Rumble Fish

Une entité immatérielle, un ordre inné à toute conception, même une science lorsque définie par l’homme, guide, règle et peint de sa plume toute puissante les destinées et permet l’achèvement et l’évolution: le temps. Cette grandeur incontrôlable et incommensurable - caractérisant à la fois la durée des phénomènes et les instants successifs de leur déroulement - gère la vie de l’homme de façon inimitable, intelligente et sans anicroche. Le temps se manifeste par l’intermédiaire matériel et c’est à nous de l’interpréter, par la suite, dans ce qui entoure et complète cette matérialité, c’est-à-dire par la forme, essentiellement en relation avec le contenu. Dans Rumble Fish, on nous donne à goûter - par l’ouïe et la vue - un hommage bien étudié rendu à cette temporalité. Bien que le film tourne autour de l’histoire d’une relation complexe entre deux frères (une belle métaphore avec des poissons bagarreurs), le temps et ses acolytes sont ici les maîtres de ces deux apôtres dont nous suivrons l’histoire et son déroulement.

Une légère entrée en matière

Les frères Rusty James (Matt Dilon) et The Motorcycle Boy (Mickey Rourke) agissent tous deux comme les aiguilles d’une horloge. Si on compare leur relation au temps (et ce d’une manière des plus matérielle, l’horloge), Motorcycle Boy joue ici le rôle de l’aiguille des heures et Rusty James celui de l’aiguille des minutes - cette dernière courant toujours éperdument après l’autre, qui elle va tranquillement, sans énervement. Une scène particulière traduit bien cette courte comparaison lorsque les deux personnages se tiennent adossés à une énorme horloge sans aiguille. Rusty James au-dessous du point de jonction et Motorcycle Boy la tête au-dessous du chiffre trois, prennent ainsi leur place respective de médiane et majeure. De plus, le premier à sortir du cadre est Rusty James (les minutes s’envolant plus vite que les heures). Mais allons plus loin afin de mieux comprendre la signification de ce détail particulier.

Le sonore, le coeur même du film

L’utilisation du son (à des fins d’annonciation et de ponctuation) dans ce film de Coppola résulte d’un travail acharné et remarquable, et d’un constant souci de construction dramatique. Le tout exprimant constamment la temporalité omniprésente.

La trame sonore du film composée par Stewart Copeland supporte très bien ce temps maître-d’œuvre : elle est constituée en majorité de petits sons clairs, secs et consécutifs, rappelant le tic-tac d’une horloge et d’un gros coup de tambour répété à intervalle régulier, représentant le compte des heures (les heures restantes à Rusty James). Ce rythme constant assure une fidélité à la thématique temporelle du film. De plus, cette trame sonore n’est pas utilisée uniquement comme son d’ambiance, c’est-à-dire comme accompagnement. Non, elle est présente et forte. Dès que le film commence, le premier son de tambour (sur l’image de l’affiche) nous fait sursauter. Lorsque la bataille de groupe entre en action, la musique devient plus forte et nous entraîne dans un combat encore plus délirant (accentué de plus belle par Micheal Smuin, chorégraphe de cet affrontement théâtral). Le support de la trame sonore permet donc de mieux réaliser que le temps est continuellement en action.

Les effets sonores rendent l’oeuvre encore plus captivante car ils annoncent le contenu de la scène à venir ainsi que la personnalité des personnages. Il est intéressant de noter qu’à l’exception des tic-tac d’horloge (et de la musique), tous les sons sont diégétiques (rappelant une fois de plus le statut supérieur et unique du temps). Lorsque nous entrons pour la première fois dans le restaurant de Benny, la coupe qui s’effectue entre le ciel et l’annonce du restaurant est accompagnée d’un bruit de boules de billard qui s’entrechoquent, nous donnant ainsi, en plus d’une idée du type d’endroit où nous sommes, une introduction à la nature de la personnalité de Rusty James - comparable à une boule de billard cognant les autres (ses amis) et les emmenant avec elle. Comme de vrais poissons batailleurs, l’un commence et les autres se mettent de la partie ; Rusty James amènera ainsi tous ses amis dans la bataille. Le fort bruit du train, accompagnant l’arrivée de l’autre bande de jeunes sur les lieux de l’altercation, nous donne non seulement une idée de la violence avec laquelle le tout se déroulera, mais crée également un certain suspense (ce son, cette machine colossale venant avec l’autre bande, suggère l’idée que cette troupe est beaucoup plus forte que celle de Rusty James).

De tous les sons présents, ceux du tic-tac d’une horloge sont les plus intéressants et les plus expressifs en ce qui concerne le déroulement des événements et la constante évolution dramatique. En premier lieu, nous pouvons y voir un modèle linéaire (contrairement à la narrativité du film qui est non-linéaire) de ligne pleine, donc, délimitée par deux points. La première fois que nous entendons le son de tic-tac, Rusty James est chez Patty (Diane Lane). Il est en retard pour la bataille et ses amis l’attendent. Ce tic-tac amorce le fait que Rusty James se détachera lentement de sa bande et introduit le personnage de Motorcycle Boy. Rusty James commence ici son évolution, tout comme le segment en son point A. Ensuite, nous avons ces mêmes sons qui reviennent régulièrement, mais seulement lorsque Rusty James est en scène. Nous assistons ainsi au compte à rebours pour Rusty James. Compte à rebours pour son éventuelle mort (symbolique, nous y reviendrons un peu plus tard) – et de son accomplissement de soi-même. Finalement, le segment se termine sur un dernier tic-tac, le point B, lorsque Motorcycle Boy, ayant accompli son devoir envers son jeune frère (lui montrer le droit chemin) se dirige vers sa propre mort.

