Le film Et la vie continue du cinéaste iranien Abbas Kiarostami sera analysé ici sous l’angle de l’éthique au cinéma. M’intéressant aux liens qu’ont entretenus iconolâtrie et iconoclasme à travers les siècles, je tenterai d’appliquer une telle dialectique avec le cinéma de Kiarostami en me demandant si le choix de ne pas filmer ou de ne pas montrer (dans une époque où, à travers notamment les médias de masse, l’on peut presque tout montrer) peut constituer une forme d’iconoclasme moderne, plutôt que d’autocensure.

L’iconoclasme comme éthique de l’image

Comme on sait, les plus anciennes œuvres d’art sont nées au sein d’un rituel, magique puis religieux. Objet de culte, l’image est recherchée pour son aura et son authenticité. La contemplation est la fin et l’image n’est qu’un véhicule permettant d’accéder au divin. La mythologie grecque donnait une figure à ses dieux mais, plus tard, la philosophie grecque entre en réflexion sur cette représentation. Ainsi s’ouvrirait, avec la philosophie, un cycle que l’on va ensuite caractériser comme étant iconoclaste. Alain Besançon, dans son livre L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, affirme que « la contemplation ainsi définie par la philosophie peut se passer d’images et renoncer finalement à l’image [1] ». Ainsi, à partir de Platon, Besançon note « deux postulations incoercibles » : d’une part, que « le regard doit se tourner vers le divin, lui seul valant la peine d’être contemplé » et d’autre part, que « le représenté est vain, sacrilège, inconcevable [2] ». L’iconolâtrie (c’est-à-dire l’adoration d’icônes) s’est muée au fil des ans en art du portrait, dont découlerait le cinéma en fin de compte, même si, règle générale, le cinéma serait plutôt du domaine d’un visionnage qui contrôle (pour reprendre les termes de Régis Debray [3]) alors que l’iconolâtrie a trait à une vision qui contemple.

Pour Walter Benjamin, les techniques de reproduction de l’œuvre d’art, se manifestant dans la photographie puis dans le cinéma, apportent des changements décisifs au niveau de la perception de l’œuvre. En plus de s’affranchir de l’authenticité et de l’aura, ajoutons, à la suite de Benjamin, que l’image cinématographique, par son défilement rapide de photogrammes, interpelle difficilement l’état de contemplation puisque le spectateur est toujours en attente de l’image suivante.

Aujourd’hui, à l’ère des médias de masse et des nouvelles technologies, on assiste, plus que jamais, à un envahissement et un défilement constants des images à travers non seulement le cinéma mais aussi le journal télévisé et Internet. Au sein de ces médiums, il y de plus en plus une propension à l’interactivité, rendant ainsi à l’image un caractère plus malléable par le fait que le cadre traditionnel se voit défié, d’une certaine façon. Nous vivons maintenant à l’ère des images, à l’ère d’une abondance d’icônes, pourrait-on dire, et cette abondance même les banalise. Posons alors la question comme suit : pourrait-il y avoir des idées iconoclastes au sein du cinéma même si le cinéma est un art de la figuration règle générale ? Même si cela peut sembler paradoxal de prime abord, je vais tenter de montrer que l’idéal iconoclaste recèle des idées qui peuvent apporter une réflexion sur le sens des images, dont il est de notre devoir de nous interroger sur leur poids et leur influence dans nos vies. Il semble que, sans accepter les situations extrêmes (c’est-à-dire la haine de l’image dans son essence même), on peut quand même constater que l’iconoclasme pose des questions concernant l’image, la figuration, qui ne sont pas dénuées de sens. Ces questions concerneraient l’aspect pernicieux des images, leurs mensonges ou le fait qu’elles ne sont qu’apparences. Rappelons-nous de ce que Platon affirmait au sujet des images et de leur troisième degré de vérité : le lit sur la peinture est l’imitation du lit du menuisier qui est lui-même l’imitation de l’essence même du lit. Si on peut voir chez Platon une attitude réactionnaire, on peut aussi y voir une réflexion philosophique sur la recherche de la vérité qu’il peut y avoir dans l’art. Et j’ajouterais, à la défense de Platon, qu’il avouait lui-même être séduit par les images et par les tragédies, et qu’il lui fallait quand même un certain courage et un certain culot pour se mettre à critiquer un peintre comme Zeuxis ou un écrivain épique comme Homère.

