Romance

L’audace de Romance ne se limite pas à son imagerie (dont on a déjà trop parlé et sur laquelle on ne s’étendra pas ici), elle concerne aussi le propos et, de façon plus pernicieuse et plus complexe, la relation qu’entretient le film avec son spectateur.

On en ressort avec une impression d’incomplétude, le film passant sans heurt de sa thèse à son antithèse - tellement qu’on en vient à se demander si Breillat ne s’est pas un peu mélangé les pinceaux, mais non (du moins je ne crois pas). Parce qu’extrêmement sournois, Romance s’avère difficile à aborder ; c’est ici avec certaines craintes que je m’y lance [1].

Au centre du film, une jeune femme (Marie - passons) qui ne cesse de parler. Personnage-narrateur, elle lance mille réflexions sur le couple et la sexualité. Cette narration mur à mur donne inévitablement l’impression au spectateur d’assister à une œuvre essentiellement littéraire (un reproche auquel le film n’a pas échappé) - d’autant plus que Breillat est d’abord écrivain. On écoute, convaincus que nous sommes que le propos nous sera gentiment servi, s’écoulant de la bouche de Marie. Pourtant, bien que Marie parle énormément, elle ne dit rien (et elle le dit [2]) - ou plutôt elle dit tout, seulement ça nous échappe parce qu’elle parle trop (et que son discours est confus). Cachée dans son monologue, cette phrase qui comme une clef nous ouvre le film : « L’image vous compromet tout autant [que la réalité], à partir du moment où elle vous représente ». Et à partir de là, nous pouvons repenser le film au-delà de sa superficielle littérarité afin de comprendre le génie purement cinématographique dont fait preuve Breillat.

L’image nous représente

Par un (double) tour de force, la cinéaste rend l’identification [3] des spectateurs aux personnages qu’elle leur présente inévitable. L’image nous représente - impossible d’y échapper.

1. La femme/Marie

Marie est un personnage solide et complexe (voire confus) échappant totalement à la dichotomie vierge/putain dans laquelle sont enfermés la plupart des personnages féminins des cinémas commerciaux [4]. Ses nombreuses réflexions tissent une toile très large dans laquelle ne manqueront pas de se prendre la plupart des spectatrices à un moment ou à un autre, mais Breillat ne se contente pas de proposer, elle impose. Sa Marie trône sur le récit et en a le monopole : elle en est la narratrice, est présente dans toutes les scènes [5] et est la seule femme qui ouvre la bouche dans le film [6]. Marie est une entité, elle n’est pas dans Romance une femme, elle est La Femme - les autres n’ont pas besoin de parler parce qu’Elle le fait en leurs noms [7].

L’utilisation des miroirs va aussi en ce sens. Bien sûr, ils mettent l’image en abyme et sont utiles à énoncer l’objet de la réflexion principale du film (l’image de la femme), mais ils ont aussi pour utilité de proposer en image une réflexion de la spectatrice, car c’est Marie qu’on y voit - l’écran comme miroir [8].

2. L’homme

Romance semble proposer différents modèles d’hommes, un espèce de catalogue faisant le tour de la question. Pourtant, comme pour l’identification féminine, l’identification du spectateur mâle est sournoisement (et brillamment) aiguillonnée par Breillat... mais passons tout d’abord à travers ce catalogue [9].

2.1 Paul

Paul est mannequin. Paul est beau. Paul n’a rien à dire d’intelligent. Il n’est pas amusant, pas compétent, pas intéressant. Caricature d’innombrables personnages féminins ayant peuplé et peuplant les écrans de cinéma, Paul sert principalement à démontrer ce que Breillat dénonce. Paul n’a aucune substance, aucune utilité [10]. Il y a ici renversement de la misogynie dont fait preuve le cinéma commercial - Paul attaque le spectateur masculin, Paul est un reproche : son sexe est mou et minuscule [11], son incapacité (son refus sexuel) est la source du malheur de Marie.

Breillat n’utilise pas le personnage de Paul pour faire une attaque mesquine contre les hommes, elle affiche clairement la démonstration ; la réflexion [12] proposée sur l’image de la femme ne laisse aucun doute sur les intentions de la cinéaste. Ainsi, pour ne pas qu’il y ait confusion, le personnage de Paul est de différentes façon associé à la femme cinématographique (il se voit féminisé, l’usage de ce terme est ici consciemment péjoratif) :

· Le film commence alors qu’il se fait maquiller.
· Il est mannequin (et donc, qu’une image pour des publicités)
· Lorsque, finalement, il baise Marie, celle-ci lui dit qu’elle est l’homme et lui la femme.

