«La narration dans les films de Wong Kar-Wai,
c'est comme des portes qui s'ouvrent.»
Claire Denis
Cahiers du cinéma
n° 545

«Les monades n'ont point de fenêtres par lesquelles
quelque chose y puisse entrer ou sortir.»
Monadologie, §7

« Qu'est-ce que vous faites au juste, vous qui faites du cinéma ? Et moi, qu'est-ce que je fais au juste quand je fais ou quand j'espère faire de la philosophie? Eh! Est-ce que l'on a quelque chose à se dire, en fonction de cela ? » demandait Gilles Deleuze aux étudiants de la Fémis le 17 mai 1987. Est-ce que Wong Kar-Wai a quelque chose à dire, à travers les siècles, à Leibniz, philosophe du XVIIème siècle? Et déjà, parlent-ils la même langue? Y a-t-il un dialogue possible entre cette création débridée de concepts imbriqués qu'est le système leibnizien et les images du cinéaste? Peut-on appréhender les constructions narratives du cinéaste comme un véritable système, ou bien ne peut-on alors prendre le terme que dans son sens figuré, le système étant défini comme enchaînement de concepts? Si le sujet apparent des films de Wong Kar-Wai est la rencontre amoureuse, et son corollaire, la rupture, nous verrons que des correspondances ponctuelles s'établissent entre les deux œuvres et font surgir un véritable enjeu philosophique, celui de l'identité personnelle.

Il faut d'abord soulever les problèmes méthodologiques qui enserrent une telle comparaison, qui ne va pas de soi. Deux différences essentielles sautent aux yeux : entre arts, ou disciplines, et entre cultures séparées dans le temps et dans l'espace.

C'est en premier lieu la question que pose Deleuze aux étudiants de la Fémis. Avant d'atteindre le centre de son propos, l'œuvre d'art comme acte de résistance, il lui faut d'abord poser ce en quoi lui, Gilles Deleuze, philosophe, peut parler de cinéma. Il définit la philosophie non comme une discipline qui travaille sur des concepts mais comme une véritable forme d'art, l'art de créer des concepts, ce qu 'il exposera plus tard dans Qu'est-ce que la philosophie?. Chaque art a sa propre manière de créer des idées: la philosophie procède par création de concepts, le cinéma par blocs de mouvement-durée mais à partir de là, des «grandes rencontres» ont lieu tout de même, et Deleuze de citer la rencontre Kurosawa-Dostoïevski. Un concept peut-il être mis en image? Une image peut-elle être conceptualisée? Il me semble que Leibniz comme Wong Kar-Wai cherchent une nouvelle forme d'expression de leurs idées, autre chose que le concept pour Leibniz, plus que des images pour Wong Kar-Wai. Les textes de Leibniz fourmillent d'images, comme s'il tenait à ce qu'on ait une véritable connaissance intuitive de son système. Simple souci didactique ou bien véritable dimension visuelle de son système? La métaphore, image linguistique, donne à voir et c'est peut-être cette acception qui légitime notre comparaison. Par exemple, pour définir l'harmonie, notion centrale dans son système [1], Leibniz prend le terme dans son acception musicale: ce sont les musiciens d'orchestre qui, sans pouvoir s'entendre les uns les autres, jouent en même temps et au diapason. D'autre part, la récurrence de certains motifs chez Wong Kar-Wai amènent ceux-ci à une véritable dimension conceptuelle. Le cheminement qui l'amène jusqu' aux Cendres du Temps est une sorte de mise en place progressive d'un système, qu'il tend ensuite à épurer.

Nous allons repérer dans un premier temps les points de comparaison, à partir des images du cinéaste: quelles sont celles qui rentrent en écho avec les métaphores du philosophe, pour ensuite en dégager les enjeux. Quel problème philosophique, que partage Leibniz, surgit derrière ce repérage?

Nous notons le goût prononcé de Wong Kar-Wai pour le miroir, comme objet reflétant mais aussi distordant. Le motif du miroir se décline suivant deux modalités : réplication à l'identique (le double) et anamorphoses (reflet déformé).Yuddi, le protagoniste de Nos années sauvages, second film du réalisateur, ne cesse de se regarder dans le miroir. Le couple de In the Mood for Love (M. Chow et Mme Chan) ne se regarde pas dans le miroir mais est comme happé par celui-ci. Ce sont les miroirs dans son dernier opus, mais aussi depuis les Anges déchus, qui occupent parfois la plus grande partie du cadre, au point que le reflet du personnage y occupe plus de place que son original. Les reflets dans In the Mood for Love sont essentiellement « anamorphosants ». Les miroirs viennent troubler l'espace. Loin de sembler agrandir les pièces, ils nous empêchent de nous faire une représentation de l'espace, ils viennent perturber notre appréhension des distances et des lieux. Les appartements qu'occupent Tony Leung et Maggie Cheung ont une topographie proprement insituable.