Certains films, à mon avis, traitent d’une forme de contemplation iconoclaste au cinéma. Bien sûr, on serait tenté de se dire que la contemplation iconoclaste au cinéma pourrait se traduire par un cinéma qui exclut le figuratif, par exemple dans le cinéma expérimental. Mais, pour moi, l’iconoclasme cinématographique pourrait également être présent au sein de films tout ce qu’il y a de figuratif. Je serais tentée, au départ, de définir le désir de contemplation au cinéma selon deux pôles, à la fois contraires et complémentaires : d’une part, la récurrence insistante d’une image qui ferait comme en masquer d’autres (ou, pour être plus précis, on pourrait dire que la présence constante de cette image crée une sorte de focalisation exclusive). Il s’agirait alors ici d’une forme moderne d’iconolâtrie. Et, d’autre part, l’absence ressentie d’une image. Ainsi, si une image est absente du film mais qu’elle en est l’idée obsédante, on serait alors encore plus près de l’idéal iconoclaste, qui est de ne pas représenter ce qui est d’une valeur suprême (de façon à en saisir l’essence). Par exemple, le visage du mort qu’on ne voit pas dans La Jetée de Chris Marker ou, exemple encore plus frappant, celui des victimes de l’holocauste dans Shoah de Claude Lanzmann. Sylviane Agacinski dans Le passeur de temps note :

« Le choix de Claude Lanzmann pour son film Shoah a été de s’interdire toute image qui aurait tenté de montrer l’extermination même ou de lui donner une représentation visible, nécessairement dérisoire ou mensongère. Dans ce cas, l’impuissance de l’image n’est pas accidentelle, mais essentielle. [4]».

Drôle de coïncidence quand même que Lanzmann nous montre des rails pour nous faire réfléchir sur les camps et que Kiarostami nous montre une voiture parcourant un paysage montagneux pour dire le drame qu’un tremblement de terre peut susciter. L’un et l’autre ne montrent les morts dont pourtant ils rappellent la mémoire. Et j’ajouterais, drôle de coïncidence aussi que l’un parle des Juifs et l’autre, de Musulmans quand on sait à quel point l’iconoclasme est particulièrement présent dans l’idéologie de ces deux religions ou ces deux cultures au sens large. Ajoutons cette phrase de Besançon : « aucune image de fabrication humaine ne « tient » devant le Dieu juif, parce que trop proche, ni devant le Dieu musulman, parce que trop éloigné. [5] ».

Ce qui est intéressant chez un cinéaste comme Kiarostami, c’est l’espèce de croisement entre sa tradition musulmane et son rapport à la modernité, à la place de l’image dans la société contemporaine. Dans son film Et la vie continue, les personnages parlent sans cesse de la télévision, de son importance dans leur vie. Pourtant, Kiarostami choisit de ne pas filmer des morts comme le font les médias de masse, mais de montrer la vie qui continue. En regardant ce paysage défilant sous nos yeux et ces silhouettes avançant avec leurs vivres pendant qu’on nous raconte la mort de certaines personnes, nous percevons mieux, il me semble, l’essence de la vie que ce que les images choc des médias nous montrent.


Absence ressentie d’une image chez Kiarostami

Abordons donc le film Et la vie continue de Kiarostami. Le dispositif du film se veut d’emblée ambigu quant à son rapport au réel. Le film, comme la plupart des films de Kiarostami, se donne des airs de faux documentaire. Tout au long du film, on suit l’itinéraire d’un père et de son fils sur la route menant à Koker, village de la région du Gilan. L’accès est difficile puisqu’il y a eu un violent tremblement de terre six jours avant qui a dévasté la région en causant plusieurs morts. Nous sommes fictivement aux lendemains du tremblement de terre puisque le film a été tourné cinq mois après les événements. L’homme dans la voiture semble être un cinéaste qui aurait tourné Où est la maison de mon ami ?, c’est-à-dire un film que Kiarostami a tourné précédemment. Pourtant, même si le spectateur pourrait avoir tendance à le croire, le « cinéaste » du film n’est pas Kiarostami. Il l’est symboliquement, tout au plus. Ce qui l’emmène dans cette région dévastée, c’est le fait qu’il cherche à obtenir des nouvelles des deux enfants ayant joué les deux rôles principaux dans le film Où est la maison de mon ami ? .

Tout au long de son parcours, il posera plusieurs fois deux questions : d’abord, « Où est la route menant à Koker ? » et, en montrant l’affiche du film Où est la maison de mon ami ? , « Connaissez-vous ce visage ? ». Il est à noter que même si le film est une fiction, il est vrai que, lors du tremblement de terre du Gilan en 1991, toute la population iranienne s’inquiétait du fait que les héros du célèbre film iranien étaient peut-être sous les décombres ou devenus orphelins.