2.2 Paolo

Paolo est veuf. Paolo est séduisant. Il est attentif, compréhensif, délicat et respectueux. Paolo est un très bon amant, il peut faire l’amour encore et encore et le discours de Marie nous laisse supposer qu’il bande dur et bien. Paolo n’a pas fait l’amour depuis longtemps et son sexe est aussi gros que son désir. L’autre face de la médaille, Paolo a la même utilité de démonstration que Paul - alors que ce dernier représentait la vierge castratrice, Paolo est la putain réaliste [13] et parfaite. Prêt à baiser un peu n’importe qui et obéissant au lit, il sert lui aussi à la critique de Breillat. Il n’est qu’une image. Le choix de Rocco Siffredi pour interpréter Paolo n’est certes pas innocent en ce sens - icône masculin reconnu pour sa bite et ses prouesses, il fait figure de Pamela Anderson mâle (qui est elle reconnue pour sa poitrine et ses prouesses). Star de la porno, il est déjà une image, et dans plus de cent films... Paul/Paolo, une seule et même chose - une impossibilité rendue possible médiatiquement.

2.3 Robert

Psychiatre et sexologue, mais surtout inlassable et pervers, Robert est la seule figure disponible à l’identification du spectateur masculin. Encore, Breillat impose - non seulement il est seul, Robert est le spectateur. Si les miroirs renvoient à la spectatrice l’image de Marie, ils renvoient au spectateur celle de Robert. La cinéaste en fait un consommateur de spectacle (télévisuel et théâtral), un spectateur : Robert déclare vivre dans « un théâtre » (détail important sur lequel je reviens plus loin), sa décoration découle de ce qu’il voit à la télévision, ceci pour plaire (« Les filles ce qu’elles veulent c’est reconnaître ce qu’elles ont vu à la télévision »). Aussi, sa sexualité est optique (d’ailleurs, qui d’autre qu’un spectateur de cinéma peut se vanter d’avoir possédé 10 000 femmes ?), après sa première séance de bondage avec Marie il lui dit : « C’était bien pour toi aussi ? Pour moi c’était très joli » et plus tard, alors qu’elle est attachée : « Tu es jolie comme ça, c’est très beau ». Robert prend son plaisir, à l’instar du spectateur, dans la vision et non dans l’acte (ce n’est pas bon, c’est beau).

« La seule possibilité d’amour avec les femmes passe par le viol. Les femmes se donnent très facilement au premier venu » déclare Robert. À partir du moment où ce personnage est associé au spectateur, cette déclaration devient très importante dans le propos de Breillat - c’est la responsabilité de l’image sous toutes ses formes qu’elle remet en cause ; l’image (tout ce qu’elle contient comme information) est dangereuse, elle est la cause de conditionnements psychotiques. Le problème de la réception crédule est ici incorporé au film, mais il n’est pas pour autant désamorcé de la réception de Romance lui-même, pas encore...

C’est un théâtre

La réflexion sur l’image que propose Catherine Breillat avec Romance va très loin et est très complexe (elle n’est pas sans rappelé L’empire des sens de Oshima). Ce que je fais ici est somme toute assez sommaire et mériterait un traitement plus exhaustif.

« C’est un théâtre. Tu vois, il y a une estrade... en fait, c’est une scène. Je fais des répétitions ». On l’a vu, l’idée rattache le personnage au spectateur, mais elle rattache également le sexe (les répétitions que Robert fait sont indubitablement sexuelles) au spectacle. Afin de ne pas tomber dans le piège du ‘réalisme’ cinématographique qu’elle dénonce, Breillat affiche clairement son film comme œuvre. Les exemples de cet énonciation de l’artifice sont nombreux : Robert attache Marie, la première fois, debout entre deux rideaux rouges, concrétisant ainsi l’état de théâtre de l’endroit ; encore, les mêmes rideaux rouges les encadre lorsque nous les voyons manger ensemble au restaurant ; l’examen gynécologique présente le sexe de Marie offert en spectacle (en objet d’étude) à des étudiants de médecine ; etc. Bien sûr, tout ce qui concerne le bondage et les rapports voyeurs de Robert font partie de l’ensemble.

Montrer clairement le sexe cinématographique comme spectacle sert à étirer la réflexion sur l’image à la pornographie et à créer une nouvelle image (en s’assurant la conscience de son état d’image) : celle d’une femme sexuée possédant un désir autre que celui de plaire et de satisfaire.