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Lorsque Motorcycle Boy fait son apparition, Rusty James commence son évolution et le déroulement vers le dénouement final débute réellement. Donc, dans certaines scènes, des plans rapprochés ou même des gros plans apparaissent sur des horloges, et cela uniquement lorsque Rusty James est seul. Si nous additionnons chaque heure qu’indiquent les différentes horloges, nous arrivons à un compte (à quelques minutes près) de 12 - minuit - heure à laquelle les comptes de fée atteignent souvent leur apogée narrative. Le film ici n’y fait pas défaut : à la fin dans l’animalerie, Rusty James et Motorcycle Boy sont réunis, pour la dernière fois, et dans le fond de la pièce l’horloge indique minuit, Rusty James s’est découvert et Motorcycle Boy s’en va mourir.
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Une forme visuelle qui se meut et en dit long

La caractéristique principale qui ressort de Rumble Fish est le fait que ce dernier fut tourné en noir et blanc avec quelques scènes en couleur. Choix principalement artistique, le noir et blanc permet aussi de traduire l’univers terne et morne (bien qu’il bouge énormément) dans lequel sont enfermés, comme des poissons dans un aquarium, les jeunes de la rue. Le noir et blanc est également diégétiquement pertinent afin de démontrer la force de Motorcycle Boy, ce dernier étant daltonien, sur le développement de Rusty James et de son univers. Cet univers et ses habitants que le temps gruge. Les couleurs ne sont présentes que lorsque l’on voit ces poissons batailleurs et aussi dans le dénouement final du film lorsque Rusty James défonce la vitre de la voiture. Cette scène est particulièrement intéressante non seulement à cause de l’alternance entre noir, blanc et couleurs, mais aussi par son montage.

Après le décès de son frère, en essayant de libérer les poissons de l’aquarium pour les mettre dans la rivière, Rusty James complète l’acte de celui-ci vers la liberté en les versant lui-même dans cette rivière. Il accomplit donc l’évolution que Motorcycle Boy essayait de lui inculquer. Lorsque Rusty James défonce la vitre de l’automobile de police, c’est son propre reflet qu’il frappe (comme les poissons batailleurs se battant avec leurs reflets sur les parois de l’aquarium). C’est ainsi qu’un montage intellectuel (phase finale) entre en jeu, empruntant aux concepts développés par Eisenstein. La scène se présente comme suit :

[1.1] gros plan sur les gyrophares en marche de l’automobile de police, n&b (1sec.50)
[1.2] panoramique débutant sur une gros plan de profil de Rusty James jusqu’à sa réflexion dans la vitre arrière de l’automobile de police. Pendant le mouvement, on passe du n&b à la couleur. Rusty James frappe sa propre réflexion dans la vitre, enragé. (5sec.50)
[1.3] même que 1.1 (0.7 sec)
[1.4] plan rapproché sur le reflet de Rusty James dans la vitre, n&b. Rusty James continue de frapper. (0.6 sec)
[1.5] gros plan couleur sur les gyrophares, un rouge vif (0.5 sec)
[1.6] gros plan sur le visage de Rusty James qui frappe toujours. n&b (0.5 sec)
[1.7] même que 1.1 (0.5 sec)
[1.8] plan moyen sur l’automobile avec, au centre du cadre, le reflet de Rusty James qui fracasse la vitre. n&b (0.5 sec)
[1.9] même que 1.1 (0.2 sec)

Nous avons donc un montage métrique parce que les plans sont un enchaînement mathématique calculé, ressemblant à des pulsations (alternance des plans: Rusty James, gyrophares, Rusty James, gyrophares, etc. = battements de coeur: toujours deux coups successifs). Un montage rythmique: la durée des plans diminue en longueur (un crescendo de vitesse) à mesure que Rusty James frappe de plus en plus vite et de plus en plus fort. Un montage tonal: l’utilisation de la couleur – notez que le plan sur le rouge vif des gyrophares est la médiane des plans rythmiques, ne comptant pas les deux premiers plans – et du noir et blanc en plus de la musique et des sons qui eux aussi accélèrent le tempo et donnent du poids à la force de frappe de Rusty James (les coups de tambour). Un montage harmonique, dans lequel chaque élément joue sa "partition", le tout créant une oeuvre complète avec une harmonie traduisant une sensation physique et psychologique. Finalement, ce montage intellectuel amène l’aboutissement de la thématique de l’évolution de Rusty James [1], en plus de la métaphore des poissons bagarreurs.