Dans Et la vie continue, le personnage du « cinéaste » recherche donc tout au long du film les deux héros de Où est la maison de mon ami ?, mais à la fin du film, on ne les a pas encore vu. Pourquoi ce choix narratif ? Est-ce pour créer un simple suspense ou pour une raison plus philosophique ? Kiarostami dira par la suite : « Mes deux héros auraient pu faire partie de ces morts. C’est pourquoi, j’ai remplacé les deux héros par les deux enfants qu’on voit à la fin de Et la vie continue. (…) Dans ce film, les deux personnages qui sont à la recherche des deux enfants ne les trouvent pas, mais ils arrivent à quelque chose de plus important, c’est-à-dire voir en face la vie qui continue. [6]».

Et cette vie, on la voit d’abord à travers ces longs plans filmés à partir de la vitre avant de la voiture montrant un paysage aride mais beau, défilant d’une façon un peu aléatoire, au gré des mouvements opérés par le conducteur de la petite Renauld jaune. Sur les bords de la route, des paysans marchent en portant des vivres, des sacs de ciment, des pelles et d’autres objets. Pour moi, de tels plans révèlent un côté iconoclaste chez Kiarostami du simple fait que ce qu’ils nous montrent n’est pas le visage des deux enfants qui sont le moteur de « l’intrigue », mais bien l’esprit, l’idée de ces deux enfants et surtout, l’idée de la vie qui continue. À la fin du film, seules deux ombres furtives et très éloignées pourront nous donner l’espoir, encore une fois, qu’il s’agit bien des deux enfants. Mais, là encore, Kiarostami ne tient surtout pas à nous faire croire hors de tout doute qu’il s’agit des deux enfants mais bien à nous faire comprendre que deux ombres éloignées peuvent être porteuses d’espoir.

Ce qui frappe également dans le film c’est que, même s’il est question d’un tremblement de terre, même s’il est question de la mort causée par un tel événement, on ne voit aucun mort durant tout le film. Et, là encore, ce choix narratif n’est pas un hasard. Comme dans Shoah, le choix de s’interdire toute image des morts est une façon d’éviter l’aspect dérisoire et mensonger des images. Kiarostami dira que c’est ce qui oppose son film au reportage télévisé, plus porté à montrer la mort et la souffrance (par des images sensationnalistes de morts, de blessés et de désespérés) que la vie et l’espoir. Cet iconoclasme contemporain pourrait donc être lié à une forme de protestation face à la banalisation de l’image de reportage télévisuel. C’est comme si la mise en garde concernant les images d’actualité que nous faisait Walter Benjamin il y de cela plus de soixante ans faisait maintenant partie d’une réflexion sur l’image que des cinéastes tels que Kiarostami développent en montrant, par exemple, un paysage défilant aléatoirement pour parler d’un événement tout aussi aléatoire que peut l’être un tremblement de terre. Ajoutons à cela le fait que Kiarostami est issu d’une culture persane se caractérisant, entre autres, par une défiance vis-à-vis des images. Ainsi, Sylvie Rollet note :« Pour les peintres persans, le motif réel ne sera-t-il qu’un sujet apparent : la peinture, toujours, parle d’autre chose. Ou plus exactement, elle parle un double langage : littéral et figuré [7]».

Le paysage chez Kiarostami se trouve à être une sorte de figuration de la quête de l’image mentale. Il me semble que le paysage se présente ici comme une sorte de plan-tableau, mais pas dans le sens où l’entend Pascal Bonitzer, c’est-à-dire comme un temps d’arrêt dans le mouvement du film, ne semblant « pas pouvoir s’intégrer à l’ensemble, au rythme narratif [8]». Il s’agirait plutôt, comme le note Laurent Roth, d’un appel à l’au-delà du champ, et non au hors-champ.

Un plan du film entre parfaitement dans cette catégorie. Il apparaît alors que le personnage du père, dans le village de Poshteh, regarde autour de lui avant de fixer son regard sur le trou d’une fenêtre par lequel on voit un paysage. À ce moment-là, la caméra opère un zoom sur cette fenêtre, nous permettant ainsi de contempler, pendant quelques secondes, le paysage. Ainsi, en contemplant ce paysage, nous retournons, d’une certaine façon, dans le passé, c’est-à-dire avant que le tremblement de terre survienne et dérange cette quiétude. La fenêtre est bien ici un « outil paysager », côtoyant le portrait peint d’un vieillard contenant une fissure causée par le tremblement de terre. Entre le faux et le vrai tableau, il y a le passage du passé au présent et, lorsque le père s’approche de la fenêtre, il semble vérifier si les éléments naturels du passé sont toujours là, n’ont pas bougé. Kiarostami dira que ce qui l’a frappé en allant sur les lieux du tremblement de terre, c’était de voir que les arbres n’avaient pas bougé. L’aspect iconoclaste de ce plan (se traduisant par « voir » le passé) est tout près de ce que Bonitzer affirme concernant l’espace qui « prolifère en allusions, en échos, en résonances multiples qui renvoient à l’invisible, défini dès lors comme l’insituable. [9]».