Dans Nos années sauvages, les miroirs devant lesquels Yuddi ne cesse de se contempler et se recoiffe inlassablement sont muets: le reflet de Yuddi est absent. Ce qui prime encore, c'est la dimension psychologique : se mirer dans le miroir est un acte narcissique; Yuddi n'aime que lui-même et il en mourra. Au cours de l'évolution de l'œuvre de Wong Kar-Wai, les miroirs gagnent donc en réflexivité mais, partant, en inexactitude. La réflexion devient indissociable de l'anamorphose. Certes, on peut déjà trouver des réponses à ce motif récurrent: le miroir dans In the Mood for Love renvoie au contrechamp (ou plutôt « champ» car le couple invisible est premier chronologiquement et structurellement) que nous ne verrons pas, celui du couple adultère «originel». Le miroir est une image pour cette structure d'écho binaire: un couple se constitue parce qu'un autre couple s'est déjà constitué. Le couple de Maggie Cheung et Tony Leung, bien qu'il soit le seul que nous voyons à l'écran, est pourtant la réplique anamorphosée d'un couple premier invisible. Ils rejouent la rencontre de l'autre couple, ils n'ont de relation qu'à travers ce dernier. C'est plus qu'une correspondance, c'est une inclusion [2]: l'histoire du couple original fait partie de leur propre histoire. Ce qui revient à dire qu'ils ne répètent pas cette histoire première: la preuve en est que leur rencontre sera manquée, qu'ils n'oseront véritablement la vivre, à la différence du couple «original». Elle est prédicat de leur propre histoire.

Tous les autres films mettaient déjà en oeuvre cette structure inclusive, binaire dans les cas les plus simples ou polyphoniques pour les plus complexes, en gardant le champ qui dans In the Mood for Love est évacué au profit du contre-champ: deux femmes se disputent Yuddi dans Nos années sauvages, le premier policier de Chungking Express (matricule 223) se fait abandonner par deux May le même jour, et même Yuddi qui semble le personnage central, dont il n'y aurait donc pas de reflet sous peine de le destituer de ce statut, trouve son écho dans un épilogue énigmatique, «une relance fictionnelle qui ne sera jamais développée» suivant J.P. Lalanne (dans la première partie de l'ouvrage collectif Wong Kar-Wai, «De l'intérieur des images») : l'apparition à la toute fin de Tony Leung, dans toute son élégance, répond aux coups de peigne maniaques de Yuddi, comme si ce dernier -qui vient de mourir- se réincarnait. Et en effet, la substance individuelle ne saurait connaître «une mort à la rigueur»: «Et puisque ainsi il n'y a point de première naissance ni de génération entièrement nouvelle de l'animal, il s'ensuit qu'il n'y en aura point d'extinction finale, ni de mort entière prise à la rigueur métaphysique...» [3].

Le miroir est donc bien plus qu'un simple effet esthétique: il semble intrinsèquement lié à la structure narrative. Chungking Express fonctionne suivant un diptyque : dans la première partie le policier 223 se remet de sa rupture avec une May que nous ne verrons pas, puis rencontre la dealeuse incarnée par Brigitte Lin ; la seconde partie, c'est encore un policier, Tony Leung (matricule 663), sa rupture avec une hôtesse de l'air et sa rencontre avec Faye. Mais cette structure n'est pas un dispositif rigoureux qui enfermerait les personnages dans leur histoire: avec une seconde vision plus attentive, on se rend compte que Tony Leung et Faye font de brèves apparitions dans la première partie, au coin des rues. Il existe donc bien une structure mais poreuse, comme si les personnages se contaminaient à l'intérieur du film, et pour mieux nous dire que ces deux histoires ne font finalement qu'une. Les Cendres du Temps porte à son comble cette structure de correspondances, d'échos: quatre couples se font et se défont, les personnages prennent tour à tour la parole. Trouvant le dispositif trop complexe, Kar-Wai décide de l'alléger avec Happy Together et In The Mood for Love qui se concentrent chacun sur un seul couple, mais sans faire disparaître les autres couples, autant de virtualités laissées dans le hors-champ.