L’utilisation du fast-motion est aussi très intéressante. D’un côté purement esthétique, nous avons droit à de fabuleux plans (du ciel, des nuages, de la ville, etc.) dans des motions ultra rapides qui ajoutent un cachet visuel au film, mais la technique sert aussi à autre chose : traduire l’influence du temps. La première idée qui nous vient en tête avec ce genre de plan est celle du temps qui passe rapidement, étouffant les personnages. Une scène de ce type démontre bien cette idée d’emprisonnement lorsque nous voyons, sur un édifice, l’ombre des barreaux de son escalier projetée sur toute la bâtisse à mesure que le soleil se déplace. L’ombre des barreaux recouvre finalement l’édifice, emprisonnant ce dernier. De plus, la scène est située juste avant que Rusty James et Steve (Vincent Spano) "meurent".

Ces deux compagnons, deux antithèses, meurent - ou plutôt, leurs anciennes personnalités meurent, les deux ressuscitant sous un nouveau jour. Lorsque nous parlions du son, nous avons fait mention d’items annonciateurs, ce que nous avons ici. La première fois que nous voyons Rusty James et Steve ensemble, les deux marchent le long d’une descente dont la rampe est assez haute. Coppola filme la scène de manière à ce que, avec un jeu de profondeur de champ, cette rampe leur "coupe" le cou, annonçant une mort prochaine. Le seul autre moment où l’on voit Steve et Rusty James seuls est justement lorsque les deux "meurent", lorsqu’ils changent. En sortant du bistro-billard - pour la première fois Motorcycle Boy n’est pas là - ils s’aventurent tous les deux dans une ruelle sombre et se font attaquer (Rusty James expérimentera une aventure hors du corps – entre la vie et la mort). À partir de ce moment, Rusty James ne se battra plus et discutera plutôt de ses problèmes (voir la scène avec Nicolas Cage après que Rusty James apprend qu’il est le nouveau petit ami de Patty) et Steve deviendra beaucoup plus sûr de lui et un peu plus arrogant (il envoie même paître Motorcycle Boy, chose que personne n’oserait faire!).

Un soft-formalisme [2]

Ce film est en fait très formaliste, comme le démontre cette analyse. Ici, c’est la forme qui domine et c’est la forme qui contrôle… presque aussi fortement que dans un type de cinéma expérimental. Mais la domination et le contrôle suggèrent la présence d’un sujet inférieur à contrôler et à dominer. Il ne s’agit pas de l’histoire sous toutes ses formes, en fait pas vraiment de la narration elle-même, mais de tout cet aspect intellectuel et moral qui s’en dégage. La scène de montage décrite plus haut démontre bien l’intellectualité que peint la forme. Quelle est la leçon donnée dans ce film si ce n’est celle d’une prise de conscience et d’un surpassement de soi menant à des buts et idéaux supérieurs à ceux que l’on s’était fixé (en plus d’une critique de société juvénile violente) ? Rusty James atteindra finalement l’océan, chose que son frère n’a jamais atteinte : une liberté complète. Et que font tous ces plans et sons annonciateurs sinon de renforcer l’idée de l’emprise du temps sur le monde, poussant ainsi les gens à se surpasser dans leur vie ? Donc, le formalisme est présent, certes, mais celui-ci n’existe pas vraiment seul, il a besoin d’un fond et d’une base sur lesquels s’exprimer.

Créons une forme qui raconte. Le style, la structure et le côté sonore du film sont étroitement liés pour ne raconter qu’une seule histoire, celle d’un jeune devant se réveiller et faire face à la vérité avant de sombrer, comme son frère, dans un cercle vicieux, un cul-de-sac, mais aussi pour créer un temps particulier et unique au film… démontrer que le temps (la forme sous tous ses angles) possède et contrôle lui-même Rusty James, l’histoire et le film.

 

Philippe Chabot

 

1. Voyez ici toutes les méthodes de montage selon Eisentein (métrique, rythmique, tonal, harmonique et intellectuel).

Cette dernière méthode de montage est beaucoup plus complexe (dans son explication) que les autres. C’est pour cette raison que j’ai décidé ici de développer quelque peu sur le sujet pour aider le lecteur, et non que ceci agisse comme une continuité analytique au texte. Pour plus de spécifications sur ces méthodes de montage, voir le texte d’Eisenstein à cet effet.

Le montage intellectuel. « […] la catégorie d’un ordre encore plus élevé […] »[3], dans lequel les éléments présents ne se calculent plus, ne donnent plus seulement le ton mais amènent, dans leur combinaison réfléchie, une intellectualisation de l’harmonie présente. L’action présente dans chaque plan devient alors très importante ainsi que l’objet - l’entité quelconque - qui produit cette action. Ce n’est pas tant ce que l’objet ou l’action démontre dans la vie réelle mais plutôt comment ils sont utilisés en concomitance. Et le tout est construit de manière à ce que la lecture que l'on peut en tirer se concentre à un thème (avec ses quelques minces branches…) et non à une symbolisation multiple sur des angles différents.

2. CARROLL, Noël. "Formalism and Critical Evaluation" dans The Reasons of Art. University of Ottawa Press, 1985.

3. EISENSTEIN, Sergei. Méthodes de Montage. 1929.