En passant de réflexions sur l’aspect dangereux de l’image et de sa réception crédule, à l’idée que l’image nous compromet à partir du moment où elle nous représente pour en arriver à l’imagerie du cinéma pornographique (sur laquelle Marie revient à quelques reprises), Romance boucle son propos - pas nécessaire d'en dire plus. La cinéaste ne propose pas une réflexion ferme et achevée sur l’image de la femme, elle invite plutôt son spectateur à réfléchir la chose, elle lui donne les pistes, fait les démonstrations qu’elle a à faire, mais ne digère pas tout pour lui. Et c’est sans doute là où le film déroge le plus de la production cinématographique commerciale - ne prenant ni sa spectatrice, ni son spectateur pour un imbécile.

Reste une chose exceptionnelle démontrant le génie et l’audace de Breillat. Possiblement parce que convaincu de se trouver devant une œuvre essentiellement littéraire le spectateur se fait passer cette ligne sous le nez, ceci sans qu’il frétille ou ne couine : « Tu prends 10 hommes dans l’assistance, tu leur coupes la queue, tu les mets dans un panier - pas un qui reconnaît la sienne » - ceci peu après avoir déclaré être dans un théâtre. Le film menace.

 

Sébastian Sipat

 

1 - Le film de Breillat est une expérience m’apparaissant tout aussi sensorielle qu’intellectuelle et j’ai inévitablement l’impression, au visionnement de Romance, que la réalisatrice réussit tout de même à m’avoir quelque part...

2 - Ceci à deux reprises dans le film : « De toute façon, j’aime pas dire les choses » dit-elle à Robert et plus tard, à Paul : « Je ne dis rien ».

3 - Je parle ici de ce que Metz a qualifié d’identification secondaire, celle qui se fait au personnage ou à l’acteur.

4 - On serait tenté d’ajouter la figure de la mère, mais celle-ci se révèle plutôt absente du film commercial (ou simplement utilisée comme support à une situation) - on pourrait dire que Marie passe à travers ces figures, mais ne s’y cristallise pas.

5 - Exceptées la scène d’introduction (mais la coupe nous laisse supposer qu’elle était présente à la session de photo) et l’explosion de l’appartement de Paul (un plan de moins d’une seconde).

6 - Ce n’est pas tout à fait exact : dans un plan très large et avec un casque de moto sur la tête, la sœur de Paul dit : « Ça va » - et c’est à ce moment qu’on prend conscience qu’aucune autre des femmes que l’on croise n’a émis un son dans le film.

7 - Le « Ça va » acquiesce ainsi au discours de Marie.

8 - Cette idée va à l’encontre de celle que Metz propose : « Le spectateur est absent de l’écran [...] il ne peut s’identifier à lui-même comme objet » (METZ, Christian. Le signifiant imaginaire. Christian Bourgeois, France.1992. p.68). Bien sûr, l’idée est intouchable au sens strict, mais je crois que le spectateur a plus de facilité à s’identifier à l’image lorsqu’elle est image de lui (ou image le représentant) - dans le film en question, la chose devient encore plus complexe concernant le personnage de Robert.

9 - Vue ici, la chose semble assez grossière, mais une des grandes réussites du film est de présenter tous ces personnages clairement construits de façon extrêmement subtile.

10 - Je crois d’ailleurs que, comme l’image de la femme dans le cinéma commercial ne représente personne, il est impossible de s’identifier à Paul autrement qu’en se sentant caricaturé, lésé, voire opprimé.

11 - Assez amusant. Bien que Marie lui dise que c’est bien qu’il tienne dans sa main, elle dit plutôt à Paolo que la grosseur importe, et pas que la longueur, l’assise aussi. Elle se moque des bites maigres, des courtes (des « bites de chien ») et de ceux qui « bandent trop mou » - des qualificatifs qui vont assez bien à Paul.

12 - Certains diront « féministe », disons plutôt « pertinente ».

13 - Je précise réaliste parce qu’à première vue et pour le spectateur non-suspicieux, le personnage de Paolo semble l’être (de la même façon que puissent l’être les personnages de Baywatch ou tous les personnages de femmes-façades que propose le cinéma hollywoodien - que ce soit la James Bond Girl, Catherine Zeta-Jones dans Entrapment, Shannon Tweed ou Jennifer Aniston, etc., etc., etc.).