Le miroir symbolise donc, dans ses modalités de réplication et d'anamorphose, «différence et répétition», une structure où les histoires des personnages se font écho au sein d'un même film. Mais cette structure polyphonique se retrouve à l'échelle de l'œuvre: Les Anges Déchus est comme une variation sur Chungking Express, avec des inversions mais conservant la même structure: toutes les combinaisons possibles à partir de deux couples, et le sang-froid du tueur dans le premier qui renvoie à celui de Brigitte Lin dans le second. Chaque personnage de Wong Kar-Wai, bien que souffrant de solitude dans la diégèse, renvoie, à l'échelle de l'œuvre entière à tous les autres qui souffrent et vivent la même chose, il «exprime» tous les autres. Wong Kar-Wai dit lui-même «Mes trois premiers films forment une trilogie au sein de laquelle tous mes personnages sont interconnectés.» [4] Est-ce à dire qu'ils n'ont pas d'individualité propre? Qu'ils ne sont que des répétitions à l'identique? Non, chacun est un reflet parcellaire de l'œuvre, exprime une partie de l'œuvre de son point de vue.

Intervient la seconde modalité du miroir, à savoir l'anamorphose, ou reflet déformé par le point de vue. Le point de vue définit l'identité: chacun voit à partir de là où il se trouve. Le miroir et sa variante sont des motifs récurrents chez Leibniz: «la monade est le miroir du monde» est une image que Leibniz ne cesse de reprendre et de décliner, dès le Discours de Métaphysique (article 9):«toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de dieu ou bien de tout l'univers, qu'elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde.». À cette époque Leibniz appelle substance individuelle ce qu'il désignera ensuite du nom de «monade». Car la question de l'individualité est première chez Leibniz (mais nous verrons ensuite qu'elle a des fondements métaphysiques). Il s'agit pour lui de concilier l'individu et le concept : c'est la «notion individuelle», individuelle parce que liée à un point de vue singulier qu'elle est seule à occuper mais notion parce qu'elle possède le tout en elle, dont elle n'exprime clairement qu'une partie, suivant son point de vue.

Nous voyons donc que le miroir chez Leibniz c'est la réflexion du tout par chacun mais aussi ce point de vue sur le monde, c'est à dire l'anamorphose: nous voyons la même chose, mais tu ne pourras jamais voir de la même manière que moi car tu ne peux te mettre à ma place. Surgit un problème commun au cinéaste et au philosophe, ainsi qu'un réseau d'images similaires pour en parler: l'identité, et son corollaire la communication. Qu'est-ce qui fonde la notion d'identité? Et comment la communication est-elle possible entre individus? L'un ne se comprend pas sans le tout. Et les personnages de Wong Kar-Wai sortent de leur solitude par cette expression réciproque. La notion d'expression du même coup fonde l'identité et permet la communication.

Si l'un ne va pas sans le tout, un monde sans point de vue n'est que pure idéalité. Le monde de Wong Kar-Wai ne semble pas exister indépendamment des êtres qui l'habitent: il y a très peu de paysages, de plans d'ensemble. Les images ne sont là que par les personnages qui les occupent. Le plan récurrent de la palmeraie dans Nos années sauvages est à cet égard édifiant. Il apparaît une première fois au moment du générique (dans le pré-générique, Leslie Cheung -Yuddi- rencontre Maggie Cheung au stade où celle-ci travaille), décontextualisé: aucune forme de raccord avec ce qui le suit ou le précède. Il tranche sur ce qui l'enserre comme plan de nature dans un film urbain, et par ses teintes bleutées oniriques. D'où vient ce plan? Et qu'a-t-il à voir avec l'univers diégétique? Est-ce un plan rêvé par l'un des personnages? Le plan réapparaît à la fin et trouve alors son explication: Yuddi agonise dans le train aux Philippines et la dernière chose qu'il voit est cette palmeraie bleutée par le soleil levant. Ainsi cette image qui paraissait insituable trouve-t-elle finalement un énonciateur. Nous ne voyons pas plus des villes ou des paysages que ne sont susceptibles d'en voir les personnages. Ce sont les point de vue sur le monde qui constitue celui-ci, il ne les précède pas. Le monde n'existe qu'enveloppé dans chaque âme :«l'objectivité et la réalité du monde se confondent strictement avec le rapport des sujets entre eux» dit Deleuze dans son cours du 16 décembre 1986 à Vincennes. Et si le monde n'est rien indépendamment d'eux, c'est que le monde est en eux. Et nous voyons comment l'idéalité du monde en soi fait système avec la notion de point de vue.