Avec un dispositif semblable à celui de Lanzmann pour Shoah, Kiarostami a cependant une approche philosophique contraire : alors que le premier tentait de nous faire sentir les horreurs vécues dans le passé en nous montrant une forêt paisible, Kiarostami tente, au milieu des ruines, de nous faire sentir la paix du passé.

Le rapport avec les médias est présent tout au long du film. Dès le début, on entend un animateur de radio décrire l’ampleur du tremblement de terre. Puis, l’enfant du cinéaste pose trois questions à son père. 1. Qu’est-ce que l’approvisionnement alimentaire ? 2. Les maisons sont-elles faites de ciment ? 3. Qu’est-ce que des tours de transmission ? Et pour moi, il s’agit probablement des trois choses dont il est le plus question aux lendemains d’un tremblement de terre. Ce sont (1) les vivres, (2) l’habitation, au niveau des fondations ou de la structure des maisons (pour vérifier lesquelles sont les plus solides, les plus résistantes à une telle secousse, et lesquelles ne sont pas un bon exemple pour les constructions à venir) et (3) les médias, qui sont partout sur le lieu de l’événement.

Ainsi, pour le monde contemporain, les médias sont aussi essentiels à l’événement dramatique que peuvent l’être les vivres et les tentes. Sorte de représentation du peuple, les actualités ou le journal télévisé mettent en scène la tragédie d’une collectivité (pour ce qui est, par exemple, de catastrophes naturelles) ou d’un peuple (dans le cas, par exemple, d’un génocide ou d’un exode). Leur importance tient non seulement du fait qu’ils livrent des informations, mais également de leur omniprésence spatiale, par leur répétition de photos et de mots, de média à média (d’un journal à un autre, d’un poste de télévision à un autre, d’une émission de radio à une autre, etc), et de leur omniprésence temporelle (par la répétition constante des mêmes nouvelles, même si, il est vrai, celles-ci sont vouées à la superficialité et au remplacement éminent). Benjamin note au sujet des techniques de reproduction (ou de multiplication, comme le note Agacinski): « En multipliant les exemplaires, elles substituent un phénomène de masse à un événement qui ne s’est produit qu’une fois. En permettant à l’objet reproduit de s’offrir à la vision ou à l’audition dans n’importe quelle circonstance, elles lui confèrent une actualité. ».

De même que l’invention du paysage a changé notre perception même des lieux naturels [10], de même, il me semble, les médiums de « reproductions techniques » et de représentation de l’humain en mouvement (comme le cinéma et la télévision) ont changé notre perception du peuple lui-même. Il semble que la vidéosphère tend à nous faire percevoir l’espace public (dont il est question chez Agacinski) comme relevant d’une certaine « transparence », et l’événement médiatisé comme relevant d’une certaine « immédiateté ».

Chez Kiarostami, le point de vue sur le peuple et sur l’événement se veut opposé à celui véhiculé par les médias et même par le cinéma mainstream. Chez lui, le sentiment est ramené à l’intellect par le dispositif de son film : retrouver l’essence des choses, faire fi du fait divers. Kiarostami ne cherche pas à déclencher des émotions aveugles par des manipulations, il cherche à nous toucher par la portée philosophique, voire spirituelle, de son film et non par des visages ensanglantés. De la même façon que Lanzmann (avec une approche toutefois plus historique et plus sombre, ce qui va de soit pour un événement comme l’holocauste, qui n’est pas le résultat d’une catastrophe naturelle mais bien celui de la folie des hommes) évite de montrer les corps décharnés pour provoquer l’émotion. Plus difficile, son parcours du passé par les lieux et les visages du présent (du moins, du présent du film) sait encore mieux nous faire saisir l’aspect irrémédiable d’un tel événement.

Rechercher des images, comme chercher à survivre

Dans une des dernières scènes de Et la vie continue, le père et le fils roulent en voiture et font embarquer à bord du véhicule un enfant qui n’est pas un de ceux qu’ils cherchent (les Ahmadpur) mais bien Mohammad-Reza, figurant du film Où est la maison de mon ami ? Le père lui pose des questions concernant ce qu’il a vécu lors du tremblement de terre, mais la discussion tend à déboucher sur un sujet plus superficiel : le football. Quand Mohammad-Reza raconte comment il a vécu le tremblement de terre, il évoque le fait que, à l’instar de la plupart des villageois, il était en train de regarder le match de football à la télévision lorsque les premières secousses se sont faites sentir. Puya, le fils du cinéaste, lui demande alors de parier sur le prochain match de football, qu’ils espèrent tous deux pouvoir regarder malgré le fait qu’il n’y ait plus d’électricité (à cause du tremblement de terre).

