myriade d’historiens qui y auraient vu, à tort, la naissance du montage alterné (quel dommage !), peut-être pouvons-nous commencer à comprendre la futilité d’une telle démarche, qui plus est, la nécessité de son effritement.

Malgré la définition plus restrictive du «plan» au montage [5], on ne peut admettre la parenté du travail effectué par Williamson avec un montage alterné à proprement parler. On pourrait croire, par une naïveté évolutive courante, qu’à l’apparition du cinématographe les opérateurs ont progressé linéairement d’un niveau de complexité au «suivant». Dans un premier temps on enregistre bêtement le réel, puis on commence à mettre en scène le profilmique pendant 50 secondes, enfin on expérimente avec le filmographique, et à la limite dans cette logique on aurait dû trouver des mouvements d’appareils avant toute trace de montage. Avec le travail d’historiens qui font surgir les documents du passé, non seulement a-t-on le loisir de voir tomber les mythes, mais de considérer ces documents ponctuellement ; une fois bien cernés, on peut tenter le rapprochement avec diverses séries culturelles, sortir de l’histoire spécifique et cloisonnée. À quoi bon prouver que Stop Thief est le premier film à poursuite dans l’histoire du cinéma ? [6]. S’arrêter à de telles considérations nous amènerait à voir dans le film de Williamson une bonne dose de maladresse. Une question plus appropriée sans doute : par quels moyens Williamson tente-t-il de se dérober à la défiance du profilmique ? Comme le note Belloï, il ne semble pas disposé, en 1901, à croire qu’il est possible de coordonner les mouvements en s’en remettant au seul registre profilmique. C’est la continuité en quelque sorte qui est source d’entropie, et la fragmentation est ici salutaire pour éviter les périls du champ vide. Dire qu’il redoutait le temps mort pourrait nous apparaître comme une approche téléologique, la production récente témoignant d’un engouement certain pour le sensationnalisme ; en fait il serait pertinent d’établir des liens entre les visées attractionnelles des vues animées au tournant du siècle et le mode de consommation des films qui domine actuellement.

L’écho des pratiques de Williamson est traduit par Belloï de la façon suivante : à chacun son fragment [7]. Ce n’est qu’une tactique parmi d’autres, qui se chevauchent et se répondent, qui s’inscrivent non pas dans un royaume où un art (à travers ses théoriciens) cherche à obtenir ses lettres de noblesse, mais dans le vaste domaine du montage, depuis le cadrage et le tour sélectif de la manivelle chez les opérateurs Lumières, sans oublier ces bandes de phénakistiscope qu’on coupait et permutait pour diversifier le spectacle. Les mythes se sont répandus : «Marey a découvert implicitement le principe du cinéma [...] en analysant le galop des chevaux [...] avec des batteries d«appareils photo»» [8] ; mais heureusement, lorsqu’il nous arrive de croiser de telles lignes : «The legend of the Paris café is satisfying to us now because it falsely conflates the arrival of the representational technology with the arrival of the artistic medium, as if the manufacture of the camera alone gave us the movies» [9], il est permis de croire que c’est une approche plus réfléchie qui se répand de nos jours.


Carl Therrien
Montréal - 2001


1 - HODSDON,Bruce. EarlyCinema, [Enligne] .AdresseURL:http://www.cinemedia.net/NLA/csilent.html#cinema

2 - Est-ce à dire que ce genre s’est développé de par son aspect attractionnel?

3 - BURCH, Noël. Une praxis du cinéma, La Flèche, Gallimard, 1986, p.23, note de bas de page no. 1. Par ailleurs, Burch a précisé dans la réédition que le sémiologue américain Sol Worth avait proposé deux termes pour régler le problème, ne sachant pas si sa proposition avait été retenue.

4 - Les auteurs d’Esthétique du film proposent une définition plus nuancée qui, même si elle recoupe celle de Burch pour l’essentiel, précise cet aspect et le rende essentiel à la définition du plan : «Au stade du tournage, il est utilisé comme équivalent approximatif à la notion de «cadre», «champ», «prise» : il désigne donc à la fois un certain point de vue sur l’évènement (cadrage) et une certaine durée.» COLLECTIF, Paris, Nathan, 1983, p. 26.

5 - «le morceau de pellicule minimal». Ibid.

6 - André Gaudreault de dire : «Même la fameuse course-poursuite, malgré le lien qui unit ses plans, se présente sous un certain angle comme un assemblage d’attractions ponctuelles.» Du littéraire au filmique, Nota Bene, Montréal, 1999, p. 33. Il rejoint ici les propos de Tom Gunning qui a proposé le terme d’ «attractions» pour souligner cet aspect vaudeville des premières vues animées.

7 - En reprenant les modes concurrents de pratique filmique définis par Gaudreault, notamment «b) la période du film à plusieurs plans non continus : tournage et montage, sans que le premier soit de manière vraiment organique effectué en fonction du deuxième ;», on constate le renversement suivant : dans le cas de Stop Thief, c’est en quelque sorte le montage qui est fait en fonction du tournage, afin de contourner la défiance du profilmique. Ibid. p. 29.

8 - QUÉAU, Philippe. Éloge de la simulation, Champ Vallon, Mâcon, 1986, p. 186. C’est moi qui souligne ce qui, dans notre perspective, peut sembler escamoter les informations récentes concernant Marey d’une part, mais surtout c’est la façon de dire les choses qui est ici critiquée.

9 - MURRAY, Janet H. Hamlet on the Holodeck. The future of Narrative in Cyberspace, Free Press, New York, 1997, p. 65-66.