Les structures narratives de Wong Kar-Wai doivent leur grande souplesse apparente à la contingence que le cinéaste préserve au cœur même de l'univers diégétique. Préserver au hasard sa contingence: ils auraient tout aussi bien pu ne pas se croiser, ne pas se rencontrer. Et il y a souvent des rencontres ratées : dans Fallen Angels, le muet revoie la femme dont il était amoureux mais elle ne le reconnaît pas, il a beau se démener, gesticuler, elle ne le voit pas. Mais il rencontre ensuite l'agent du tueur. Yuddi de Nos années sauvages, retrouve aux Philippines le policier qui travaillait près de chez lui à Hong-Kong mais ils ne se reconnaissent pas, du moins pas tout de suite. C'est que les vérités de notre monde ne sont pas les vérités mathématiques. À la nécessité des secondes s'oppose la contingence des premières. Dans un autre monde, le tueur serait peut-être tombé amoureux de son agent. Si tout a une raison, puisque c'est le meilleur des mondes possibles, Leibniz, pour préserver la liberté dans le domaine des actions humaines, distingue les vérités mathématiques des vérités de fait: les premières obéissent au principe de non-contradiction, tandis que le contraire des secondes n'impliquent pas contradiction: César aurait pu ne pas franchir le Rubicon. M. Chow et M Chan auraient pu vivre une histoire.

Si le point de départ -le problème de l'identité- et le point d'arrivée -les images - se correspondent, le cheminement n'est pourtant pas le même, et ce sont là les limites de notre comparaison. La pensée de l'individualité est sous-tendue chez Leibniz par la nécessité de faire une théodicée (montrer que Dieu est juste et donc que tout a une raison). Leibniz ne part pas de la monade pour découvrir que celle-ci implique Dieu. C'est le projet de justification divine qui est premier: «Ainsi l'univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu'il y a de substance, et la gloire de dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu et l'imite autant qu'elle en est susceptible.» [5]. Le système de Leibniz est donc indissociable de son ambition métaphysique et théologique. La monade n'exprime clairement et distinctement [6] qu'une partie de l'univers, suivant son point de vue. Et c'est Dieu qui comprend tous ces points de vue, et qui voit distinctement tout l'univers en les harmonisant. Les monades leibniziennes ne prennent sens qu'avec Dieu, sinon ce serait une sorte d'atomisme psychologique. Certes, César aurait pu ne pas franchir le Rubicon en théorie, car le contraire n'implique pas contradiction, mais c'est impossible suivant le principe de raison suffisante qui régit les vérités de fait et la perfection divine: Dieu choisissant le meilleur des mondes possibles, il y avait une raison pour que César franchisse le Rubicon.

Bien sûr, cette ambition métaphysique, et systématique est absente chez Wong Kar-Wai: point de théodicée chez le cinéaste de Hong-Kong. Les visées diffèrent. Mais comme créateur démiurge, c'est lui qui organise tous ces points de vue, harmonise les dissonances, les coordonne dans le film et d'un film à l'autre. Si c'est Dieu qui choisit le meilleur des mondes possibles, suivant le principe de raison, c'est Wong Kar-Wai qui choisit les meilleures combinaisons possibles.

Delphine Agut
2001



1 - Un seul concept de Leibniz demande, pour être explicité, de convoquer l'ensemble du système. Par exemple, l'identité renvoit au point de vue, qui appelle l'harmonie, et en définitive, Dieu. Dieu est bon, il a donc fait le meilleurs des mondes possibles, celui où il y a un maximum d'harmonie : s'il y a du mal dans un endroit du monde, il ne peut qu'être compensé par un bien plus grand ailleurs.

2 - Ce qui renvoit à l'identité logique leibnizienne: inclusion du prédicat dans le sujet ; article 8, Discours de Métaphysique : « la nature d'une substance individuelle ou d'un être est d'avoir une notion si accomplie qu'elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. »

3 - Article 7, Système nouveau de la nature et de la communication des substances.

4 - Voir www.ifrance.com/hkcinemagic

5 - Article 9, Discours de Métaphysique.

6 - Sur la notion d'expression et les degrés de la connaissance, de la confusion à la distinction : article 24, Discours de Métaphysique et surtout Meditationes de cognitione, veritate et ideis.