Il est donc question ici de télévision, des passions que peut susciter la télévision. Six jours après le tremblement de terre, un enfant qui a vécu des choses terribles s’inquiète pourtant du dénouement que prendra la finale de football. Je ne crois pas qu’on puisse dire que Kiarostami dénonce un tel fanatisme. Non, il me semble qu’il y a aussi quelque chose de touchant dans le fait de voir qu’un enfant qui a perdu son oncle et sa maison, continue néanmoins de vivre les mêmes choses que tous les enfants de son âge. De plus, on apprend par le fait même sur les habitudes des habitants de la région : ceux qui n’avaient pas de télévision allaient chez l’oncle ou l’ami pour regarder le match de football et, le soir du tremblement de terre, certains ont eu la vie sauve parce qu’ils étaient allés regarder le match ailleurs que chez eux. Mais, au-delà de tout cela, il me semble que Kiarostami veut démontrer dans ce film qu’il y a d’autres façons d’aborder un événement que par des images « émouvantes », pour reprendre les termes d’Agacinski [11]. Dans les Cahiers du cinéma, Kiarostami affirme : « Je crois que j’ai besoin d’un spectateur plus averti. Je suis contre le fait de jouer sur ses sentiments, de le prendre en otage. Quand le public ne subit pas ce chantage sentimental, il reste son propre maître et regarde les faits d’un œil plus conscient. Tant que nous ne sommes pas soumis au sentimentalisme nous pouvons nous dominer et dominer le monde qui nous entoure. [12] ».

Le point de vue de Kiarostami vis-à-vis des médias transparaît dans le rapport dialectique entre l’image et le son : d’un côté, les enfants ne cessent de parler de télévision, allant même jusqu’à parier concernant le dénouement final de la série de match de football et, de l’autre, il y a cette caméra cadrant le lieu et les gens qui avancent à pied. La discussion anodine concernant la télévision prend une autre dimension avec ces images contemplatives : montrer l’espoir qui continue au-delà du drame. Puya et Mohammad-Reza sont à la recherche des images du football comme plusieurs citoyens iraniens étaient à la recherche des images des Ahmadpur, les deux enfants de Où est la maison de mon ami ? , que l’on voulait sains et saufs. Vers la fin du film, Puya et son nouveau copain, Mohammad-Reza, finiront par voir le match de football, grâce à un ingénieux citoyen victime du tremblement de terre plaçant une antenne de télévision près des tentes. Le spectateur, lui, n’aura jamais ce qu’il attend : voir les deux jeunes Ahmadpur.

Kiarostami dira que les spectateurs iraniens se sentirent particulièrement frustrés par la fin de son film. Mais, pour moi, il semble que c’est, entre autres, dans cette fin que réside l’éthique iconoclaste de Kiarostami : ceux qu’on ne voit pas méritent tout autant de considération que ceux qui occupent l’espace médiatique. Ainsi, en montrant des inconnus au lieu des deux jeunes acteurs, il rend hommage aux survivants anonymes, de même qu’aux morts qu’on ne verra pas et qui ne sont plus là pour témoigner de ce qu’ils ont vécu.


Rhéa Jean
Montréal - 2001


1. BESANÇON (Alain), L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme. Paris, Fayard, 1994, p.25.

2. Ibid.. , p.9.

3. DEBRAY (Régis), Vie et mort de l’image. Paris, Gallimard, 1992.

4. AGACINSKI (Sylviane), Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie. Paris, Seuil, 2000, p.175.

5. BESANÇON (Alain), L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme. Paris, Fayard, 1994, 115.

6. KIAROSTAMI (Abbas), Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Édition de l’Étoile, 1997, p.42-43.

7. Article de Sylvie ROLLET paru dans Positif et cité dans L’avant-scène cinéma, numéro 471, avril 1998.

8. BONITZER (Pascal), Peinture et cinéma. Décadrage. Paris, Éditions de l’Étoile, 1987, p.31.

9.Ibid., p.51.

10. Voir à ce sujet : CAUQUELIN (Anne), L’invention du paysage, P.U.F., 1989.

11. AGACINSKI (Sylviane), Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie. Paris, Seuil, 2000, p. 174.

12. Cahiers du cinéma, numéro 493, Juillet-Août 1995, p.85.